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« La Guerre des bulles », de Kao Yi-Feng : quand les enfants prennent le pouvoir

par Brigitte Duzan, 22 octobre 2017

 

« Roman d’initiation collectif », « violente satire sociale », « interrogation sur les rapports de pouvoir et la volonté de puissance », « dystopie poétique », c’est en ces termes qu’est présenté « La Guerre des bulles » sur la quatrième de couverture de la première traduction en français de ce roman de l’écrivain taïwanais Kao Yi-Feng (高翊峰)

 

« La Guerre des bulles » (《泡沫戰爭》) est paru en 2014 à Taïwan. Le roman commence par une petite phrase en exergue qui résume l’esprit du récit :

 

Sauf à mourir durant l’enfance, aucun choix ne se présente à nous que celui de grandir. Lentement. Et, petit à petit, de devenir adultes. Des adultes incapables de résoudre les problèmes…

 

Un jour, donc, dans un faubourg pauvre d’une ville lambda,

 

La guerre des bulles (traduction française)

et dans la chaleur d’un été caniculaire, un groupe d’enfants guidés par ce principe décide de virer les adultes et de prendre le pouvoir pour résoudre les problèmes les plus urgents qui les concernent : ceux nés d’une sécheresse qui les prive d’eau depuis longtemps, faute d’eau courante. Ils veulent affirmer en même temps leur désir de modeler leur destin autrement que selon la ligne qui leur est immuablement fixée par la société et la famille, en se constituant en micro-société se voulant autonome.

 

Un putsch d’enfants pour un monde meilleur

 

Les chiens sauvages comme des monstres d’un bestiaire mythique sur la couverture

de l’édition originale taïwanaise

 

On pense bien sûr tout de suite à William Golding et son « Lord of the Flies » (sorti en France en 1956 sous le titre « Sa Majesté des mouches), sauf que, dans le cas du roman de Kao Yi-Feng, ce n’est pas poussés par la nécessité, après un accident qui les a laissés seuls sur une île déserte, que les enfants entreprennent de recréer une organisation sociale, mais mus par leur seule volonté de gérer eux-mêmes leur quotidien : ils se démarquent donc – ou tentent de se démarquer – des structures existantes.

 

C’est un coup d’Etat, qui revêt même des aspects de coup d’Etat militaire, un putsch mené par un « général » et sa clique de gamins instaurés en Etat-major. Ils éliminent le délégué en chef du Comité de gestion municipale, bouclent le faubourg et se rendent maîtres des lieux. Commence alors la phase deux de l’opération : organiser le patelin pour, surtout, résoudre le problème du manque d’eau chronique, en amenant l’eau courante.

 

Mais, dès l’abord, le récit se place dans une approche totalement différente de celle de William Golding : l’action des enfants se veut rationnelle, mais leur mentalité et leurs réactions sontcelle d’enfants nourris de contes et récits fantastiques : leur monde est ouvert sur l’imaginaire et l’irrationnel, avec une ambivalence constante entre la nécessité et la volonté de gérer le quotidien au mieux et l’intrusion du fantastique dans cet univers.

 

Irruption du fantastique mais retour à la normale

 

Le fantastique apparaît dès les premières pages : le général putschiste élimine l’adulte chef du Comité de gestion du faubourg, mais le fait avec un fusil à air comprimé qui est en fait un jouet d’enfant. Il « tue » le délégué en chef comme les enfants se tuent en jouant à la guerre, mais avec une invention supplémentaire qui forme l’un des thèmes principaux du récit et une clé de son déroulement : le corps de l’homme est mort, étendu à terre, mais son spectre, lui, est debout et bien vivant.

 

Le monde du faubourg tel qu’il se reconfigure peu à peu sous l’administration du petit régiment d’enfants est ainsi peuplé d’adultes fantomatiques qui survivent dans une sorte de limbe parallèle au monde des enfants, et qui peuvent leur rendre des services au besoin.

