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Ge Fei : les nouvelles moyennes (1986-2000)

格非: 中篇小说 (1986-2000)

par Brigitte Duzan, 16 juin 2018

 

Les nouvelles de Ge Fei sont le reflet d’un imaginaire et d’un style uniques, nourris de culture chinoise ancienne et d’influences occidentales, mêlant onirisme et poésie, et brouillant les lignes narratives où le lecteur chercherait en vain, par habitude, une logique. Publiées à partir de 1986, ces nouvelles s’intègrent dans le mouvement d’avant-garde littéraire (先锋文学) de la fin des années 1980 en Chine, et le poursuivent dans les années 1990.

 

Au départ l’oubli

 

Ge Fei procède par images ou bribes d’images qui semblent émerger d’une brume confuse, peuplée de souvenirs incertains et de fantasmes tournant à l’obsession. Le temps s’effrite, le réel tout autant ; si le mode narratif peut rappeler Robbe-Grillet, le monde des nouvelles de Ge Fei est aussi trompeur que celui de Zhuangzi se rêvant papillon. Il semble gouverné par une loi implacable : celle du caractère inéluctable de l’oubli. C’est le principe que pose Ge Fei au début de sa première nouvelle, « A la mémoire de monsieur Wu You » (《追忆乌攸先生》), publiée en 1986 [1] : « avec le temps on finit par tout oublier » (时间叫人忘记一切。), et ce d’autant plus qu’il y a souvent volonté collective d’oublier.

 

C’est contre cette tentation de l’oubli que s’élève Ge Fei. Mais, si la mémoire est défaillante, la perception du passé ne peut donc être que partielle et floue, et le réel n’a pas plus de consistance que le rêve. D’où la fragmentation du récit en épisodes parcellaires comme surgissant de soudaines efflorescences au milieu des brumes du souvenir. Les liens entre ces fragments narratifs dépendent de l’angle sous lequel on se place, la vision d’ensemble n’est jamais sûre ni définitive : le passé est flou, le présent incertain. L’univers de Ge Fei est un monde disloqué, un « empire des signes en pleine anarchie », comme a dit la traductrice Chantal Chen-Andro [2].

 

Si l’on prend comme exemple les six nouvelles parmi les plus célèbres, et les plus souvent traduites [3], on est frappé par la diversité d’inspiration, mais la même subtile déconstruction de la ligne narrative. Elles semblent se répondre deux à deux, selon les thèmes, le style, le ton et les influences.

 

De « La barque égarée » à « Vert Jaune »

 

1. « La barque égarée » (《迷舟》) [4] est inspirée de García Márquez, et rappelle en particulier « Chronique d’une mort annoncée » : la disparition du personnage principal est annoncée dès le prologue. Le récit est daté précisément, du 21 mars 1928, pendant la progression des troupes de l’Expédition du Nord [5] sur les rives de la rivière Lian. Il se présente ainsi comme un récit historique. Or le récit tourne très vite au mystère :

 

棋山守军所属32旅旅长萧在一天深夜潜入棋山对岸的村落小河,七天后突然下落不明。萧旅长的失踪使数天后在雨季开始的战役蒙上了一层神秘的阴影。

Le commandant Xiao, de la 32ème brigade relevant de la garnison des monts Qi, pénétra secrètement, de nuit, dans le village de Xiaohe situé sur la rive opposée de la rivière ; il disparut sept jours plus tard sans laisser de traces. Sa disparition fit planer une ombre de mystère sur la bataille qui devait se dérouler quelques jours plus tard, au début de la saison des pluies.

 

La barque égarée, éd. 1989

 

Dès ces premières lignes, on trouve tout de suite une bonne partie des éléments habituels des nouvelles de Ge Fei : une intrigue fondée sur un mystère inexpliqué, un personnage qui ne cessait d’avoir de funestes pressentiments, mais rien de net ; quand il arrive dans le village où, vient-il d’apprendre, son père vient de mourir, « il ne se doutait pas que ce charmant petit village allait être pour lui la source de grands malheurs. »

 

Le narrateur brouille les pistes à plaisir, et s’éloigne très vite du fil narratif du début pour développer une narration fondée en fait sur une histoire d’amour marquée du sceau du péché car la femme dont Xiao est amoureux est maintenant mariée. C’est son tourment amoureux qui nous est conté en sept jours, mais dans un contexte de guerre où son destin est lié à celui de son frère…

 

Le messager du destin n’est révélé qu’à la toute fin, donnant au récit les ressorts d’une intrigue policière. Mais une intrigue évoluant dans un flou caractéristique, où la pluie joue un rôle déterminant pour suggérer une atmosphère noyée dans une brume qui est autant celle du souvenir et des faits que celle du paysage.

