La forteresse assiégée : petite
histoire d’un « proverbe »
par Brigitte
Duzan, 23 novembre 2024
Au chapitre 3
de son roman « La
Forteresse assiégée » (Wéichéng《围城》),
Qian Zhongshu (钱钟书)
met
un proverbe
dans la bouche de l’une des héroïnes de son histoire, Su Wenwan
(苏文纨):
婚姻是一座围城,城外的人想进去,城里的人想出来
« Le mariage
est comme une forteresse assiégée : ceux qui sont au dehors
veulent y entrer, ceux qui sont au dedans veulent en sortir »
Proverbe
arabe
Devenu
célèbre, le dicton a fait couler d’autant plus d’encre que, cité
comme étant « proverbe français » dans le roman, il était
inconnu en France (et aujourd’hui est souvent considéré comme un
« proverbe
chinois »).
Qian Zhongshu dit l’avoir lu dans un ouvrage d’un certain
Pierre-Marie Quitard (1792-1882), « Etudes historiques,
littéraires et morales sur les proverbes français et le langage
proverbial, contenant l'explication et l'origine d'un grand
nombre de proverbes remarquables oubliés dans tous les
recueils » publié à Paris en 1860. Ouvrage qu’il a
vraisemblablement trouvé à la Bibliothèque municipale de Lyon,
l’ouvrage figure toujours à son catalogue.
La dénommée Su Wenwan est d’ailleurs présentée au début du roman
comme ayant un doctorat en littérature de l’université de Lyon.
L’ouvrage est
numérisé sur Gallica
et
comporte effectivement le dicton page 102 après quelques autres
citations humoristiques sur le mariage :
«On
lit dans une comédie de Dufresny
: ‘Le
pays du mariage a cela de particulier que les étrangers ont
envie de l’habiter, et que les habitants naturels voudraient en
être exilés ’. Cette
phrase piquante a été composée d’après un proverbe arabe que
voici : LE
MARIAGE EST COMME UNE FORTERESSE ASSIÉGÉE ; CEUX QUI SONT DEHORS
VEULENT Y ENTRER, ET CEUX QUI SONT DEDANS VEULENT EN SORTIR
»
[en majuscules dans le texte].
Qian Zhongshu
a repris mot pour mot le « proverbe » cité par Quitard. Mais,
alors que celui-ci précisait bien qu’il s’agissait d’un
« proverbe arabe », Qian Zhongshu en a fait un proverbe
français, témoin la présentation de son roman faite dans une
revue trimestrielle dont il était alors rédacteur en chef :
Philobiblon.A Quarterly Review of Chinese Publications (Shulin
jikan (《书林季刊》),
revue fondée en mai 1946 à Nankin, avec une version en anglais.
Dans le numéro de septembre 1947, « La Forteresse assiégée » est
présenté comme un roman sur l’élite intellectuelle chinoise
pendant la guerre, et le titre comme un « proverbe français ».
Mais, s’il est
arabe, comme ce dicton est-il arrivé en France au point d’être
naturalisé français ? Ce serait par le biais d’Alexandre Dumas
(père) !
Source :
Alexandre Dumas
On remarquera
dès l’abord que le bateau sur lequel sont réunis les principaux
personnages au début du roman s’appelle le Vicomte de Bragelonne
(troisième volet des Trois Mousquetaires). Serait-ce un indice
laissé là par Qian Zhongshu ? Il est peu probable que ce soit là
une allusion codée à la source de son titre, mais on ne peut
totalement éliminer la possibilité qu’il s’agisse d’une clé de
lecture pour son roman.
En effet, des
chercheurs chinois ont épluché les écrits de Qian Zhongshu à la
recherche de références à Alexandre Dumas et en ont trouvé en
particulier dans ses « Notes du pavillon Rong’an » (《容安馆札记》),–
des notes et réflexions sur ses lectures, en trois volumes. À
l’époque de l’auteur, ces notes ont circulé sous forme de
photocopies du manuscrit, elles étaient donc difficiles à lire.
