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En marge des attaques contre Fang Fang : réflexion sur le nationalisme chinois

Par Brigitte Duzan, 12 octobre 2020

 

Le Parti communiste bénéficie officiellement d’un soutien massif de la population, même si ce soutien est obtenu en partie grâce à un contrôle massif de l’information et à l’impossibilité de toute liberté d’expression, et en partie grâce à des mesures populaires comme la lutte contre l’enrichissement abusif de certains hauts fonctionnaires.

 

L’un des moyens de rassembler l’opinion publique derrière la bannière du Parti est, depuis toujours, l’exaltation du sentiment nationaliste. Mais le nationalisme n’est pas uniforme ; il prend des aspects différents, recouvrant des attentes différentes, selon un large éventail de formes et de nuances allant du libéralisme au conservatisme et variant avec l’âge, le statut social et la profession.

 

Les conflits nés de ces différences font l’objet de débats en interne et n’affleurent que rarement au grand jour, selon le principe avancé par le « jeune collégien » qui avait envoyé une lettre à « sa tante Fang Fang » : on ne lave pas son linge sale en famille. C’est pourtant de la lutte entre ces différentes factions que va dépendre le climat des années à venir.

 

Le nationalisme dans la Chine moderne

 

Un article récent de Chang Che, publié le 2 octobre 2020 dans le China Channel de la Los Angeles Review of Books [1], distingue quatre types de nationalisme en Chine aujourd’hui :

 

1.  Le nationalisme libéral, caractérisé par un engagement en faveur de la démocratie libérale et les droits de l’homme.

 

Né pendant la période républicaine (1912-1949), il est fondé sur des principes et idéaux universels développés en Occident qui ont culminé en Chine pendant le mouvement du 4 mai (1919). À ce courant se rattachent des grands intellectuels et hommes politiques de l’époque comme Sun Yat-sen, Hu Shi ou Lu Xun, dont le but était de fonder un Etat moderne en exploitant des idées occidentales.

 

Ces idées ont été reprises par les intellectuels nés un demi-siècle plus tard, dans les années 1960 et 1970, qui ont grandi pendant la période de réforme et d’ouverture. Mais ces patriotes inspirés par l’Occident ont été réduits au silence, voire expulsés de Chine continentale, après 1989.

 

2.  Le nationalisme conservateur a prospéré sur les cendres du précédent à partir du début des années 1990.

 

Il est représenté par la génération des réformistes post-maoïstes comme Deng Xiaoping (邓小平), Hu Jintao (胡锦涛) et Jiang Zemin (江泽民). Leur idéologie était certainement moins souple et moins ouverte, mais leur approche était essentiellement pragmatique, afin d’éviter de susciter l’hostilité sur le plan international tout en projetant une image pacifique. Il s’agissait, comme préconisé par Deng Xiaoping, de « traverser le gué en tâtant chaque pierre » (摸着石头过河), et de « maintenir un profil bas » (tāoguāng yǎnghuì 韬光养晦) [2].

 

Ce sont eux qui ont négocié l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce et établi le statu quo dans les rapports avec Taiwan. En même temps, la croissance rapide de l’économie créait des inégalités et une corruption rampante. La brutale répression du mouvement estudiantin en 1989 les a obligés, pour redorer leur blason, à recourir à des mesures visant à élever la conscience nationaliste de la population. C’est ainsi qu’en 1990 a été lancée une campagne d’éducation patriotique ouvrant la période post-Tian’anmen.

 

Cette campagne a culminé en 1996 avec la publication du bestseller « China Can Say No » (中国可以说不).  Il  appelait le gouvernement chinois à affronter les Etats-Unis tout en critiquant le Japon pour avoir abandonné le camp asiatique en privilégiant la relation américaine. C’est la marque de la montée du nationalisme anti-américain et anti-japonais dans la population chinoise. Mais le gouvernement a alors condamné le livre et l’a interdit.