 

2. Publiée dans Shouhuo (《收获》) l’année suivante, en 1988, « Vert Jaune » (《青黄》) est comme un pendant de « La barque égarée », en reprenant un style qui se veut au départ réaliste [6] : le fil narratif est une fausse enquête, dont le but est de rechercher la signification du terme de « vert jaune » mentionné dans un livre. Pour tenter de résoudre l’énigme, un jeune chercheur va enquêter dans un village, sur neuf familles de pêcheurs…

 

C’est un prétexte à une tentative de reconstruction du passé, une œuvre d’imagination, mais à partir d’un fait réel, décrit dans un article. On est aux confins entre histoire passée et réalité présente, avec impossibilité de reconstitution exacte de la première, ce qui laisse la seconde aussi dans le flou. Mais le réel est aussi mouvant que l’eau, et la mémoire réduite à des fragments épars. A la fin, on ne sait toujours pas ce que recouvre précisément le terme de « vert jaune », ni l’histoire exacte des neuf familles.

 

Vert Jaune, éd. 2001

D’ailleurs, la dernière descendante des neuf familles « s’était peut-être depuis longtemps habituée à l’oubli du passé, » peut-être parce que, ce passé étant peu glorieux, il valait mieux l’oublier. 

 

La narration évolue au gré d’un va-et-vient incessant entre passé et présent, en fonction des souvenirs du narrateur-enquêteur, de ce qu’il pense ; c’est une sorte de flux de conscience revisité. C’est cette mémoire lacunaire et ce flou du réel, alliés à un onirisme très poétique, qui sont sans doute les traits les plus caractéristiques du style des nouvelles de Ge Fei de la fin des années 1980 et des années 1990,

 

De « Nuée d’oiseaux bruns » à « Impressions à la saison des pluies »

 

1. Datant aussi de 1988, la nouvelle « Nuée d’oiseaux bruns » (《褐色鸟群》) est généralement considérée comme l’une des plus complexes de la fin des années 1980 [7].

 

Le début dépeint un personnage solitaire :

 

我蛰居在一个被人称作水边的地域,写一部类似圣约翰预言的书。我想把它献给我从前的恋人。她在三十岁生日的烛光晚会上过于激动,患脑血栓,不幸逝世。从那以后,我就再也没有见过她。

Je vis seul dans une région dite « Au bord de l’eau », en écrivant un livre du genre des Prophéties de Saint-Jean que je pense dédier à une femme que j’ai aimée. Lors de la soirée d’anniversaire fêtant ses trente-trois ans, l’excès d’excitation a provoqué chez elle une thrombose cérébrale dont elle est malheureusement morte. Je ne l’ai jamais revue par la suite.

 

Nuées d’oiseaux bruns, éd. 1989

 

Tout le récit est celui du trouble envoûtant que cette femme a provoqué chez le narrateur – nommé Ge Fei – qui a perdu la mémoire, mais aussi le sentiment du temps ; seuls les oiseaux migrateurs lui rappellent le passage des saisons. Son récit s’apparente au rêve, ou au cauchemar ; cependant certains des éléments en sont confirmés par des témoins, mais de manière différente, ce qui est encore plus déroutant.

 

Cette femme a-t-elle bien existé ? Le narrateur l’a-t-il vraiment rencontrée dans le restaurant qu’il a gardé en mémoire ? L’a-t-il suivie jusqu’à ce pont qui semble en fait en ruine et abandonné ? On nage en plein onirisme, mais comme si l’auteur était en train d’essayer d’interpréter son rêve, en se raccrochant à des faits qui semblent bien réels ; mais c’est un réel flou et fluctuant qu’il semble impossible de préciser avec assurance. Il ne peut y avoir connaissance, seulement interprétation, laissant donc toujours ouverte la possibilité qu’elle soit erronée.

