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« Le puits » (《神木》)
et « Blind Shaft » (《盲井》)
La nouvelle de Liu
Qingbang et le film de Li Yang
par Brigitte Duzan, 15 février 2011
« Le puits » (《神木》)
(1)
est une nouvelle ‘de taille moyenne’ de
Liu Qingbang (刘庆邦) qui a été adaptée
au cinéma par Li Yang (李杨) :
ours d’argent au festival de Berlin en février 2003, lotus d’or
au festival du cinéma asiatique de Deauville au printemps
suivant, « Blind Shaft »
(《盲井》),
a été encensé
par la critique occidentale, et interdit en Chine où il n’a pas
suscité le même enthousiasme.
La nouvelle, en
revanche, a été couronnée en 2002 de l’un des prix littéraires
les plus prestigieux de Chine, le prix Lao She (第二届老舍文学奖).
On peut donc s’interroger, entre autres, sur les raisons de
telles divergences de jugement et de traitement.
I. La nouvelle de
Liu Qingbang
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Liu Qingbang (刘庆邦) |
« Le puits »
(《神木》)
relate en
quinze chapitres, et dans un style très réaliste, les
agissements de deux comparses qui sillonnent les zones minières
du nord de la Chine à la recherche de pauvres hères dont ils ont
fait une source de revenus faciles : ils les entraînent dans des
petites mines loin de tout, les font passer pour des parents
proches, les tuent au fond d’un puits en faisant croire à un
accident, et vont ensuite réclamer au propriétaire de la mine
l’argent dû aux familles des victimes…
Une histoire
sombre… mais qui reste humaine
Le récit est structuré
en deux parties équilibrées : une première affaire, terminée
avec succès, s’achève sur le départ des deux hommes qui vont
passer chez eux les fêtes du Nouvel An ; il se donnent
rendez-vous vingt jours plus tard pour reprendre leur
« collaboration » : ils se lancent alors dans une seconde
affaire qui, elle, se termine mal.
Un récit sobre et
froid
La nouvelle débute dans
une gare :
冬天。离旧历新年还有一个多月。天上落着零星小雪。在一个小型火车站,唐朝阳和宋金明正物色他们的下一个点子。
Un
jour d’hiver. Dans un peu plus d’un mois ce sera le Nouvel An
selon le calendrier lunaire. De minuscules flocons de neige
tombent çà et là. Dans une petite gare, Tang Zhaoyang et Song
Jinming sont à l’affût de leur prochaine cible.
En
quarante sept caractères sont ainsi présentés le cadre et les
deux personnages au centre de la nouvelle, ainsi que le thème
principal du récit qui est ensuite expliqué de façon tout aussi
sobre et factuelle :
点子是他们的行话,指的是合适的活人。他们一旦把点子物色好了,就把点子带到地处偏远的小煤窑办掉,然后以点子亲人的名义,拿人命和窑主换钱。
‘Cible’ est un terme de leur jargon, désignant un individu
vivant idoine. Une fois qu’ils en ont repéré une, ils
l’entraînent dans une mine de charbon éloignée, la rebaptisent
comme si c’était un parent proche, et la font passer de vie à
trépas pour troquer cette vie contre de l’argent auprès du
propriétaire de la mine.
La nouvelle 《神木》 |
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Tout est
dit, en cent huit caractères ; Liu Qingbang s’est inspiré d’un
fait divers, et il écrit comme s’il en relatait un, dans un
style caractéristique qui lui est propre : pas une phrase, un
caractère, une virgule de trop (不放过每一句话、每一个字、每一个标点).
Le terme de
点子
diǎnzi
à lui seul reflète parfaitement l’importance de l’enjeu et la
psychologie des deux personnages : il désigne un point sur une
cible, une goutte d’eau, infime dans l’univers, mais aussi une
idée, souvent critique dans un argument. Leur cible, c’est tout
cela à la fois : on peut la liquider sans que sa disparition
cause de problème, mais elle est cruciale comme source de
revenus.
Le
système bien huilé des deux hommes en vient à gripper lorsqu’ils
choisissent pour cible un jeune garçon de dix sept ans. Un reste
de sentiment humain émerge alors chez l’un des deux hommes, et,
dans sa seconde partie, tout en
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gardant
la sobriété du début, le récit prend un ton différent.