Elles n’ont été éditées qu’en 2003, mais elles ont été étudiées
bien avant,
Notes
du Pavillon Rong’an, édition 2003 et manuscrit
Les notes sont
numérotées, dans l’ordre chronologique d’écriture, et trois au
moins comportent des citations d’Alexandre Dumas : l’une (647)
dans le contexte d’extraits de métaphores ; l’autre (758),
rapportant des textes sur l’amour, citant une conversation de
Dumas avec la femme qu’il aimait alors, et la dernière (768)
citant une phrase tirée de la préface du recueil de nouvelles
fantastiques « Les Mille et un fantômes » publié par Dumas en
1849.
Ceci montre que Qian Zhongshu connaissait bien l’œuvre
d’Alexandre Dumas.
Or, Dumas a
cité le proverbe deux fois : dans ses « Impressions de voyage »,
« Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis » en quatre volumes
publiés entre 1849 et 1851, et dans sa comédie « Romulus »
publiée en 1854. On le trouve dans « Romulus »,
à la scène 1 :
alors que Célestus ne sait que répondre à sa sœur qui lui
demande pourquoi il ne s’est pas marié alors qu’il la pousse à
le faire, l’ami de Célestus, Wolf, lui avance ce qu’il juge être
l’argument massue dont il a besoin pour répondre à sa sœur :
« le mariage est comme une forteresse assiégée, ceux qui sont
dehors veulent y entrer… mais ceux qui sont dedans veulent en
sortir. »
Plus
précisément, l’origine du proverbe se trouve dans « Le Véloce ou
Tanger, Alger et Tunis », ouvrage qui se trouve numérisé
sur Gallica .
Il s’agit du voyage effectué d'octobre 1846 au début du mois de
janvier 1847 par Alexandre Dumas accompagné de son fils,
Alexandre, de son collaborateur Auguste Maquet et de plusieurs
de ses amis. En parcourant l’ouvrage, on se dit d’ailleurs que,
si Qian Zhongshu l’a réellement lu, il a dû s’en amuser et y
trouver son compte car c’est très drôle, et d’un humour assez
proche du sien.
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On trouve
effectivement le proverbe in extenso page 379, dans le chapitre
intitulé « Le Marabout de Fathallah » où Dumas et ses amis se
sont arrêtés pour passer la nuit avant d’aller visiter les
ruines de Carthage. Cela nous vaut, à la manière typique de
Dumas, un développement sur les marabouts, à commencer par
l’étymologie du terme. Il explique que les marabouts – ceux « de
chair » comme il dit pour les opposer à ceux « de pierre » -
sont des saints héréditaires que l’on vient consulter en cas de
besoin ; leur médication consiste en amulettes qui sont en
général des versets du Coran ou quelque maxime sur parchemin que
l’on peut porter au cou comme des colliers ou au bras comme des
bracelets. Leur janissaire était allé jusqu’à se faire tatouer
son amulette sur le bras… et c’était, étrangement, le fameux
proverbe ! Et Dumas de s’enquérir auprès de l’homme s’il était
marié. Mais non, « l’amulette l’avait protégé, il était resté
célibataire ».
Il est donc
probable que c’est là que Pierre-Marie Quitard a découvert le
proverbe, que l’on retrouve ensuite dans un certain nombre
d’ouvrages similaires, en France et dans le monde anglo-saxon,
mais déjà dans l’édition de 1868 (la cinquième) du dictionnaire
de citations publié par John Bartlett : « Bartlett’s Familiar
Quotations », un classique impérissable dont l’édition initiale
date de 1855 (et réédité encore en 2022) et dont Qian Zhonshu a
noté dans ses « Notes du pavillon Rong’an » qu’il avait compulsé
la 11e édition, en 1937.
Le
Bartlett’s, édition 1937
On trouve par ailleurs une citation du « Véloce » de Dumas dans
un ouvrage d’Alphonse Certeux (membre de la société historique
algérienne, 1834-1904) et E.-Henry Carnoy, professeur au lycée
Louis-le-Grand : « Contributions
au folklore des Arabes. L'Algérie traditionnelle. Légendes,
contes, chansons, musique, mœurs, coutumes, fêtes, croyances,
superstitions, etc » (Maisonneuve et
Leclerc, 1884,
numérisé sur Gallica).