 

Le récit, dont une grande partie se passe de nuit, ressemble à un conte de Pu Songling (蒲松龄) et la femme pourrait être l’un des fantômes qui peuplent son œuvre. Le style lui-même, dans sa concision, rappelle la littérature lettrée classique tandis que la narration rappelle les maîtres de l’étrange occidentaux, et en particulier sud-américains.

 

2. Publiée six ans plus tard, en 1994, « Impressions à la saison des pluies » (雨季的感觉) est dans le même style onirique, avec la même déconstruction de la ligne narrative [8]. La pluie est omniprésente dans les récits de Ge Fei, elle noie la mémoire comme elle noie le paysage, elle dilue les souvenirs. Ici c’est celle de la fameuse pluie des prunes, incessante du printemps au début de l’été. La pluie est le personnage principal de la nouvelle. C’est avec elle que commence le récit - le maire du bourg a la migraine, sa femme lui prépare une décoction d’herbes médicinales :

 

“快有十年没有下过这么大的雨了,他的老婆在灶下说,院子里到处都是泥鳅。

镇长也记不清这场雨是从哪一天开始下起来的,它仿佛是从一个遥远的年月一直持续至今。

« Cela fait bien dix ans qu’il n’a pas autant plu, dit sa femme devant le fourneau, il y a des limaces partout dans le jardin. »

 

Impressions à la saison des pluies,

éd. 1994

Le maire n’arrivait pas à se rappeler quand cette pluie avait commencé, elle semblait venir d’un très lointain passé et ne pas avoir cessé depuis lors.

 

Les faits relatés semblent être entrevus au travers de ce rideau de pluie. Ils paraissent étranges et sans rapport entre eux. Le directeur d’école et professeur de chinois, Bu Kan (卜侃), est amoureux d’une de ses élèves ; c’est un personnage excentrique venu là pour créer une école expérimentale. Un jeune homme, fils d’une huile locale, va se marier. Le maire, pendant ce temps, apprend que les Japonais auraient bombardé une ville voisine, pour une histoire d’oiseaux migrateurs (retour du thème). On apprend aussi qu’un étranger est arrivé au bourg, sans parapluie, donc trempé ; c’est un détective privé, personne ne sait la raison de sa venue et le premier à l’avoir vu est un moine. Cela rappelle vaguement quelque chose au directeur d’école, mais il n’arrive pas à se souvenir :

 

老婆的话让卜侃突然想起几天前的一件什么事来,他仿佛觉得这个侦探的出现与那件事有关,可是他的脑子里一片空白,什么也想不起来。在这个寂寞而漫长的雨季,人的记性也好像发了霉。

Ce que sa femme venait de lui dire rappela soudain à Bu Kan un événement qui s’était passé quelques jours auparavant ; il lui semblait qu’il avait un rapport avec la venue du détective, mais il avait le cerveau totalement vide, il n’arrivait plus à se souvenir de rien. En cette saison désolée de pluies interminables, la mémoire, elle aussi, semblait moisir.

 

La seule chose que l’on sait, c’est que tout cela se passe un cinq mai, le maire se le fait préciser au début. Les cinq chapitres initiaux se passent pendant cette journée, le cinquième se terminant sur un rêve du moine digne de Pu Songling ; le sixième et dernier revient à la veille pour éclaircir quelque peu l’incohérence du récit, en précisant les trous de mémoire de Bu Kan et en donnant une identité au détective. Ou du moins une apparence d’identité.

 

Ce procédé qui se joue des apparentes incohérences d’un récit en donnant in fine quelques clés pour les éclairer se retrouve ensuite dans d’autres nouvelles de Ge Fei, comme si c’était seulement notre perception du réel qui le rendait flou et illusoire.

 

De « Coquillages » à « Poèmes à l’idiot »

 

Ces deux nouvelles, publiées six ans plus tard, sont influencées par les théories freudiennes, mais surtout le Freud de « L’interprétation des rêves ».

 

1. « Coquillages » (《蚌壳》) apparaît comme une autre manière de présenter un récit de manière allusive, en déconstruisant la ligne narrative, mais en semant des clés pour le comprendre, comme le Petit Poucet semant des petits cailloux blancs derrière lui pour retrouver son chemin.