 

Mais, sous la pression de la sécheresse et des problèmes d’alimentation qu’elle engendre, le faubourg est de plus en plus menacé par des hordes de chiens sauvages qui attaquent les enfants et tentent de venir boire à la fontaine de la place publique. C’est l’une des inventions les plus intéressantes du roman, car elle fait remonter des peurs séculaires et ancestrales qui ancrent le récit dans la tradition tout en la recréant totalement sur un mode dystopique de quasi-science-fiction. Car les chiens eux aussi ne meurent que physiquement, mais survivent comme spectres, tout aussi menaçants, surtout quand ils se transforment, finalement, en « chiens-démons ».

 

Dès lors, les enfants doivent faire « l’apprentissage de la peur », et c’est peut-être là ce qui conditionne leur passage à l’âge adulte. Car la révolte des enfants n’a qu’un temps, et se termine aussi pacifiquement qu’elle a commencé. Il n’est pas question de bain de sang, juste de retour à l’âge doré de l’enfance, où les gamins peuvent tranquillement recommencer à « jouer à la guerre » en laissant aux adultes les travaux fastidieux de gestion du faubourg. Celui-ci, cependant, aura gagné dans l’intervalle la bataille de l’eau courante, non grâce aux enfants, mais parce que le dossier aura fini par être réglé par la municipalité.Retour à l’ordre banalement normal des choses.

 

Beaux portraits et récit captivant malgré quelques longueurs

 

Le récit est l’occasion de très beaux portraits d’enfants, dans ce faubourg pauvre, en marge d’une ville qui reste très lointaine, inconnue, comme mythique, voire inexistante. On sait juste que, là-bas, il y a l’eau courante, et que c’est de là que viennent les camions citernes qui viennent parfois apporter un peu d’eau aux familles démunies dans les pires périodes de sécheresse.

 

C’est un faubourg en marge de la civilisation, celle que semble symboliser l’eau courante, et c’est cette situation de pauvreté et de marginalité qui offre un lieu idéal pour la naissance d’une utopie. Mais celle-ci se transforme vite en dystopie sous la pression de l’imagination, bien plus que des circonstances.

 

Les personnages sont forcément marginaux eux aussi, comme le vieillard aux chiens ou la sorcière du four à pains. Mais ce sont les enfants dont les portraits sont les plus frappants et contribuent à donner sa force au roman : ils sont réels, vivants et bien campés.

 

Le général en chef est fils de plombier, comme les empereurs fondateurs de dynastie, dans la Chine ancienne, étaient autrefois fils de paysans sans terre, et chaque enfant est un cas social en soi. Mais ils constituent aussi des figures emblématiques rappelant d’autres figures littéraires, y compris le petit frère du général, qui est un orphelin, adopté, dont on ne sait trop d’où il vient, le métis comme figure imposée dans le monde taïwanais d’aujourd’hui, ou la jeune étudiante brillante, seul élément féminin du petit régiment, qui rappelle les personnages intrépides de nüxia d’autrefois… 

 

Il est vrai que Kao Yi-Feng s’est parfois laissé entraîner par sa faconde et la prolixité de sa plume, en particulier dans la description minutieuse du détournement de l’eau par les enfants au milieu du livre. Mais, ce qui prime, au final, et reste gavé dans la mémoire, ce sont les descriptions des hordes de chiens menaçant l’ordre humain du faubourg, et, finalement, l’image du « faubourg inversé », de l’autre côté du miroir de l’eau de la fontaine, où restent les chiens démons et les enfants qu’ils ont emportés, sans que jamais les deux faubourgs puissent être réunifiés… on n’en finit pas de songer à tous les murs et pays coupés en deux dans le monde que suggère cette image.

 

« La Guerre des bulles » résonne encore longtemps après que le livre a été refermé.

 

 

La Guerre des bulles, traduit du chinois (Taïwan) par Gwennaël Gaffric,

Mirobole éditions, collection « Horizons pourpres », octobre 2017, 352 p.

 

Extrait de la traduction (les vingt premières pages) http://www.harmoniamundilivre.com/revue_nouveautes/17_10_mro_guerre_bulles_extrait_RN.pdf

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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