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Bao Jingjing 鲍鲸鲸

Présentation

par Brigitte Duzan, 8 octobre 2012, actualisé 6 février 2014

       

Avec Bao Jingjing (鲍鲸鲸), jeune romancière qui a débuté sur internet, on ne parle même plus de génération « post-80 » (80). Elle est qualifiée de « jeune et percutante romancière post-85 »  (一位85后新锐美女作家).

       

C’est un phénomène générationnel qui touche aussi bien la littérature que le cinéma, et Bao Jingjing, écrivain et scénariste, participe des deux.

       

Etudes musicales, puis littéraires

       

Bao Jingjing (鲍鲸鲸) est née en 1987 à Pékin. Son père était militaire, sa mère était femme au foyer, comme on dit. Son vrai nom était Bao Jingjing (鲍晶晶), mais, quand elle a commencé à publier, elle a signé du nom de plume de Bao Jingjing (鲍鲸鲸), le premier caractère désignant le poisson sec et le second une baleine. C’est original et un brin loufoque, comme ce qu’elle écrit.

 

Bao Jingjing en 2011

       

Enfant, elle était, comme son père, de nature timide et introvertie, mais avec des dons artistiques, et en particulier un penchant pour la littérature. En 1998, ses parents choisissent cependant de l’inscrire au conservatoire de musique rattaché à l’Université centrale de Nationalités (中央民族大学音乐学院) ; à

l’âge de onze ans, elle commence ainsi des études de violon, qu’elle va poursuivre pendant six ans.

       

Mais, à l’âge de 15 ans, en 2002, son père lui ayant acheté un notepad, elle écrit un premier roman, au rythme de 200 000 caractères en cinq mois. Elle-même jugea que ce n’était pas assez bon pour être publié, mais c’était vraiment la littérature pour laquelle elle se sentait le plus d’affinités.

       

En 2004, elle décide donc d’arrêter ses études musicales pour faire des études universitaires. Mais elle vient de voir « Léon » de Luc Besson (1) ; enthousiasmée, elle décide de s’orienter vers le cinéma : elle entre au département littérature de l’Institut du cinéma de Pékin, option scénario télévisé. Elle prétend

n’être pratiquement jamais allée en cours, mais elle développe des goûts littéraires originaux : elle cite parmi ses auteurs préférés les deux romancières Yan Geling (严歌苓) et Lillian Lee (李碧华), et, parmi les auteurs étrangers, outre Chekhov, Haruki Murakami, David Lodge, John Owen…  

       

Les deux premières constituent un modèle pour elle : certaines de leurs œuvres ont été adaptées au cinéma et Yan Geling est en outre scénariste. C’est la voie que va prendre Bao Jingjing, mais pas tout de suite.

       

En 2008, à sa sortie de l’Institut, pour se consoler d’un déboire sentimental, elle part en effet travailler à Shanghai. Mais c’est trop loin de chez elle ; elle n’y reste qu’un mois et revient à Pékin. Cela va cependant être l’inspiration à la source de son roman « Love is Not Blind » qui la propulse soudain, en 2011, au rang des célébrités de la scène littéraire chinoise, mais aussi cinématographique…

       

Love is not blind

       

« Love is Not Blind » est une histoire en plusieurs épisodes qui a commencé, en mai 2009, comme un journal publié sur un site internet (2) et signé Da Lihua (大丽花).

       

Le roman

      

Love is Not Blind (édition originale)

 

L’auteur décrivait les efforts déployés par une jeune fille nommée Huang Xiaoxian (黄小仙) pour surmonter la peine causée par sa rupture avec son petit ami : elle le connaissait depuis sept ans, pensait avoir trouvé là le mari idéal, et

l’autre est parti avec quelqu’un d’autre, l’une de ses meilleures amies qui plus est ; or elle a vingt sept ans…

       

Situation banale, mais la suite l’est moins : pas question de se laisser abattre, il faut trouver la manière de réagir et se sortir de là, le tout décrit d’un ton vif et moqueur, dénué des jérémiades habituelles. Elle fait tout de suite touche ; elle a à peine posté la première page de son histoire qu’un lecteur lui laisse un commentaire : « voilà un guide de survie quand on s’est fait plaquer » (这是失恋后的生存指南”).

 

‘Da Lihua’ continue ainsi pendant trois mois, stimulée par les commentaires de ses lecteurs. Le roman achevé, elle le  signe Bao Jingjing et l’intitule : « 33 jours après la rupture, roman ou recherche d’un guide de survie » (《失恋33天:小说,或是求生指南》). C’est froidement réaliste, ironique et enjoué, sans une once de mélo.