 

Relativement courte, cette nouvelle est à nouveau en six parties, mais six récits apparemment déconnectés. Les personnages, en fait, se retrouvent de manière récurrente, mais présentés sous un angle différent. Ce sont les détails attachés à chacun d’eux qui constituent les liens entre les récits et permettent de les identifier. Il y a pratiquement unité de lieu, annoncé dès la première ligne : le cabinet médical du 7, rue des Chauves-Souris.

 

Le premier personnage y oublie ses clés, et, en revenant les chercher, rencontre une femme qui l’aborde : il ne se rappelle pas qui elle est, mais elle a « un sourire familier vu tant de fois dans mes rêves ». Il se rappelle brusquement que c’est la fille d’un bandit qu’il a rencontrée dans le passé et elle vient de la province de G, où vient d’avoir lieu un accident ferroviaire, autre détail qui permet de l’identifier.

 

Dans le second récit apparaît un homme qui ramasse des coquillages et les vend pour vivre. Il emmène son fils avec lui, le laisse sous un arbre et l’enfant le voit, de loin, faire l’amour avec une femme.

 

Le médecin, l’homme aux clés et la fille du bandit de la province de G sont les personnages centraux qui apparaissent ensuite dans les récits suivants, sous des identités apparemment différentes, mais on les reconnaît par leurs signes distinctifs, en quelque sorte. La réalité est ainsi éclatée en multiples facettes sans guère de sens ; le sens apparaît quand on parvient à les relier entre elles, grâce aux clés d’identification semées dans le récit. C’est au lecteur que revient le travail de reconstitution de la narration laissée volontairement elliptique.

 

C’est en même temps une référence à Freud et à ses théories sur le rêve, et un pied de nez plein d’humour à la pratique psychanalytique qui commençait à devenir à la mode en Chine à l’époque [9]. A la fin, à son patient souffrant d’angoisses récurrentes à la vue des reflets du soleil sur les murs de sa chambre, le médecin lui conseille, s’il est gêné par le soleil, … de s’acheter des lunettes noires.

 

2. Dans ce contexte, la nouvelle « Poèmes à l’idiot » (《傻瓜的诗篇》) [10] peut être considérée comme une transition dans l’œuvre de Ge Fei, dans le sens où la narration est linéaire, avec une progression qui offre une certaine logique. Mais c’est une linéarité qui procède par ellipses et retours sur le passé, dont les brèves évocations viennent éclairer le présent confus des deux personnages principaux.

 

 La nouvelle reflète la même atmosphère que les précédentes, liée à la pluie, ici annonciatrice de catastrophes.et, l’accompagnant, l’odeur de moisissure. A la pluie s’ajoute un thème nouveau, la musique, comme obsessionnelle, musique de l’harmonium liée à des souvenirs traumatisants et symbole « d’une autre époque » [11].

 

La psychanalyse est en toile de fond. Le récit se passe dans un asile psychiatrique où vient d’arriver un nouveau médecin ; il tombe amoureux d’une jeune patiente qui écrit 

 

Poèmes à l’idiot, recueil des meilleures nouvelles de Ge Fei (1978-2000)

des poèmes « à l’idiot ». Mais c’est un être torturé, qui n’aime pas son métier et analyse ses rêves, traversés par de douloureux souvenirs d’enfance. En fait, l’un comme l’autre, le médecin et la patiente, sont hantés par un passé très semblable : tous deux se sentent responsables de la mort de leur père quand ils étaient enfants... c’est tout un inconscient refoulé. A la fin, la patiente sort « guérie », tandis que le jeune médecin attend son premier électrochoc… 

 

Les références à Freud sont évidentes. Les traumatismes dont souffrent les deux personnages, dans leur similarité, font presque figure de symbole pour des générations de Chinois. Dans la nouvelle, la seule thérapie est l’électrochoc. Dans l’entretien accordé en 2006 à la traductrice Xiaomin Giafferi et publié en postface à sa traduction de la nouvelle, Ge Fei se déclarait favorable au développement d’une psychanalyse « à la chinoise », qui traiterait sans les dissocier le physique et le psychique. En attendant, il se disait convaincu que, les maladies mentales étant liées à notre vision du monde et à notre aptitude à y faire face, « la littérature, en aidant à mieux voir la réalité, était aussi, indirectement, une sorte de thérapie. »

  


 

Note complémentaire sur « Poèmes à l’idiot » : thèmes et influences

 

Les ombres de Lu Xun et de Freud

 

Le personnage principal, Du Yu (杜预), a choisi d’être médecin au lieu de devenir poète (comme le lui avait suggéré sa mère), mais il dit détester les hôpitaux : on voit ici se profiler l’ombre de Lu Xun (鲁迅) qui, lui, a fait le chemin inverse, abandonnant ses études de médecine pour se consacrer à la littérature, pour « interpeller » le peuple. On retrouve l’idée de Ge Fei prônant la littérature comme thérapie pour affronter la réalité.  