 

Le nationalisme a connu une nouvelle poussée à la faveur des Jeux olympiques de Pékin, en 2008. « China Can Say No » a été suivi en mars 2009 d’un autre livre reprenant un discours agressif et suscitant une controverse tout aussi vive [3] : « Unhappy China » (Zhōngguó bù gāoxìng 《中国不高兴》). On est passé du désir de se faire une place dans le concert des nations à la frustration de ne pas avoir la place de premier plan jugée justifiée par

 

China can say no

le poids économique du pays, frustration menant à une attitude combattive visant à « conduire les affaires une épée à la main » (持剑经商). Il n’est plus question de « soft power ».

 

Unhappy China

 

 Le problème est que les auteurs de ces thèses ne représentent ni la « droite » ni la « gauche ». En fait, comme l’a avancé le critique Jing Kaixuan (景凯旋) dans un article du Southern Metropolis Daily du 31 mars 2009 intitulé « "Unhappy China", c’est un show » (《中国不高兴》就是一场秀) [4], ces nationalistes de la deuxième génération sont les avatars modernes des tenants du réalisme, mais aussi les descendants de l’ « Ecole des stratèges » (纵横家) de la période des Royaumes combattants : ces politiciens passaient leur temps en manœuvres et discussions, mais sans avoir de position ni de tactique claire. C’est en ce sens, dit Jing Kaixuan, qu’on peut les rapprocher des auteurs de « Unhappy China », qui n’ont aucune logique et se livrent aux fantasmes de leur imagination.

 

Pendant plus d’une vingtaine d’années, ce nationalisme a créé sa propre fiction autour du rôle central du Parti

comme libérateur de la nation, libération, surtout, de siècles d’humiliations.

 

3.  Le nationalisme populiste actuel est le résultat de cette tendance. Il est le propre de la génération née dans les années 1990 qui a grandi dans une Chine en pleine croissance.

 

Ce sont les enfants xénophobes du web censuré et d’années de propagande. On leur doit les réactions au vitriol contre les critiques occidentales à l’encontre de la gestion par le gouvernement chinois de l’épidémie de covid, mais ce courant nationaliste ne date pas de 2020 : on en a vu les prémices dans la controverse qui, en 2005, a enflammé les esprits contre des manuels d’histoire japonais révisés de manière tendancieuse, en déclenchant un regain de tension autour d’îles revendiquées par les deux pays. Arrivant au pouvoir, Hu Jintao lui-même a été obligé de prendre une attitude belliqueuse pour satisfaire les forces conservatrices dans l’opinion.

 

En mars 2005, afin, dit-il, de répondre aux demandes des délégués du Congrès national du peuple, il a fait passer une loi autorisant l’armée à intervenir si Taiwan allait trop loin dans la voie de l’indépendance. De la même manière, cette même année, le gouvernement chinois a prétendu être allé dans le sens de l’émotion populaire quand le Japon a manqué de reconnaître les atrocités commises pendant la guerre.

 

La tension a encore connu une escalade en 2009, puis en 2010 avec l’incident des îles Diaoyu (钓鱼岛), revendiquées par la Chine et le Japon (et Taiwan), qui a causé un sursaut nationaliste antijaponais dans toute la Chine [5]. Mais, si le sentiment antijaponais est réel au sein de la population, il est aussi manipulé par le régime qui se sert des sentiments nationalistes de la population chaque fois qu’il s’agit de pallier un défaut de légitimité ou de venir à bout d’un mouvement de colère populaire.

 

Aujourd’hui, dans le contexte de l’épidémie de covid, on a vu se dresser contre Fang Fang (方方) un groupe de nationalistes agressifs qui ont repris des thèmes revanchistes datant de pratiques anciennes de l’ère maoïste.

 

4.       Le nationalisme revanchiste aujourd’hui.

 

En 1992, Deng Xiaoping avait mis en garde contre la montée d’un nationalisme violemment opposé au capitalisme et qui menaçait les acquis de sa politique de réforme. C’est bien ce qu’a souligné Fang Fang dans sa réponse à la « lettre de l’étudiant » en rappelant que la Chine ne serait pas où elle est sans cette ouverture au lendemain de la Révolution culturelle. Or, déçus par les résultats du marché libre, les néo-maoïstes cultivent la nostalgie des rêves grandioses de Mao. Unis contre l’Occident, tous ces nouveaux nationalistes opèrent un retour au symbolisme en politique en occupant le terrain idéologique dans la poursuite du « Rêve chinois » (中国梦) promu par le président Xi Jinping à partir de 2013. Or la composante majeure du Rêve chinois, outre la prospérité, c’est la gloire nationale.