Au livre VI,
« Croyances et Superstitions », chapitre 3 « Les Amulettes »,
les deux auteurs rapportent les propos de Dumas (p. 167) :
« Un homme
indécis ayant consulté le marabout Si Ali bou Rhama pour savoir
s’il devait se marier, celui-ci lui remit un aphorisme dont
voici la traduction : "Le mariage est comme une forteresse
assiégées, ceux qui sont dehors veulent y entrer, ceux qui sont
dedans veulent en sortir."
L’indigène qui
nous a montré cette amulette était resté célibataire. »
Forteresse assiégée et cage d’oiseau
Dans le
chapitre 3 de « La Forteresse assiégée », après la digression
sur les philosophes malmenés par leurs femmes, dont Socrate et
Aristote,
la métaphore de la forteresse (en français dans le texte) se
trouve en outre associée à celle de la cage d’oiseau : Chu
Shenming (褚慎明)
prétend l’avoir entendue de la bouche de « Bertie »,
c’est-à-dire Bertrand Russell, qui la lui aurait citée comme un
vieux dicton anglais, en illustration de ses propres mariages et
divorces :
“关于Bertie结婚离婚的事,我也和他谈过。他引一句英国古话,说结婚仿佛金漆的鸟笼,笼子外面的鸟想住进去,笼内的鸟想飞出来;所以结而离,离而结,没有了局。”
« Pour ce qui
est des mariages et divorces de Bertie, nous en avons discuté,
lui et moi. Il m’a cité un dicton anglais : le mariage est comme
une cage dorée, les oiseaux qui sont à l’extérieur veulent y
entrer, ceux qui sont dedans veulent en sortir ; c’est pourquoi
on se marie puis on divorce, on divorce puis on se remarie,
c’est sans fin. »
La métaphore
de la cage d’oiseau est plus courante que celle de la forteresse
assiégée ; elle se trouve entre autres dans l’une des deux
tragédies les plus célèbres de John Webster, contemporain de
Shakespeare, « The White Devil », représentée en 1612 (acte
1, scène 2) –
le dénommé Flaminio met en garde son maître :
'Tis just like a summer bird-cage in a garden: the birds that
are without despair to get in, and the birds that are within
despair and are in a consumption for fear they shall never get
out...
C’est
exactement comme une cage d’oiseau dans un jardin en été : les
oiseaux qui sont à l’extérieur désespèrent de pouvoir y entrer,
mais ceux qui sont à l’intérieur sont consumés de désespoir de
peur de ne jamais pouvoir en sortir…
On trouve déjà
cette métaphore dans le 3ème volume des « Essais » de
Montaigne, au chapitre 5 où Montaigne défend une noble
conception du mariage, dont « on voit peu de bons » si bien
que :
« Il en
advient ce qui se veoid aux cages : les oiseaux qui en sont
dehors desesperent d’y entrer, et d’un pareil soing en sortir
ceulx qui sont au-dedans…. »
(p. 321-322 de
la Nouvelle édition (1828)
numérisée par Gallica)
On trouve
d’ailleurs le roman de Qian Zhongshi avec une cage d’oiseau
illustrant la couverture :
Le proverbe de
la forteresse assiégée n’était donc pas inconnu. Selon ses
dires, cependant, Qian Zhongshu l’a repris (en ajoutant la
métaphore courante de la cage d’oiseau) dans l’ouvrage de
Quitard qui l’a lui-même trouvée dans l’œuvre d’Alexandre Dumas,
mais sans citer sa source.
Le plus
étonnant, pour la petite histoire, c’est que Qian Zhongshu n’a
pas été le premier en Chine à utiliser ce dicton.
Avant
Qian Zhongshu
Au début de
l’article cité en référence (note 4), son auteur Guo Shuai (郭帅)
explique être tombé par hasard sur une lettre de 1936
mentionnant le proverbe de la forteresse assiégée. C’est alors
qu’il faisait des recherches, pendant l’hiver 2019, sur un
industriel de Chongqing du nom de Lu Zuofu (卢作孚).