 

Dès le départ, il est difficile de distinguer les médecins des malades mentaux – ce qui est un thème courant dans la littérature chinoise moderne et contemporaine, la folie étant un thème récurrent dans les nouvelles et romans de Su Tong (苏童), par exemple, où elle apparaît même comme un refuge.

 

Du Yu (杜预) souffre d’insomnies, il est hanté par des rêves. Deux mois après son arrivée dans la clinique, le temps semble s’être arrêté pour lui. Ge Fei le dépeint comme étant atteint à la fois d’hystérie (liée à un événement dramatique) et de schizophrénie (due au stress), les deux maladies les plus répandues parmi ses compatriotes selon Ge Fei. Dans la nouvelle affleurent des réflexions sur la psychanalyse, alors objet de débats, en particulier sur les problèmes que pose son application en Chine.

 

Le principal passage où Ge Fei offre des réflexions sur la psychanalyse est au début du chapitre 3, p. 39 de la traduction française par Xiaomin Giafferri : en Occident, dit Ge Fei, les blocages psychiques sont souvent liés aux croyances religieuses, ce qui offre des clés pour résoudre les problèmes ; en revanche, « Les Chinois n’ont aucun support spirituel, leur monde intérieur est un chaos. » (中国人本来毫无精神可言. 他们的内心照例是混沌一片). On notera que Ge Fei joue sur le terme traduit « support spirituel » - ou esprit jingshen 精神 – qui est le terme utilisé pour traduire psychanalyse : jingshen fensi xue 精神分析学.Sans jingshen pas de psychanalyse.

 

On est à la fois devant une sorte de tautologie, et devant l’une des principales difficultés que pose l’application de la psychanalyse en Chine : les problèmes de traduction.

 

Les ombres de Pouchkine et de Borges derrière les poèmes

 

1. La nouvelle est placée sous l’influence de la littérature russe (Poèmes de Pouchkine). Puis, au chapitre 3, le poème de Lili « Dans la douceur du printemps… » suscite aussitôt en Du Yu une impression de déjà-vu. Il le rapproche d’un poème « sud-américain » intitulé « A Angelica » ( 怀念安赫利卡》).

 

Il s’agit en fait d’un poème de Borges, auteur sur lequel Ge Fei a écrit de nombreux essais, publiés en 2014 dans un recueil : « Le visage de Borges » (《博尔赫斯的面孔》). Le poème est cité dans un autre ouvrage de Ge Fei, un recueil d’essais publié en 2009 :  chao yun yu ji (《朝云欲寄》). Dans l’un des essais, il présente des réflexions sur Borges dont il vient d’apprendre la mort. Il rapporte une interview de Borges avec un journaliste qui lui demande quel est pour lui le sens de la vie. Le poète répond sans une hésitation : il n’y en a pas, et cite son poème :  

         假如我死了,/ 我失去的,是一个毫无意义的过去……

         une fois que je serai mort, mon passé sera un passé dénué de toute signification

 

Mais Borges se reprend aussitôt :

“不, 只要音乐还在继续,生活还是有意义的。”

non, si la musique continue, la vie alors a un sens.

 

Peu de temps plus tard, Borges publia un recueil de poèmes intitulé « Pourvu que la musique continue » (《只要音乐还在继续》). Autant de thèmes qui recoupent ceux chers à Ge Fei.

 

Les poèmes 2 et 3, dans « Poèmes à l’idiot » (chapitre 3), sont donc des variations sur le poème initial de Borges.