 

Jusqu’ici, la grande force du président Xi a été de savoir manœuvrer ces poussées nationalistes en s’en servant tout en les contrôlant, leur dernier avatar étant les jeunes loups guerriers (zhànláng 战狼) d’une diplomatie du même nom utilisée par le ministère des Affaires étrangères. L’amour de la mère patrie se mêle à l’hostilité ouverte à l’étranger, ce qui n’est pas sans rappeler de lointains précédents historiques.

 

Un nationalisme aux lointaines origines

 

Le nationalisme, en fait, a une longue histoire en Chine, et on peut en déceler les prémices dans la défiance, voire l’hostilité envers les peuples non Han, les « barbares » voisins qui ont sans cesse constitué un danger, et surtout ceux du nord qui se sont constitué des royaumes, voire des empires, pendant la période de division du nord et du sud à partir du 4e siècle. De 304 à 439, le nord du territoire « chinois » était partagé entre les « Seize royaumes des Cinq barbares » (wǔhú shíliùguó 五胡十六国), c’est-à-dire les Xiongnu (匈奴), les Xianbei (鲜卑), les Jie (), les Di () et les Qiang (), désignés collectivement par le terme (), les barbares [6].

 

Les barbares et leur conversion

 

Or ces « barbares » étaient bouddhistes. Aussi, à partir du 5e siècle, certains Chinois commencèrent-ils à considérer avec inquiétude la popularité croissante de cette religion qui constituait à leur yeux un défi à leur civilisation. C’est alors que, pour donner un fondement à cette résistance, se développa tout un argumentaire fondé sur des critères d’ordre ethnique pour justifier un mode différencié d’enseignement, donnant lieu à un débat animé sur « la conversion des barbares » (huàhú 化胡) : une théorie posant le taoïsme comme doctrine supérieure, du domaine exclusif des Han, où l’on peut voir une première ébauche de nationalisme chinois [7].

 

En effet, selon une légende, après avoir expliqué le « Livre de la voie et de la vertu » ou Daodejing (《道德经》) au gardien Yin Xi (尹喜) de la passe de l’ouest et le lui avoir laissé, Laozi serait parti en Inde où il serait devenu le maître du Bouddha, voire Bouddha lui-même. Dans cette optique, le taoïsme était donc l’enseignement de base, et le bouddhisme une voie secondaire, adaptée aux mentalités barbares.

 

L’un des premiers ouvrages à traiter de la question est « Le Livre des explications internes des trois ciels » (《三天内解经》), écrit par un ressortissant de la dynastie des Song du sud, ou Liu Song (/刘宋), peu après la fondation de cette dynastie, en 420.

 

Fondé sur des principes taoïstes, l’ouvrage définit une sorte de cosmographie tripartite [8] : le zhongguo au centre, caractérisé par une énergie supérieure yang, les terres occidentales hu (Asie centrale et méridionale) dotées d’une énergie dégradée de type yin, les régions au sud (Chu-Yue) occupant une zone intermédiaire assez floue. À chacun de ces trois « ciels » correspondait un enseignement adapté : le taoïsme pour le premier, le bouddhisme pour le second, et une variante du taoïsme, « la voie du contrat pur » (清约大道), pour le troisième. Le taoïsme était ainsi érigé en doctrine proprement chinoise, et opposé au bouddhisme convenant aux barbares.

 

L’argument a par la suite été développé, aboutissant au « Traité sur les Yi et les Xia » (Yí Xià lùn 論》) écrit vers 467 (toujours sous la dynastie des Liu Song) par le maître taoïste Gu Huan (顾欢) [9]. Ici, c’est un monde binaire qui est défini, avec une distinction très nette entre les barbares yi (ou róng ), auxquels s’adressait le bouddhisme, et le peuple sinitique des xià, seul apte à recevoir l’« enseignement de la voie » (道教), recouvrant des traditions dépassant le taoïsme stricto sensu pour englober à la fois Laozi et Confucius.