Un
fond d’humanité d’où affleure l’espoir
La deuxième partie du
récit est précédée d’un chapitre transitoire (le chapitre 7) qui
décrit Song Jinming de retour dans sa famille pour les fêtes du
Nouvel An lunaire : un villageois pauvre, père de deux enfants
dont il faut payer les études, et qui n’a commencé à commettre
ces meurtres lucratifs qu’après avoir été témoin d’un cas
semblable et entraîné par Tang Zhaoyang. Le personnage n’est
donc pas un monstre : juste un pauvre hère poussé par la
pauvreté et le sentiment d’un monde à deux vitesses où quelques
uns s’enrichissent sur le dos de la multitude des autres …
La suite de la nouvelle
le montre, justement, partagé entre son engagement envers son
acolyte et
l’émergence de sentiments humains où se mêlent
superstition teintée de bouddhisme, morale traditionnelle et
compassion paternelle.
Le déclic intervient à
la vue d’une photo du père du jeune garçon, rebaptisé Wang Feng
(王风) :
il ressemble comme une goutte d’eau à la cible qu’ils viennent
de tuer, et il se trouve que c’est justement son fils ! Les
croyances bouddhistes à la métempsychose, doublées des
superstitions populaires plutôt taoïstes, font immédiatement
surgir les peurs ancestrales des esprits venant venger les
morts.
Le fond de croyances
mythiques qui fait partie de la culture spécifique des mineurs
et que
Liu Qingbang connaît de
première main pour avoir été mineur lui-même, est illustré par
un passage poétique où, Wang Feng ayant trouvé un fossile de
charbon où se dessine nettement la forme d’une feuille, un vieux
mineur lui explique que c’est « l’âme du charbon » (chapitre
12) :
“这你就不懂了吧,煤当然有魂。以前这地方不把煤叫煤,…叫神木..
从前,这里的人并不知道挖煤烧煤。有一年发大水,把煤从河床里冲出来了。人们看到黑家伙身上有木头的纹路,一敲当当响,却不是木头,像石头。人们把黑家伙捞上来,也没当回事,随便扔在院子里,或者搭在厕所的墙头上了。毒太阳一晒,黑家伙冒烟了,这是怎么回事,难道黑家伙能当木头烧锅吗?有人把黑家伙敲了下一块,扔进灶膛里去了。你猜怎么着,黑家伙烘烘地着起来了,浑身通红,冒出来的火头蓝荧荧的,真是神了。大家突然明白了,这是大树老得变成神了,变成神木了。”
« tu ne peux pas le comprendre, mais le charbon a bien sûr une âme.
Autrefois, ici, le charbon, on ne l’appelait pas charbon, … mais
« esprit du bois ». Jadis, les gens d’ici ne savaient pas
que l’on pouvait exploiter le charbon et le faire brûler. Or,
une année, il y eut des inondations qui ont fait remonter du
charbon du lit de la rivière. En examinant cette chose noire,
les gens y virent des veines comme celles du bois, mais, en
frappant dessus, il s’aperçurent que ce n’en était pas, et que
cela ressemblait plutôt à de la pierre. Alors, l’ayant repêchée,
sans y accorder plus d’importance, ils la jetèrent dans un coin
ou en rajoutèrent sur le mur des latrines. Sous le soleil de
plomb, la chose noire s’étant mise à fumer, ils se demandèrent
comment c’était possible et si elle ne pouvait pas servir, comme
le bois, à chauffer les fours ? Certains en cassèrent des
morceaux et les y jetèrent. Tu devines ce qui se passa : le
charbon commença à brûler et devint d’un rouge incandescent,
tout en laissant échapper des flammes d’un bleu étincelant : de
véritables esprits. Alors tout le monde comprit soudain qu’il
s’agissait d’un grand arbre qui, en vieillissant, s’était
transformé en esprit : l’esprit du bois. »
Comme
Liu Qingbang n’a
cessé de le montrer dans son œuvre et de le répéter dans ses
interviews, la mine est un univers étroitement lié au monde
paysan, dont il garde les croyances et mentalités
traditionnelles. C’est un monde plein d’humanité, exacerbée par
la proximité latente de la mort.
Dans le cas de Song
Jingming, se rajoute à ce fond de croyances un sentiment
paternel plus ou moins frustré qui se reporte sur le jeune Wang
Feng et suscite en lui un réflexe de protection entraînant son
geste final.
Quant à Wang Feng, il
avoue à la fin toute la vérité au propriétaire de la mine, et
repart vers un avenir incertain avec quelques sous en poche pour
tout viatique. Il reste naïf et pur jusqu’au bout.
« Le puits »
(《神木》)
se présente
ainsi comme une nouvelle complexe, d’une indéniable qualité
stylistique, qui ne noircit pas à plaisir le tableau : si les
deux comparses jouent leur sinistre comédie,
c’est parce que la
pauvreté les y pousse, et que, paysans sans formation
spécifique, il n’ont que leur force physique à vendre pour
survivre ; mais leur cynisme couvre des sentiments humains
complexes, nés d’un fond culturel ancien, et capables de
resurgir à la première circonstance favorable.