         

On sent un style original dès le début. En deux lignes, Bao Jingjing décrit Xiaoxian apercevant par hasard son petit ami tenant la main de quelqu’un d’autre, une corde se brise… c’est le matin, au lieu de continuer jusqu’au bureau, elle revient en courant chez elle :

          

我紧紧咬着下嘴唇,一路跑回家,瘫tān坐在沙发上时,已累到呼吸濒临衰竭,那一刻的我无论从哪个层面看,都是在苟延残喘。我眨眨眼睛,眼角很干涩,我没有痛哭失声,但在我脑海中,房间里,各个角落, 漫山遍野,似乎都在大剂量地播放着苦情歌。 我的心一阵阵地抽搐,手指也在微微颤抖。我筋疲力尽,想要侧身靠一靠,却发现,沙发在我眼中已大到无边。全世界,都没有一个支点。

Me mordant les lèvres, je suis revenue en courant à la maison, et, épuisée, me suis effondrée, comme paralysée, sur le sofa, en cherchant mon souffle ; chaque fibre de mon être était au bord de l’inanition. Je clignai des yeux, mais ils étaient totalement secs ; pas de pleurs bruyants, mais, dans mon cerveau, de chaque coin de la pièce, absolument partout, me parvenaient une kyrielle de chants d’amour malheureux. Je ressentais des spasmes au cœur, passant par ondes successives, mes doigts tremblaient doucement. A bout de forces, je voulus m’appuyer en arrière, mais le sofa m’apparut alors comme une immensité sans borne. Je n’avais plus de point d’appui dans le monde.

                 

La description se poursuit encore quelques lignes, le temps de se remémorer un peu le passé, puis soudain, sonne le téléphone : rappel à la réalité, c’est la voix furibarde de son patron qui lui demande où diable elle est passée… Le reste est à l’avenant : pas le temps, pas question de

s’apitoyer sur son sort, la vie continue (3).

       

Au bout des 33 jours annoncés par le titre, Xiaoxian est retombée sur ses pieds, mais sans histoire

d’amour romantique avec mariage à la clef : elle glisse doucement dans une relation avec un collègue de bureau

d’une identité « mal définie », ou pas définie du tout – entendez : il est sans doute homosexuel – dont l’humour délicieusement cynique alimente le roman de réparties

d’anthologie ; c’est une relation hors normes, fondée sur une amitié profonde plutôt que sur l’amour fou, mais dépeinte comme élément de stabilité.

 


Love is Not Blind, réédition après la sortie du film (avec l’affiche en bandeau)

       

Truffé d’épisodes satiriques liés à l’activité des deux personnages qui travaillent dans une agence matrimoniale, le roman est une satire décapante de la société chinoise moderne, urbaine tout au moins, qui piétine allègrement les idées reçues et les restes de tradition, en particulier la sacro-sainte institution du mariage. Mais ce n’est pas non plus une peinture superficielle de la société ‘bling bling’ comme on en trouve beaucoup.

       

« Love is Not Blind » représente un tournant dans la littérature chinoise contemporaine, l’auteur se faisant le porte-parole d’une génération de jeunes de son âge dont les valeurs et modes de vie apparaissent totalement différents de ceux de leurs aînés, et d’une modernité sans précédent.

       

L’adaptation cinématographique

       

Teng Huatao

 

Le roman a fait le tour du net en suscitant rumeurs et commentaires. Evidemment on a glosé sur les liens entre l’histoire et son auteur, qui a fini par déclarer, comme Flaubert de madame Bovary, que « Xiaoxian, c’est moi », mais qu’elle avait utilisé son histoire personnelle pour raconter une fable. On a aussi comparé Bao Jingjing à Wang Shuo (王朔), un Wang Shuo en jupons, donc d’autant plus subversif.

       

Les droits d’adaptation du roman ont très vite été achetés par le réalisateur Teng Huatao (滕华涛) (4), et le film adapté avec Bao Jingjing comme scénariste. Le résultat a été le film éponyme  « Love is Not Blind » (《失恋33天》) qui, dès sa sortie, début novembre 2011, a été un incroyable succès, au box office mais aussi auprès de la critique (5).

       

Bao Jingjing s’est trouvée propulsée sur le devant de la scène médiatique. « Love is Not Blind » a été réédité, avec une préface pleine d’humour, signée de trois femmes de la diaspora littéraire chinoise, dont Lillian Lee (李碧华) qui termine la page par six caractères cryptiques qui résument à merveille le livre, comme le film :

         « 恋而失,胜于无。 »  L’amour, même envolé, c’est mieux que pas d’amour du tout.

