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Quelques réflexions sur la traduction littéraire

De la théorie à la pratique

 par Brigitte Duzan, 6 novembre 2017

 

Traduire est une activité empirique qui ne peut éviter la théorie et nécessite une réflexion, tout particulièrement dans le cas de la traduction littéraire.

 

Quelques idées, et quelques questions

 

Partons de quelques idées qui fondent la pensée du traduire selon Henri Meschonnic [1], et qui permettent de poser quelques questions de base sur la traduction et sa pratique.

 

1. L’Europe est née de la traduction (« La langue de l’Europe, c’est la traduction » a dit Umberto Eco). La traduction reste aujourd’hui fondamentale comme moyen de contact entre cultures, à un moment où l’intensification des relations internationales entraîne des effets qui, au-delà des aspects commerciaux et politiques, posent la question de la définition de l’identité.

 

Nous sommes à un moment de l’histoire où l’universalisation est en train de se fragmenter, faisant place à la reconnaissance de l’altérité, de l’autre dans sa différence, qui passe par la pluralisation des rapports interculturels.

 

2. En même temps, l’histoire du traduire est celle d’une

 

tendance croissante à la valorisation du texte, à l’opposé des origines, en Europe, où la traduction a d’abord été celle des grands textes sacrés, la forme extrême du sacré étant l’impossibilité de traduire : le texte est à rendre, religieusement, mot pour mot.  

 

3. Cette effort de valorisation du texte littéraire entraîne des conséquences quant à la pratique courante de la traduction. Mais celle-ci vise à rechercher la fidélité au texte par l’effacement du traducteur devant le texte. Ce qui implique un objectif de transparence, visant à faire oublier qu’il s’agit d’une traduction, par l’illusion du naturel.

 

Concept de fidélité aujourd’hui remis en cause, et nécessitant d’être redéfini, pour mieux servir le texte.

  

De la transparence à l’altérité, de la langue à la littérature

 

1.       Altérité contre universel

  

a/ La notion de fidélité au texte ne peut plus se concevoir en termes d’équivalence de langue à langue, mais doit se poser de texte à texte, en visant à faire ressortir la différence, et non à la camoufler. L’idéal est l’altérité et la pluralité, perçues en termes linguistiques, culturels et historiques.

 

« Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n’est pas de faire passer, mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans l’autre langue. Charon aussi est un passeur. Mais il passe des morts. Qui ont perdu la mémoire. » (Meschonnic, Poétique du traduire, p. 17).

 

b/ On rejoint icil’idée phare de Barbara Cassin : il faut « compliquer l’universel », contre la « pathologie de l’universel » être plutôt barbare, et « inquiéter le lecteur » [2]. La traduction doit faire sentir la force, l’intelligence de la différence des langues, le « plus d’une langue » de Derrida (définissant sa méthode en philosophie) devenant condition fondamentale de l’homme contre le logos grec universalisant qui exclut le barbare.

 

c/ D’où s’ensuit sa thèse « des intraduisibles comme méthode » : définis dans le domaine – toujours – du religieux, mais aussi de la psychanalyse, les intraduisibles selon Cassin tiennent, dans la traduction littéraire au quotidien, non tant du passage d’une langue à une autre, que d’une culture à une autre. La « méthode » consiste à laisser tout passage problématique dans un entre-deux favorisant le déploiement du sens, l’intraduisible étant alors « du domaine de la note en bas de page ».  

 

Notes en bas de page à ne pas s’interdire donc, tout en les limitant à un paratexte explicatif qui doit rester concis : aide à la lecture et non gêne à la lecture.

 

 

  

2.       Acte de langage et écriture

 

a/ Plus généralement, il faut considérer la traduction comme un acte de langage à part entière. Aucune traduction ne peut ni ne doit se faire passer pour l’original, en tentant de le faire oublier. C’est ce que Meschonnic appelle « la traduction effaçante » qui perpétue le mythe de Babel et son horreur de la diversité des langues. Devenant acte de langage, la traduction est aussi écriture, donc littérature. Ecriture que Francis Ponge définissait comme « inachèvement perpétuel » [3]. Qui est bien le propre, aussi, de la traduction.

