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« Un parfum de corruption » de Liu Zhenyun :

une société gangrenée longuement contée comme une farce triste

par Brigitte Duzan, 3 septembre 2020

 

« Un parfum de corruption » (《吃瓜时代的儿女们》) de Liu Zhenyun (刘震云) est paru en Chine en novembre 2017. C’est le neuvième roman de l’auteur depuis 1991. Il a été couronné à Hong Kong en juillet 2018 du prix du Hongloumeng (ou prix du Rêve dans le pavillon rouge 红楼梦奖) [1].

 

Il se situe dans la droite ligne des premières nouvelles de l’auteur, avec le même sens de l’humour qui est celui des internautes chinois auxquels se réfère le titre chinois. Il accuse quelques longueurs et lourdeurs, mais on se souviendra du personnage haut en couleur de la jeune Niu Xiaoli.

 

Construction narrative

 

L’histoire est habilement structurée autour de quatre

 

Edition chinoise, novembre 2017

personnages principaux, en partant du premier et en y revenant :

- un, Niu Xiaoli (牛小丽), une jeune ouvrière qui achète, à prix d’or, une épouse pour son frère, en se faisant doublement arnaquer : par la fille qui part le surlendemain avec l’argent de sa « dot », et par la femme qui a servi d’intermédiaire ;

- deux, le gouverneur provincial Li Anbang (省长李安邦), magouilleur et retors, sa femme qui en profite pour accumuler les pots de vin, et leur raté de fils ;

- trois, Yang Kaituo, directeur du bureau des ponts et chaussées d’un district lambda (县公路局长杨开拓), dont la carrière s’effondre avec le pont qu’il a fait construire ;

- quatre, last but not least, Ma Zhongcheng, petit directeur adjoint d’un bureau municipal de la protection de l’environnement (市环保局副局长马忠诚), qui se fait entraîner dans un salon de massages très spéciaux histoire de se faire laver les pieds en attendant son train. C’est lui qui déclenchera le phénomène qui, de son niveau modeste, fera s’écrouler comme un château de cartes le réseau de corruption qui lie tous les autres.

 

Liu Zhenyun présentant son livre

 

L’intrigue est présentée comme « des choses impossibles à saisir même avec huit cannes de bambou » ( bā gānzi dǎ bù zháo 八竿子打不着的事), c’est-à-dire des histoires sans lien entre elles, sans aucun rapport : des personnages qui ne sont ni de la même province, ni du même district, et encore moins de la même classe sociale. Mais qui finissent pourtant par se rejoindre dans la même décrépitude et dégringolade. Celle qui s’en sort encore le mieux est Niu Xiaoli, mais après avoir accepté de se prostituer dans un réseau de luxe pour pouvoir gagner vite

suffisamment d’argent pour être en mesure de rembourser ses dettes, faute de réussir à retrouver la fille qui s’est enfuie avec l’argent qu’elle a emprunté pour la payer.

 

Malgré tout, la leçon est amère : si les grands sont corrompus, les petits sont gangrenés non tant par l’appât du gain facile, que par la jalousie et le désir de vengeance. On ne peut faire confiance à personne. Niu Xiaoli en aura fait l’expérience trois fois. C’est peut-être là le constat le plus atterrant du roman, bien plus que les histoires de corruption qui n’ont rien de neuf.

 

La construction est un peu tirée par les cheveux : elle est en trois parties, mais elles sont loin d’être égales. La première commence par un préambule d’une ligne, auquel correspond le préambule de la deuxième partie, la même ligne mais négative ; c’est aussi le seul contenu de cette partie. En revanche, la première partie comporte cinq chapitres un pour chaque personnage, et deux pour Niu Xiaoli, plus deux annexes. La troisième et dernière partie, très courte, est la résolution finale qui fait s’effondrer le château de cartes.

