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Jacques Dars s’est éteint, la sinologie est en deuil

par Brigitte Duzan, 8 janvier 2011

 

Avec la disparition de Jacques Dars, décédé le 28 décembre dernier dans sa ville natale

d’Annecy, ce n’est pas seulement la sinologie qui est en deuil, mais tous les amoureux du roman chinois qu’il a contribué à faire connaître sous des aspects jusque là inédits. Les hommages qui se sont multipliés depuis que son décès a été révélé, le 4 janvier, montrent bien la profonde admiration, voire la vénération, qu’il suscitait, parmi ses amis et proches autant que parmi ses lecteurs.

 

Eminent sinologue, docteur ès Lettres,

 

Une de ses rares photos

(émission Apostrophes, 9 mars 1979)

chercheur au CNRS spécialiste de la Chine ancienne, directeur de la collection "Connaissance de l'Orient" chez Gallimard, il était aussi un érudit, polyglotte et voyageur, nouveau relais d’un esprit des Lumières qui n’en finit pas de renaître de ses cendres.

 

Traducteur inventif et sans égal des grands textes de la littérature classique chinoise, il nous a notamment donné une version magistrale du grand roman  « Au bord de l'eau » (水浒传Shuǐhǔ Zhuàn), initialement publiée en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, avant de l’être en collection de poche Folio, mettant ainsi à la portée d’un public non initié un texte ardu qui lui aura coûté près de dix ans de recherche, mais qui devient sous sa plume un miracle de fluidité et de légèreté.

 

S’il était un traducteur aussi génial, c’est en grande partie parce qu’il était en parfaite symbiose avec les auteurs anciens et leurs textes. Personne ne l’a mieux exprimé que son ami et « frère juré », André Velter :

 

« Quelle œuvre … que la sienne ! Celle d’un chasseur de trésors, celle d’un alchimiste qui aura révélé les grands textes de la littérature chinoise classique en en faisant de fabuleux textes de langue française… Les écrits qu’il choisit, tous imprévus, malicieux, souvent délicatement subversifs, participent pleinement de sa quête personnelle ; jusqu’aux ‘Carnets secrets de Li Yu’ où il est impossible de décider qui, du vieux Chinois du XVII° siècle ou de Jacques Dars, découvre la voie exaltante et aventureuse vers le bonheur… »

 

André Velter n’a cessé de souligner par ailleurs une autre facette du caractère de son ami, son côté hors normes, qui le rendait à même, justement, d’entrer « en résonance » avec les lettrés taoïstes qu’il

aimait tant, cette résonance intime qui est, selon la grande tradition chinoise, la voie de la connaissance parfaite :

 

« Jacques Dars, à l’instar des vagabonds qu’il affectionnait, surtout quand ils prenaient silhouette de clochards célestes, était un anticonformiste né. Consacrant une thèse de doctorat à « La Marine chinoise du X° siècle au XIV° siècle », thèse décisive, méticuleuse, impeccablement documentée et qui balayait l’idée reçue de Chinois confucéens allergiques à

l’espace maritime, il prenait soin de placer en épigraphe une citation d’Alfred Jarry : "Je suis

d’autant mieux persuadé de l’excellence de mes calculs et de son insubmersibilité que, selon mon habitude invariable, nous ne naviguerons point sur l’eau, mais sur la terre ferme…" Tout Jacques Dars était là, dans cette mitoyenneté voulue de l’exploit intellectuel et de la dérision bienfaisante. Accomplir son œuvre certes, mais ne se glorifier de rien. »

 

On l’imagine bien parmi les Sept Sages de la Forêt de Bambou (竹林七贤)

 

Et à tous ceux et celles qui pourraient s’étonner de lire un hommage à un spécialiste de littérature chinoise classique sur un site de littérature chinoise moderne (1), je répondrai que celle-ci ne se peut bien comprendre qu’étayée par une bonne connaissance des romans classiques. Le xiaoshuo

n’est pas une invention moderne ab nihilo : il est né sous les Han, on en trouve une première référence dans le Hanshu (汉书), au premier siècle, et tout le reste n’est qu’une longue maturation.

 

On ne saurait donc remercier suffisamment Jacques Dars

d’avoir mis à notre portée des textes fondateurs, comme ces « Histoires en mouchant la chandelle » (《剪灯话》) qui nous viennent des Ming, adaptations et élaborations sophistiquées des anciens chuanqi (传奇) qui forment le substrat de nos xiaoshuo modernes.

 

En mouchant la chandelle,

nouvelles chinoises des Ming

 

 

Œuvres de Jacques Dars à lire :

 

Etudes :

- La marine chinoise du Xe au XIVe siècle, Economica, 1992

- Comment lire un roman chinois, anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction, avec Chan Hingho,  Philippe Picquier, 2001 *

- L'unique trait de pinceau, avec Fabienne Verdier et Cyrille Javary, Albin Michel, 2001

 

* Voir, sur le site de Pierre Kaser, son Préambule à la traduction des commentaires internes du Rouputuan (ou Chair, tapis de prière) de Li Yu, qu’il a traduits du chinois et présentés, et figurent p. 179-185 du livre.

http://homepage.mac.com/kaserpierre/Perso/CLRC.htm

 

Traductions :

- Au bord de l'eau, de Shi Nai'an, traduit, présenté et annoté par J. Dars, préface d'Étiemble, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (2 vol.), 1ere édition 1978. Sorti depuis lors en collection de poche Folio.

 

Comment lire un roman chinois

- En mouchant la chandelle : nouvelles chinoises des Ming, traduction de Jacques Dars revue par Tchang Foujouei, Gallimard, « L’imaginaire », 1986. Œuvres de deux lettrés : Qu You 瞿佑 et Li Zhen 李禎 :

« …un choix de nouvelles du début des Ming (XIVe-XVe siècles) [qui] connurent en Chine un si fort succès qu'on les mit à l'index afin qu'elles ne distraient pas les jeunes lettrés de la sacro-sainte étude des Classiques confucéens ! » (introduction)

- Contes de la Montagne sereine, traduction, introduction et notes par J. Dars, Gallimard, Connaissance de l'Orient, 1987

- Aux portes de l'enfer, récits fantastiques de la Chine ancienne, trad. du chinois par J. Dars, Nulle Part, 1984, réédité en  Picquier Poche, 1997.

- Passe-temps d'un été à Luanyang, traduit du chinois, présenté et annoté par J. Dars, Gallimard, 1998 et Des nouvelles de l'au-delà, textes choisis, traduits du chinois et annotés par J. Dars, Gallimard, 2005, tous deux de Ji Yun (紀昀).

- Au gré d'humeurs oisives : les carnets secrets de Li Yu, un art du bonheur en Chine,  de Li Yu, présenté et traduit par J. Dars, Philippe Picquier, 2003.

- Le pavillon des Parfums-Réunis, et autres nouvelles chinoises des Ming, de Qu You,  traduit du chinois par Jacques Dars et revu par Tchang Foujouei (张馥蕊), Gallimard (collection Folio 2€), 2007

 

A voir :

Le 179ème numéro d’Apostrophes

Jacques Dars était l’invité de Bernard Pivot, le 9 mars 1979, pour une discussion sur le thème du roman historique populaire.

www.ina.fr/fictions-et-animations/fictions-historiques/video/CPB79057440/le-roman-historique-francais-et-chinois.fr.html

 

(1) Comme me l’a suggéré Michèle Zedde, de la librairie Le Phénix, qui a été la première à m’apprendre le décès de Jacques Dars.

 

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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