 

On ne peut traduire la poésie que si l’on est poète, a dit Estienne Dolet [4], ce qui pose la traduction en termes d’affinité. Les grandes traductions sont de la grande littérature. Si l’on cite et lit encore « Les mille et une nuits » d’Antoine Galland (1704-1717), c’est que sa traduction a gardé le charme de l’original, bien que participant des « belles infidèles » de l’époque.

 

b/ La solution n’est donc pas dans l’effacement du traducteur, idée sacro-sainte véhiculée depuis Saint-Jérôme et reprise encore par Valéry Larbaud évoquant, dans son « Invocation de Saint-Jérôme », justement, un traducteur modeste et effacé pour être plus fidèle, et participant ainsi de la beauté de l’original. Or, il ne suffit pas de la disparition du traducteur dans sa traduction pour bien traduire. Il faut recréer le texte, par une invention réciproque du texte et du traducteur comme auteur/sujet.

 

c/ La distinction traditionnelle sourciers-ciblistes est donc à dépasser : les sourciers tournés vers la langue de départ et soucieux de la forme, les ciblistes ne regardant que la langue d’arrivée en ne pensant qu’à préserver le sens. Dualité forme-sens qui n’est autre que celle entre signifiant et signifié, division du signe. Or le sens ne vient jamais seul. L’unité fondamentale est celle du discours, et de l’ordre du continu. Donc du rythme en tant qu’organisation du continu. 

 

 

  

3.       Cohérence interne contre sans faute

 

 

D’où l’on revient à la question de la fidélité dans la traduction littéraire, qui n’est plus dès lors définie par confrontation de terme à terme, comme on peut le faire dans une traduction technique, mais en considérant la cohérence interne du texte dans son ensemble. La traduction littéraire doit viser la littérature, non la langue. C’est à partir du moment où la traduction dépasse la transparence anonyme que l’on a des traductions réussies, qui sont belles plutôt que bonnes.

 

Une traduction sans faute peut être médiocre, mais on parle « du » Poe de Baudelaire ou de Mallarmé. Une traduction réussie a la qualité, voire le génie de l’œuvre originale, comme celle d’« Au bord de l’eau » par Jacque Dars. C’est aussi une question d’identification à l’œuvre. Contrairement à l’adage qui veut que les traductions doivent être refaites tous les cinquante ans, ces traductions-là ne se refont pas.

 

Au-delà, ou plutôt en-deçà de la théorie qui pose l’idéal à atteindre et les écueils à éviter, il reste à voir comment procéder dans la pratique pour tenter de dépasser le mot à mot, voire le phrase à phrase balbutiant. C’est là, dans le cas spécifique de la traduction de textes littéraires chinois, que vient nous aider l’essai de Jean-François Billeter : « La traduction vue de près » [5].

  

Les cinq étapes selon Billeter

 

Ce qu’il pose d’abord, c’est que la traduction ne vient pas après la compréhension du texte, elle est un moyen de le comprendre, « de progresser méthodiquement dans sa compréhension ». C’est ce qu’il montre dans les exemples de traductions de poèmes donnés dans les deux autres essais du même recueil.

 

Généralisant à partir de son expérience des textes chinois anciens, il propose un parcours de traduction en cinq

 

étapes [6], que l’on peut ramener à quatre en couplant les deux dernières :

 

1.       Tenter de comprendre phrase par phrase

 

Phase préparatoire qui permet de cerner les difficultés de compréhension, en laissant les options ouvertes.

Il s’agit ici de se poser des questions, de s’arrêter sur ce qu’on ne comprend pas et de le noter.