 

第一部分          Première partie

前言:几个素不相识的人     Préambule : Personne ne se connaît.
第一章 牛小丽      Chapitre 1 : Niu Xiaoli     
第二章 李安邦
      Chapitre 2 : Li Anbang
第三章 你认识所有人    Chapitre 3 : Tu connais tout le monde
第四章 杨开拓      Chapitre 4 : Yang Kaituo
第五章 牛小丽      Chapitre 5 : Niu Xiaoli
附录一            Annexe 1
附录二            Annexe 2
第二部分 前言:你认识所有人 Deuxième partie, préambule : Tu connais tout le monde
第三部分 正文:洗脚屋  Troisième partie – corps du texte : Le bain de pieds.

 

Inspiration : la vie et l’actualité

 

L’inspiration et la matière, Liu Zhenyun les a trouvées dans les faits divers. Il a dit lui-même : « Il n’est nul besoin de chercher des idées pour un roman, la vie vous fournit de la matière en flot continu » (小说的素材根本不愁找不到,生活能提供源源不断的素材) [2].

 

C’est grâce à internet et aux réseaux sociaux que toutes ces histoires de scandales circulent. D’ailleurs le titre chinois du roman renvoie à une expression apparue sur internet : les « gens qui mangent du melon » (吃瓜群众). Il s’agit des internautes qui participent à des forums de discussion : ils observent sans rien dire en grignotant des graines de melon ou de pastèque, pour répercuter ensuite les informations croustillantes et désopilantes sur les réseaux sociaux. Par extension, l’expression désigne tous ces observateurs qui forment aujourd’hui l’opinion publique, comme une extension moderne du « regard encerclant » (围观) de Lu Xun. Le terme est entré dans le langage courant depuis 2016 [3].

 

Des histoires de femmes qui disparaissent, livrées à des réseaux de prostitution, des arnaques au mariage, des ponts qui s’écroulent, c’est monnaie courante. Mais on reconnaît aussi dans le roman toute une série d’esclandres et de scandales qui ont éclaboussé l’élite dirigeante et leurs enfants ces dernières années. On reconnaît ainsi, derrière l’histoire de Li Anbang et de sa femme, le scandale Bo Xilai (薄熙来) doublé de celui de son épouse Gu Kailai (谷开来). Derrière l’histoire du fils de Li Anbang se profile clairement le scandale sulfureux d’un de ces « fils de prince » (太子党) qui font régulièrement la une des médias pour leur cynisme autant que leurs débauches. Là, le personnage est immédiatement reconnaissable tant les détails donnés sont précis : il s’agit de Ling Gu (令谷), mort dans un accident en mars 2012 sur le 4ème périphérique de Pékin au volant d’une Ferrari 458 Spider, en compagnie de deux étudiantes sommairement vêtues [4].

 

Quant au devin taoïste du roman, il ressemble à s’y méprendre au maître de qigong Wang Lin (气功大师王林) qui s’est enfui à Hong Kong en 2013 après avoir été dénoncé dans la presse pour son incroyable fortune et son « palais », nommé « la résidence du prince » (Wang Fu 王府) [5].

 

La résidence Wang Fu

 

Yang Dacai et sa montre

 

De la même manière, l’« homme souriant » du quatrième chapitre de la première partie, Yang Kaituo (杨开拓), est inspiré du « directeur souriant » (微笑局长) Yang Dacai (杨达才), pris sur le vif de la même manière sur le site d’un grave accident de la route dans le Shaanxi, avec lui aussi une montre au poignet. Le harcèlement sur internet dont est victime Yang Kaituo est un phénomène tout aussi médiatisé. Il a même inspiré un très bon film de Chen Kaige sorti en 2012 également : « Caught in the Web » (《搜索》) [6]. Quant aux montres luxueuses qui valent

à Yang Kaituo d’être traduit en conseil de discipline, à l’instar de son modèle Yang Dacai, cela semble bien peu de choses, comparé aux trésors accumulés par les hauts fonctionnaires pris dans les filets de la lutte anti-corruption de Xi Jinping. Mais cela fait penser à la honte dont a été couvert il y a quelque temps le valeureux héros Lei Feng (雷锋) : à une époque où c’était rare, on a découvert qu’il n’était pas si démuni qu’on le pensait, il avait une montre !