Ce n’est une œuvre ni
désespérée ni dénonciatrice, elle traduit la compassion d’un
auteur envers ses frères de la mine, et un hommage aux quelque
six ou sept mille d’entre eux qui meurent tous les ans dans des
accidents. C’est sans doute cela, outre les qualités de
l’écriture, qui ont valu sa notoriété à
Liu Qingbang, et le prix
Lao She qui a été décerné à sa nouvelle.
Texte chinois à lire :
http://www.6674.cn/bbs/thread-473-1-1.html
A
écouter :
http://www.tudou.com/playlist/id/7195181/
II. Le film de Li
Yang
Bien que reprenant les
grandes lignes de la nouvelle de
Liu Qingbang, « Blind
Shaft » (《盲井》)
a été réalisé
dans un esprit totalement différent.
Film critique et
dénonciateur
Regard d’un cinéaste
chinois après dix ans d’exil
Né en 1959
à Xi’an, le réalisateur, Li Yang (李杨),
a passé ses jeunes années à Pékin et commencé sa carrière comme
acteur, comme ses parents. Après avoir étudié de 1985 à 1987 à
l’Institut de radiodiffusion de Pékin, il est parti en 1988
continuer ses études en Allemagne, où il est resté après les
événements de 1989.
Il a d’abord étudié la
littérature allemande à Berlin, puis, de 1990 à 1992, la théorie
de l’art dramatique à l’université de Munich, avant d’entrer à
l’Académie des arts de la communication de Cologne, dont il a
été diplômé en 1995. « Blind Shaft », sorti en 2003, est son
premier film de fiction ; il n’avait jusque là réalisé que des
documentaires.
Le film reflète ainsi
le regard d’un Chinois à son retour en
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Li Yang (李杨) |
Chine, en 2000, après
un exil de plus de dix ans en Europe. Il voulait faire un film
qui ne soit plus un documentaire, mais qui reflète la réalité de
la société chinoise. Or, ce qui l’avait le plus frappé à son
retour était d’une part l’étendue de la corruption et
d’autre part la course effrénée à l’argent, doublée de la perte
des valeurs morales traditionnelles.
Un ami lui recommanda
alors la nouvelle de
Liu Qingbang, et il y trouva ce qu’il
cherchait : la base d’un scénario qui, finalement, transforma
l’esprit de la nouvelle en optant pour une ligne beaucoup plus
dure, dénonçant les conditions de travail dans les mines et la
détérioration du sens moral chez les mineurs.
Un style proche du
documentaire
Li Yang a expliqué que le scénario a été élaboré peu à peu : ce
n’est qu’au bout de la sixième version, après quatre mois de
révisions, d’enquêtes sur le terrain et d’entretiens avec des
mineurs, qu’il a été adopté dans sa forme définitive, voulant
traduire la réalité de la mine de la manière la plus directe et
sans compromis.
Affiche du film |
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Pour accentuer son propos, il a choisi, pour le tournage, une
optique de « cinéma vérité », en adoptant un style proche du
documentaire qu’il connaissait bien : tourné caméra à
l’épaule,
dans des petites mines privées à la frontière du Hebei et du
Shanxi, avec de longues séquences au fond des puits, dans des
conditions très dangereuses. L’équipe du tournage a même été
témoin d’un accident qui faillit leur coûter la vie, non en
conséquence directe de l’éboulement, mais parce que le
propriétaire, et les mineurs, voulurent ensuite faire
disparaître le petit groupe, considérant qu’il leur portait
malheur…
Ceci correspond tout à fait à ce que Liu Qingbang raconte des
mentalités de mineurs, mais que Li Yang, lui, a occulté. Ce
détail est révélateur de l’esprit dans lequel le film a été
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conçu : il est parti de la situation et des personnages de la
nouvelle, mais en les modifiant de telle sorte que l’esprit en
est occulté, et le message final totalement transformé.
Un film qui a
profondément modifié l’esprit de la nouvelle
Li Yang a déclaré que
Liu Qingbang l’avait laissé libre d’effectuer sur sa nouvelle
toutes les transformations qu’il souhaitait, et qu’il avait
voulu éviter d’une adaptation trop fidèle car cela donne souvent
de mauvais résultats. L’écrivain a cependant ensuite exprimé son
désaccord avec ce que le réalisateur avait fait de son récit, et
tout particulièrement de la fin.