 

2.       Imaginer ce qui est dit dans chaque phrase

 

Sans chercher tout de suite à « bien traduire ».

Comprendre est affaire d’imagination (Wittgenstein : nous comprenons quand se fait en nous une synthèse d’éléments à l’origine sans rapport entre eux).

 

3.       Dire ce que l’on voit, de la façon la plus juste et la plus naturelle

 

Pour bien traduire, dit Billeter, il faut d’abord voir la chose, pour l’exprimer à nouveau. L’imagination prend alors un tour concret. Il ne s’agit pas de traduire, mais d’écrire (au sens de Meschonnic). Avec un double corollaire :

-  à ce stade intervient, en une sorte d’osmose avec l’auteur, l’appréciation de l’usage qu’il a fait de sa langue – en l’occurrence le chinois – et des contraintes qu’elle imposait. Contraintes lexicales ou grammaticales auxquelles il a dû se plier et dont on peut s’affranchir en français.

- devant exprimant la pensée de son auteur, le traducteur doit se concentrer sur la forme, et les moyens d’expression à sa disposition pour rendre le texte (et non le mot).

 

4.       Retravailler le texte en le reformulant au besoin

 

Et en s’assurant que la traduction produit le même effet que l’original.

 

Il s’agit ici de revoir l’enchaînement des phrases, veiller au rythme, alléger le style en éliminant les mots superflus, et chercher le ton juste (en particulier dans les dialogues). Il est aussi utile de veiller à l’euphonie, car il reste toujours un « écho de la langue » même dans une lecture silencieuse, et ce qui heurte l’oreille gêne la lecture. Cette étape équivaut à l’interprétation en musique.

 

Finalement, comment juger d’une telle interprétation ?  Par l’effet qu’elle produit sur nous : par sa beauté, nous dit Billeter. Beauté qu’il explique par une note de Simone Weil sur la poésie : « Le poème est beau quand on ne souhaite pas qu’il soit autre. »

 

Billeter conclut par une citation des « Notes on Translation » d’Arthur Waley, qui reprend ce que dit Meschonnic sur l’effacement du traducteur : répondant à un ami qui avait dit du traducteur qu’il devait s’effacer derrière les textes, et que ceux-ci parleraient alors d’eux-mêmes :

 

         « I have always found that it was I, not the texts that had to do the talking »

         (J’ai toujours trouvé que c’est à moi de parler, et non au texte)

 

 

 

BD 05/11/2017

 

(Ecrit pour servir d'introduction à l'atelier de traduction du 9 novembre 2017 à l'Université libre de Bruxelles)


 

[1] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, 1999.

[2] Barbara Cassin, Eloge de la traduction, Fayard, 2016.

[3] Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou L’inachèvement perpétuel, éditions Hermann 1984.

[4] La manière de bien traduire d’une langue en aultre, 1540. Bibliothèque nationale/Obsidiane, 1990.

Dolet est l’un des premiers théoriciens du traduire, qui, pour la petite histoire, a payé de sa tête un défaut de traduction : écrivain, poète et imprimeur, il fut torturé, étranglé et brûlé avec ses livres sur la place Maubert à Paris, en 1546, pour avoir laissé entendre, aux oreilles de l’époque, qu’il niait l’immortalité de l’âme en traduisant la phrase de Platon « [après la mort] tu ne seras plus », par « tu ne seras plus rien du tout »).

[5] Troisième et dernier des Trois essais sur la traduction, Allia, 2015.

[6] Qui rappellent les cinq règles proposées par Dolet dans son traité cité ci-dessus : 1. Primat du texte : comprendre le sens ; 2. Parfaite connaissance des deux langues (contre la traduction indirecte, courante à l’époque) ; 3. Contre le mot pour mot : priorité au discours ; 4. Contre le calque : le « commun langage » ; 5. Pour l’« harmonie du langage » : soin du rythme et de la prosodie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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