Incidemment, il s’agit d’un fils de paysan né à la fin des Qing,
en 1893, qui s’est illustré comme patriote, éducateur et
pionnier en Chine de l’industrie du transport maritime et
fluvial, et de reconstruction rurale. Il est aujourd’hui loué et
donné en exemple pour son esprit d’entreprise, son amour de la
patrie et son ardeur à sauver le pays, pendant la guerre et
après.
Ce que ne dit
pas
l’hagiographie
officielle
qui en fait un
héros national mais s’arrête au début des années 1950, c’est que
Lu Zuofu a été l’une des victimes du mouvement contre les
entrepreneurs privés « capitalistes » lancé en janvier 1952. Ce
qui est encore moins dit, c’est que, accusé d’avoir tenté de
corrompre un représentant du Parti, le 8 février 1952, Lu Zuofu
a avalé une dose létale de somnifère en laissant une lettre à sa
femme lui disant de donner tous ses biens à l’Etat – ce qui
serait arrivé de toute façon.
Quoi qu’il en
soit, Lu Zuofu est aujourd’hui érigé en modèle de volonté de se
battre pour le renouveau de la nation chinoise et il y a un hall
d’exposition à sa mémoire à Chongqing, dans le Musée de Beibei (北碚博物館),
le district où se trouvait le siège social de son groupe.
Et c’est là
que, par hasard, Guo Shuai a trouvé une lettre d’un assistant de
Lu Zuofu à Beibei, Gao Mengxian (高孟先).
En 1936, ce Gao Mengxian était rédacteur du Quotidien de la
rivière Jialing (《嘉陵江日报》)
et de la revue mensuelle Beibei (《北碚》).
Le 17 décembre, il s’est marié, avec une dénommée Zhao Xuexi (赵雪西) ;
à cette occasion, il a reçu des lettres de félicitation dont
l’une fait allusion au proverbe et que Guo Shuai a
photographiée :
曾有人这样说过:“结婚如攻城,城外的人想进去,城内的人想出来。”你俩性情相合,志趣相投,我们相信必能进城去即不想出城来。永远地携着手儿,哼着调儿,立在民族解放最〇〇(引案此处污损二字)努力抗日,努力创造,更努力争取光明!
廿五年冬,绥边战事紧急之际,为孟先好友雪西女士结婚纪念。
Quelqu’un a
dit : « le mariage est comme une ville assiégée, ceux qui sont à
l’extérieur veulent y entrer, ceux qui sont à l’intérieur
veulent en sortir. » Vous deux avez des personnalités et des
intérêts communs, nous sommes donc convaincus qu’une fois que
vous serez entrés dans la ville, vous n’aurez pas envie d’en
sortir. Sans cesser d’aller main dans la main, en fredonnant,
aux premières lignes du front de libération nationale, portez
tous vos efforts sur la guerre de résistance contre le Japon, la
création et la lutte pour conquérir la lumière !
Écrit en
l’hiver de la 25e année [de la République : 1936), en
marge de la campagne de Suiyuan,
en commémoration de la cérémonie de mariage de mademoiselle
Xuexi, une très bonne amie de Mengxian.
La lettre est
signée Wang Yufeng et Qiu Zhiyun, deux amis de Gao Menxian qui
faisaient partie de la même équipe de jeunes volontaires qui
travaillaient à Beibei avec Lu Zuofu et qui se sont engagés
activement dans la guerre ; l’image de la ville assiégée est
particulièrement significative dans le contexte. Mais ni l’un ni
l’autre n’était allé étudier à l’étranger et aucun des deux ne
connaissait de langue étrangère. Ils ont donc sans doute entendu
ou lu cette expression quelque part : elle devait circuler en
Chine, peut-être à la faveur de la guerre… En tout cas, on ne
sait pas à qui se référait le « quelqu’un » (有人)
du début de leur lettre… Plutôt que « quelqu’un a dit », on
traduira plutôt « on a dit », en laissant l’énigme planer sur
leur source.
D’après un article initialement publié dans la revue
« Historical Studies of Modern Literature » (xin
wenxue shiliao《新文学史料》) :
谁把“围城”带来中国?(Qui
a introduit la "forteresse assiégée" en Chine ?). Mais
qui comporte quelques erreurs, en particulier sur les
sources du proverbe dans les textes d’Alexandre Dumas.
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