Modification du
récit privilégiant le suspense
Au lieu de commencer
dans la gare, et expliquer d’abord les ressorts du système
imaginé par Tang Zhaoyang et Song
Jinming pour faire disparaître leurs cibles et empocher les
compensations dues aux familles, Li Yang a opté pour un début
plus dramatique : le chapitre 4 de la nouvelle, quand les
deux comparses suppriment leur première proie au fond de la
mine. Comme les raisons et les circonstances du meurtre n’ont
pas été expliquées au préalable, cela ménage un élément de
suspense qui sera repris et amplifié |
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Photo du film |
quand arrivera la seconde proie, le jeune rebaptisé Wang Feng.
Le geste apparaît ainsi
comme un crime crapuleux, sans que le caractère ou les
antécédents des deux meurtriers soient approfondis. Par la
suite, l’aspect humain du caractère de
Song Jinming est atténué, ainsi que
sa compassion vis-à-vis du jeune garçon. Le dénouement final
n’apparaît plus que comme le résultat d’un désaccord croissant
entre les deux hommes, exacerbé par la tension née des
conditions au fond du puits. Cela rappelle « Le trésor de la
Sierra Madre ».
Une fin illogique
Photo du film |
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La plus grosse critique
que l’on peut opposer au film concerne la fin : Li Yang a
conservé le caractère naïf et pur du jeune Wang Feng. Il est
donc difficile d’imaginer qu’il puisse brusquement se
transformer en un personnage aussi cupide et pervers que Tang
Zhaoyang, Song Jinming lui-même ayant montré les limites de son
désir d’enrichissement facile, et s’étant montré prêt au
sacrifice pour sauver le jeune garçon.
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Dans le film, Wang Feng
accepte les 30 000 yuans de compensation, après avoir menti sur
son identité et occulté ce qui s’est passé dans le puits. La
nouvelle est plus logique : incapable de mentir, terrorisé, il
raconte la vérité et repart avec quelques sous en poche pour
revenir dans sa famille, car, s’il ne revenait pas là, dit Liu
Qingbang, où pourrait-il bien aller ?
Li Yang a affirmé qu’il
avait voulu laisser une fin ouverte et pleine d’espoir, le jeune
Wang Feng apparaissant ainsi comme le seul à sortir gagnant de
cette histoire. Mais on peut se demander si sa prétendue
victoire n’est pas justement du genre de celles dénoncées par le
réalisateur dans le reste du film.
Un film violemment
dénonciateur
Ce qu’on a peut-être le
plus reproché au
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Photo du film |
film, en Chine, c’est
d’avoir mis dans le même sac les mineurs et les propriétaires de
mines, en les faisant tous apparaître comme dévoyés et
corrompus, sorte d’image extrêmement noire de la société
chinoise.
Liu Qingbang apportait
une note humaine à la peinture des caractères de Song Jinming et
Wang Feng, et celle-ci disparaît dans le film, qui accentue au
contraire la corruption et le dévoiement des mentalités, comme
si les deux personnages principaux de l’histoire pouvaient
symboliser les mineurs dans leur ensemble, et que la gangrène ne
pouvait que gagner, in fine, même les jeunes comme Wang Feng.
Wang Baoqiang et Wang Shuangbao |
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C’est sans doute l’une
des raisons qui a valu son interdiction au film. C’est aussi cet
aspect violemment dénonciateur qui a enthousiasmé les critiques
festivaliers lorsque le film a été présenté à Berlin et
Deauville, outre le fait qu’il est superbement bien joué : Wang
Baoqiang (王保强),
en particulier, l’acteur qui interprète Wang Feng et faisait
alors ses début au cinéma, est depuis lors devenu l’un des
acteurs chinois les plus populaires aujourd’hui (2).
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Il n’en reste pas moins
que le film suivant de Li Yang, « Blind
Mountain » (《盲山》)
n’a fait qu’accentuer la tendance de « Blind Shaft ». Le
meilleur critique de cinéma chinois de l’heure, Derek Elley, le
définissait ainsi à sa sortie, en 2007 : « Low on drama and
originality, and high on déjà vu… has a deadening lack of
dramatic development and a plethora of thinly drawn
characters. »
Autant de points qui
étaient déjà en filigrane dans « Blind Shaft » et que les
qualités intrinsèques – essentiellement stylistiques et
techniques - du film ne parviennent pas à faire oublier.
Le film :
www.tt1890.com/jgbk/13618.htm
(1) Je conserve le
titre tel qu’il a été traduit en français en référence au titre
du film, mais le titre chinois signifie en fait « l’esprit du
bois », voir explication ci-après.
(2) Sur Wang Baoqiang, voir :
www.chinesemovies.com.fr/acteurs_Wang_Baoqiang.htm
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