      

Au total, on compte que, pour un investissement de neuf millions de yuans, soit environ un million et demi de dollars, « Love is Not Blind »  en a rapporté près de soixante millions. Le succès a été tel que le roman a également fait l’objet d’une adaptation télévisée. Quant à Bao Jingjing, elle a été la plus jeune scénariste à être primée au festival du Golden Horse, lors de sa 49ème édition : à l’âge de 25 ans.

       

2012-2013 : la suite

       

Diversification

       

Bao Jingjing avait trop de talent et d’idées pour en rester là. Elle a commencé à diversifier ce qu’elle écrit et où elle écrit. En mars 2011, elle a ainsi débuté une rubrique personnelle dans l’édition du vendredi du Nouveau journal de Pékin Xinjingbao (新京报《星期五周刊》).

       

A la fin d’une interview, réalisée par le Xinjingbao, justement, en juillet 2012 (4), elle a annoncé qu’elle était par ailleurs en train de préparer un livre à la mémoire de son grand-père maternel, décédé trois ans auparavant. Une vie tout à fait ordinaire, mais si riche, dit-elle. Elle a commencé les recherches, en commençant par de vieilles photos, des portraits…

       

En attendant, elle a poursuivi sa carrière de romancière et de scénariste, en collaboration avec Teng Huatao.

       

Scénario : « Fu Chen »

      

Bao Jingjing a d’abord écrit un autre scénario, pour une série télévisée cette fois, également réalisée par Teng Huatao : « Fu Chen » ou ‘les hauts et les bas’ (《浮), c’est-à-dire ‘les vicissitudes de la vie’. « Fu Chen » poursuit dans la veine de « « Love is Not Blind », en capitalisant sur

 

Fu Chen, le roman

                   

Cui Manli

 

son succès au cinéma, avec quasiment les mêmes acteurs. Le scénario, cependant, est adapté d’un roman d’une autre romancière : Cui Manli (崔曼莉).

       

Née à Nankin en 1988 (un an après Bao Jingjing), Cui Manli est une autre de ces jeunes romancières « post 85 » qui se sont fait connaître en publiant leurs écrits sur internet. Elle a publié « Fu Chen » sur le portail tianya  (天涯) en 2007. Ce roman fait partie d’un genre qui a connu une vogue croissante après le succès de « L’histoire de la promotion de Du Lala » (杜拉拉升职记), le bestseller de Li Ke (李可) adapté au cinéma par Xu Jinglei (徐静蕾) en 2010 : des « romans de bureau » décrivant la vie mouvementée des jeunes citadins chinois branchés qui travaillent dans les secteurs de pointe, informatique, communication et autres. On peut les considérer comme des versions modernisées des « romans sur le thème du bureau » (“办公室”题材作品) qui étaient des satires de la bureaucratie dans les années

1980-90, certaines nouvelles de Liu Zhenyun (刘震云) par exemple.

       

Partiellement autobiographique, sous-titré « Les secrets pour réussir dans une entreprise étrangère », « Fu Chen » raconte ainsi les péripéties de la vie d’une jeune femme qui travaille dans le secteur des technologies de l’information et qui, partie de rien, connaît une fulgurante progression de carrière. Une semaine après la publication sur tianya de la première partie du roman, en septembre 2007, Cui Manli était déjà contactée par des éditeurs qui se sont arraché le livre car, par une étonnante coïncidence, toute la sphère médiatique chinoise était secouée au même moment par une histoire semblable survenue au sein de Microsoft Chine.

       

Les droits de l’adaptation télévisée se sont aussi arrachés à prix d’or. Bao Jingjing a écrit le scénario avec sa consœur  Cui Manli, et Teng Huatao en a fait une série de trente épisodes qui ont été diffusés en prime time à partir de la fin du mois de juin 2012. La série a été l’une des plus

 

La promotion de Du Lala

populaires, à l’époque, et a suscité discussions et débats sur divers sites et forums internet, reflétant un véritable phénomène de société : le fait que la culture sur internet, à la télévision et de plus en plus au cinéma, devenait l’apanage des jeunes urbains de l’âge de Bao Jingjing.  