 

Taoïsme contre bouddhisme

 

 « Le livre de la conversion des Barbares Hu » (Huahu jing 《化胡经》), dont une première ébauche a été écrite vers le début du 4e siècle, est devenu sous les Tang, au 7e-8e siècle, un texte fondamental, en dix « tomes » (juan), incorporant toutes sortes d’autres légendes reflétant un fond religieux bien plus complexe. La polémique devint telle que des Bouddhistes attaquèrent cette doctrine et portèrent le débat jusqu’à la cour. Au cours des siècles, les empereurs favorables au bouddhisme condamnèrent le texte et ordonnèrent sa destruction. La dernière eut lieu au 13e siècle et fut si totale que le texte faillit bien disparaître. Heureusement, on en retrouva des fragments dans les manuscrits de Dunhuang au début du 20e siècle, en même temps que des extraits et citations d’autres textes taoïstes reprenant les thèses huahu.

 

Bien sûr, la dispute n’était pas aussi tranchée, car elle recoupait aussi divers courants taoïstes, les attaques taoïstes n’étant pas seulement dirigées contre les Bouddhistes. Les textes huahu étaient en fait liés à la voie dite des Maîtres célestes (天师道) [10], et les critiques visaient aussi à lutter contre les groupes taoïstes qui avaient intégré des pratiques bouddhistes dans leurs idées et leurs rituels.

 

Mais une tendance au nationalisme apparaît pendant la période de division menant à la dynastie de Tang, dans l’évolution même du terme de désignant les « barbares ». Pendant la dynastie des Zhou, le terme désignait des nomades des steppes d’Asie centrale, excellents cavaliers et archers ; il fut utilisé dans les traductions de textes bouddhistes, avant de prendre le sens d’étranger, avec connotation péjorative à partir du 4e siècle, mais surtout dans le sud où le bouddhisme, en se diffusant, rencontrait plus d’opposition.

 

En fait, le bouddhisme en vint à être perçu comme la cause et le symptôme de l’éclatement de l’empire chinois, et une menace pour le tissu socio-politique et les fondements culturels authentiquement chinois. D’où le discours taoïste utopiste de la Voie de la Grande Paix (太平道) [11] visant à la fin du chaos et au retour à l’unité, contre un bouddhisme barbare, avec des connotations nationalistes très nettes.

 

Le Livre de la Voie de la Paix ou Taipingjing 《太平经》

Finalement, la défiance envers l’étranger comme menace visant l’intégrité de la nation est toujours là, sous une forme ou une autre, mais surtout quand il est lié à une religion étrangère. 

 


 


[2] Ancienne expression que l’on trouve déjà dans l’Ancien Livre des Tang (《旧唐书》).

Voir : les Annales dynastiques.

[5] Voir le film de Du Haibin (杜海滨) « Un jeune patriote » (《少年*小趙》) :

http://www.chinesemovies.com.fr/films_Du_Haibin_Young_Patriot.htm

[6] Voir le Rappel historique de la période de division, des Trois Royaumes à la dynastie des Sui dans :

http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Annales_Les_24_histoires.htm

[7] C’est en particulier la thèse de Gil Raz, ou Li Fu (李福). Voir : « Conversion of the Barbarians’ [Huahu 化胡] Discourse as Proto Han Nationalism », The Medieval History Journal, oct. 2014/17, pp. 255-294

[8] Selon le terme d’Andrew Chittick dans le chapitre 9 « The Sinitic Repertoire », in The Jiankang Empire in Chinese and World History, Oxford University Press 2020.

[10] Mouvement fondé en l’an 142 par Zhang Daoling (张道陵) sur la foi d’une apparition de Laozi lui ayant commandé de purifier le monde.

[11] Mouvement fondé au 2e siècle qui, par les révoltes qu’il provoqua, accéléra la chute de la dynastie des Han et qui exercera une influence non négligeable sur l’évolution ultérieure du taoïsme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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