 

Bref, tout cette charge satirique est à peine de la fiction. Mais Liu Zhenyun en fait une sorte de farce carnavalesque.

 

Roman anti-corruption

 

Entre plumes de poulet et graines de melon

 

L’œuvre de Liu Zhenyun est parfaitement homogène et ce nouveau roman en constitue un opus complémentaire cohérent, et dans le fond et dans le ton. Il rappelle les quatre nouvelles de 1989 et 1992 qui marquent les débuts de l’auteur dans la satire sociale au

 

La montre de Lei Feng

(qui apparaît discrètement sur cette photo)

vitriol, avec un humour décapant. Traduites en français par Sebastian Veg, elles ont été publiées en deux recueils chez Bleu de Chine en 2004 et 2006 [7], la plus célèbre étant « Des plumes de poulet partout » (《一地鸡毛》) ; ces plumes de poulet qui jonchent le sol sont une métaphore pour tous les ennuis qui pleuvent sur les personnages, du petit employé de bureau jusqu’aux fonctionnaires et dignitaires. On retrouve la même idée et un ton analogue dans « Les gens qui mangent du melon », mais avec un humour qui tourne à la farce.  

 

Des plumes de poulets partout,

caricature de Zhidan Xiaoyu (智丹小语)

 

Tous ces « gens qui mangent du melon » sont en fait les héros de cette histoire, mais ils n’apparaissent pas, ils restent en coulisse en mangeant leurs graines. Mais ils sont finalement tous aussi dépravés et pervers ; chacun cherche son heure pour se venger du voisin qui l’a escroqué, lésé, voire ruiné. La corruption des hauts fonctionnaires n’est que la partie émergée de l’iceberg. La bonté n’est que promesse de retour de bâton : on ne fait preuve de compassion qu’à ses dépens dans une société de loups. 

 

Liu Zhenyun offre certes une vision déprimante de la société chinoise. Mais il ne faudrait pas le prendre au pied de la lettre. Il s’agit d’une farce, presque une farce de village. Ce genre de satire noire, relevée par l’humour, est le fonds de commerce de l’auteur, depuis trente ans. Il fait feu de tout bois pour le plus grand plaisir des « mangeurs de melon » qui observent et applaudissent

chaque catastrophe, chaque arrestation, chaque condamnation, car un pont qui s’effondre est autrement plus divertissant qu’un pont qui rend son service de pont sans broncher. La catastrophe se fait carnaval au sens de Bakhtine, avec toute sa dimension subversive. Il y a quelque chose de rabelaisien dans le monde de Liu Zhenyun, mais le rire en moins.  

 

Car, s’il y a farce, elle ne fait pas rire. C’est plutôt la tristesse qui prévaut, et qui fait penser à l’expression idiomatique largement citée par les critiques : tòng bù yù shēng (痛不欲生), avoir une peine telle que l’on n’a plus envie de vivre. Le chengyu a sa source dans un poème du poète des Song Lü Dajun (吕大钧) « Ce qu’a dit le pendu » (《吊说》), et de fait, tous les personnages du roman ont l’air de pendus en puissance. On se demande tout au long du récit comment quelqu’un comme Niu Xiaoli trouve encore l’énergie pour surmonter ses ennuis : c’est sans doute l’énergie du désespoir, comme on dit.