 

Ge Fei

格非《我奇怪……》

我奇怪这融融的春季                    dans la douceur du printemps

为何突现隆冬的景象                    le froid de l’hiver soudain me surprend

你死在四月的窗口                       tu es parti aux premiers jours d’avril

死于积雪一般绵延的阳光之中          sous un soleil comme neige languissant

如果我死了,我一无所失               si maintenant je meurs rien ne perdrai

哦,傻瓜                                 Idiot

你的死,却带走了整整一个未来       ta mort a emporté l’avenir tout entier

 

Borges « En souvenir d’Angelica »

如果我死了                               si je mourais

我只不过失去了一个毫无意义的过去  je ne perdrais qu’un passé vide de sens

而随着你的过去                         car ta mort

你失去了整整一个未来                 a emporté tout un avenir

一个被星辰夷灭的                      avenir béant

敞开的未来                              aux étoiles éteintes

               

2. Quant au poème au début du chapitre 4, intitulé « Fantaisie » (《断想》), c’est un poème « qui n’a rien d’extraordinaire », dit-il, quelques pensées brèves, à peine élaborées, mais qui reflètent ses sentiments intimes :

         我想唱一支歌 /一支简朴的歌/一只忧伤的歌

         J’aimerais chanter une chanson / Une chanson simple / Une chanson triste….

 

Cependant, Ge Fei précise que Du Yu l’a découpé dans la revue Tamen, ou Eux (《他们》), et la précision n’est pas anodine. Il s’agit en fait d’une référence à un groupe de poètes et à leur revue, fondée en 1985 à Nankin, qui a publié neuf numéros jusqu’en 1996. Les fondateurs sont des grands poètes comme Han Dong (韩东), Yu Jian (于坚), Ding Dang (丁当), rejoints ensuite par d’autres tout aussi significatifs en tant qu’avant-garde littéraire.

 

C’est une manière pour Ge Fei de se rattacher à cette esthétique et se proclamer lui-même avant-gardiste, à un moment où il était l’un des seuls à le revendiquer encore.

  


 

Repères

 

1986 A la mémoire de monsieur Wu You 《追忆乌攸先生》

1987 La barque égarée 《迷舟》

1988 Nuée d’oiseaux bruns 《褐色鸟群》

1988 Vert Jaune 《青黄》

1994 Impressions à la saison des pluies 雨季的感觉

2000 Coquillages 《蚌壳》

2000 Poèmes à l’idiot 《傻瓜的诗篇》

 


 

Traductions en français

 

• Nuée d’oiseaux bruns, trad. Chantal Chen-Andro, Philippe Picquier, 1996.  

• Impressions à la saison des pluies, trad. Xiaomin Giafferri-Huang, l’Aube, 2003. 

• Poèmes à l’idiot, trad. Xiaomin Giafferri-Huang, l’Aube, 2007.  

• Coquillages, trad. Xiaomin Giafferri-Huang, l’Aube, 2008.

 

 


[2] Dans sa préface à sa traduction du recueil « Nuée d’oiseaux bruns »

[3] La barque égarée 《迷舟》/ Nuée d’oiseaux bruns 《褐色鸟群》/ Impressions à la saison des pluies 雨季的感觉 / Vert Jaune 《青黄》/Poèmes à l’idiot 《傻瓜的诗篇》/ Coquillages 《蚌壳》

Texte en ligne : 《蚌壳》 http://0951r.com/58/578077.html

[4] Texte chinois en ligne, en un prologue et « sept journées » : http://www.yooread.com/5/4736/

[5] Il s’agit de la campagne lancée en 1926 par le Guomingdang contre le gouvernement Beiyang et autres seigneurs de guerre dans le but d’unifier la Chine. Après la purge des communistes et la fin du Front uni, la campagne entre dans une seconde phase, décisive, à partir de janvier 1928. Elle se termine à la fin de l’année par la victoire du gouvernement nationaliste.

[8] 雨季的感觉- texte chinois en ligne, en six chapitres : http://www.daocaorenshuwu.com/book/yujideganjue/1642868.html

[9] Voir : Brève histoire de la psychanalyse en Chine (à venir)

[10] C’est une longue nouvelle, certes, mais non un roman comme indiqué sur la couverture de la traduction française.

[11] Le thème « musique et mémoire » (音乐与记忆) est récurrent chez Ge Fei, il a écrit de nombreux essais sur la musique et sur ce sujet en particulier.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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