       

Nouveau roman et adaptation cinématographique : « Up in the Wind »

        

Bao Jingjing recevant son prix

au festival du Golden Horse

 

Pour la remercier de son travail sur le scénario de « Fu Chen », Teng Huatao lui avait promis un voyage aux Maldives, et le tournage d’un nouveau film basé sur le roman qu’elle en rapporterait. Mais il changea ensuite la destination, et lui offrit un voyage… au Népal, destination touristique de plus en plus prisée en Chine, comme Katmandou le fut dans les années 1960 en Occident, et pour les mêmes raisons : illusion de partir à la recherche du sens de l’existence, avec un zeste d’exotisme facile.

       

Le changement ne suscita pas l’enthousiasme de l’intéressée : elle sentit d’abord bernée. Quand elle arriva dans le pays, elle se trouva confrontée à des coupures d’eau et de courant, à des embouteillages chroniques et une diarrhée non moins chronique. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle pourrait bien écrire.

          

Jusqu’à ce qu’elle soit invitée à une séance de parapente. Quand elle arriva au point d’où elle devait s’envoler, elle n’eut qu’une envie : redescendre illico. Mais si elle ne l’avait pas fait pas en parapente, elle aurait dû le faire à pied. Alors elle est restée. Et a attendu. Car, lui dit son guide, il fallait “attendre le vent”. C’est ce qui déclencha soudain en elle l’idée qui donna naissance à son roman, qui s’intitule « En attendant le vent, journal, ou guide de voyage » (《等风来,游记,或是指南》), comme un rappel du titre du premier.

       

Ce « journal de voyage » est donc le récit romancé de ses propres expériences, il en a la fraîcheur et la vivacité, et le ton satirique et mordant propre à Bao Jingjing. Le personnage principal, et alter ego, est une jeune journaliste sous-payée qui écrit dans la rubrique culinaire d’un journal et se trouve bombardée un jour au Népal pour un reportage. Le livre est le récit de ce voyage, de découverte de soi plus que du Népal (6).

 

En attendant le vent

      

Le roman enchanta Teng Huatao qui écrivit une préface pour sa publication et participa au lancement du livre. Puis il s’attela avec elle à son adaptation cinématographique, qui n’a malheureusement pas la finesse de celle de « Love is not Blind » : le film garde certains des dialogues percutants de Bao Jingjing, mais cède aux excès caricaturaux courants dans le cinéma commercial chinois aujourd’hui (7).

       

2014 et après

       

Début 2014, Bao Jingjing a annoncé qu’elle avait écrit un scénario pour le réalisateur coréen Kwak Jae-yong : intitulé « Morning Call » (《叫醒爱情》), c’est l’histoire d’une jeune femme partagée entre sa carrière et son amour, toujours dans la lignée, donc, de « Love is not Blind ».

 

Bao Jingjing a besoin de se renouveler. Ce sera peut-être le

 

Up in the Wind

cas avec ce livre sur son grand-père dont elle a parlé en 2012….      

     

   

Notes

(1) Chef d’œuvre de Luc Besson avec Jean Reno, sorti en 1994.

(2) Le site douban (豆瓣网) sur lequel Bao Jingjing/Da Lihua a une page personnelle (plutôt qu’un blog) :

http://site.douban.com/106569/

(3) Le texte original du roman : http://book.qq.com/s/book/0/25/25837/

(4) Voir l’édition numérique de l’interview:

http://epaper.bjnews.com.cn/html/2012-07/13/content_355982.htm?div=0

Elle était précédée d’une interview du réalisateur Teng Huatao (à gauche) : « ces dernières années, j’ai utilisé mes films télévisés pour faire une peinture de la société actuelle. » (这些年,我一直用电视剧记录当下社会). Ce qui correspond à ce que fait aussi Bao Jingjing.

(5) Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Teng_Huatao_love_not_blind.htm

(6) Le texte du roman est sur de nombreux sites internet, par exemple : http://www.nageba.com/book/0/889/

(7) Sur le film « Up in the Wind » (《等风来) voir :

http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Teng_Huatao.htm

       


       

Principales œuvres

(hors scénarios)

       

Romans

2009   33 jours sans amour (roman, ou recherche d’un guide) 《失恋33天:小说,或是求生指南》

2013   En attendant le vent, journal, ou guide de voyage《等风来 :游记,或是指南》

       

Nouvelle

Escarmouche sur une table d’opération de chirurgie esthétique《雨伞在整形手术台上打开》

       


       

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Escarmouche sur une table d’opération de chirurgie esthétique《雨伞在整形手术台上打开》 (extraits)

      

      

      

        
  

 

 

 

     

 

 

 

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