 

Un bestseller en Chine

 

Il ne faudrait pas non plus en déduire que Liu Zhenyun se fait le défenseur du petit peuple lésé dans ses aspirations et réduit au silence par tous ces hauts dignitaires corrompus du régime. Tout cela reste de la littérature, et de la littérature de bestsellers. Le roman a été tiré à 900 000 exemplaires et il s’est vendu comme on vend des petits pains. En France, il est édité comme « parfum de scandale » ; en fait, en Chine, il est dans l’air du temps. La dénonciation des tares des hauts dignitaires ne fait qu’apporter de l’eau au moulin du président Xi Jinping qui se targue de lutter contre cette corruption, mais c’est pour mieux éliminer ses adversaires politiques. On peut classer le roman dans la catégorie des « romans anti-corruption » (反腐小说) bénis par le régime quand ils vont dans le sens des politiques en cours, ce qui est le cas aujourd’hui.

 

Mais un parfum un peu lourd

 

Ce parfum de scandale n’est vraiment pas aussi léger que le titre français semblerait le suggérer. Le roman s’enlise souvent dans des longueurs épuisantes, tel ce trajet en bus et en train parcouru par Niu Xiaoli dont peu des quatre mille kilomètres nous sont épargnés, tels aussi les états d’âme de Li Anbang et ses machinations pour devenir gouverneur. Il y a de nombreuses répétitions, comme si l’auteur se perdait lui-même dans son récit tortueux et éprouvait régulièrement le besoin de remettre les choses au clair ; ainsi, de nombreuses fois, on doit avaler une nouvelle compilation des intentions premières de Li Anbang, commençant par « il avait dit », « il avait pensé » etc…. On a l’impression de ces surtitrages de certains films chinois destinés à bien expliquer la situation et l’identité des personnages au cas où le spectateur ne comprendrait pas très bien.

 

Le texte ne manque pas non plus d’expressions revenant en leitmotiv (les gens ont des « milliers de petits vers dans le ventre » quand ils sont faim, et des « déflagrations dans la tête » à chaque mauvaise nouvelle) mais aussi de clichés en boucle, telles les références réitérées au roman « Au bord de l’eau ».

 

Finalement, le personnage très original et bien campé, c’est Niu Xiaoli et tout ce qui tourne autour d’elle. Elle a le caractère bien trempé des femmes chinoise que rien n’abat.

 

Un roman en Chine s’apprécie en nombre de caractères ; celui-ci est présenté en termes laudatifs comme une œuvre majeure de 200 000 caractères. On pense à Balzac et à ses longues et subtiles descriptions. Pour le parfum qui nous concerne, il aurait peut-être gagné d’avoir quelques longs développements et autant de caractères en moins. Liu Zhenyun était bien plus percutant dans ses nouvelles, il y a trente ans.

 

Un parfum de corruption

Trad. Geneviève Imbot-Bichet

Gallimard - Du monde entier, 2020, 352 p.

 


 

A lire en complément

 

L’analyse de Claire Devarrieux dans Libération

https://next.liberation.fr/livres/2020/05/08/pots-de-vin-et-peaux-de-banane-la-chine-corrompue-

de-liu-zhenyun_1787814

 


 

[1] Texte original à lire en ligne : http://www.yuedu88.com/chiguashidaideernvmen/

[2] Selon un article du New York Times en chinois :

https://cn.nytimes.com/china/20180503/liu-zhenyun-watermelon-eaters/

[3] Il a été élu en tête des dix plus importants nouveaux termes internet de 2016 dans le rapport de 2017 sur l’état de la langue chinoise publié par le Ministère de l’éducation et la Commission nationale sur le langage.

[4] Ces scandales ont fait l’objet d’un ouvrage publié en traduction française en 2017 aux éditions Slatkine : « Coup d’Etat à Pékin ».

[5] Il est mort en 2017.

[6] Voir http://www.chinesemovies.com.fr/films_Chen_Kaige_Caught_in_the_Web.htm

Harcelé pour avoir été pris en photo souriant sur les lieux de l’effondrement du pont, Yang Kaituo semble inspiré, en miroir, de l’histoire véridique de la jeune Ye Lanqiu (叶蓝秋) du film.

[7] Les Mandarins, septembre 2004, et Peaux d’ail et plumes de poulet, septembre 2006.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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