Auteurs de a à z

 
 
 
     

 

 

Qiu Jin 秋瑾

1875-1907

Présentation

par Brigitte Duzan, 5 juillet 2019, actualisé 17 juillet 2020

 

Née en 1875, dans une famille de notables et petits propriétaires fonciers originaires de Shaoxing (绍兴), dans le Zhejiang, Qiu Jin est restée dans l’histoire sous les traits d’une héroïne révolutionnaire nimbée d’une aura martiale, exécutée en juillet 1907 pour tentative de soulèvement et coup d’Etat. Mais elle est surtout restée dans les annales pour son rôle pionnier dans le mouvement féministe chinois dans les dernières années de la dynastie des Qing, au tournant du 20e siècle : elle pensait en effet, comme beaucoup alors, que le problème de l’émancipation de la femme était lié à celui de la nation.

 

De manière caractéristique, si elle a exercé une influence aussi forte en son temps, c’est parce qu’elle était poète et écrivaine renommée, et qu’elle enflammait les esprits en faveur de la cause féminine par ses écrits. On a fait de sa vie des pièces de théâtre et des films qui ont rendu hommage à son action et à sa force de caractère. Il ne

 

Qiu Jin, la révolutionnaire (photo iconique prise pendant son séjour au Japon)

faut pas pour autant en oublier son œuvre écrite, sa poésie lyrique tout autant que ses écrits politiques, et ses efforts pour revenir à une forme narrative traditionnellement féminine, le tanci

 

I.  Une vie brève, entre poésie et révolution

 

·         Fille de notables se rêvant héroïne martiale

 

Fort caractère, riche imaginaire

 

Héroïne romantique

 

Elle s’appelait Qiu Guijin (秋闺瑾) [1] et elle est née le 8 novembre 1875 à Xiamen, dans le Fujian, dans une famille de notables et petits propriétaires fonciers, vieille famille de l’élite lettrée du sud.

 

Son grand-père avait été préfet de Xiamen, et responsable la défense côtière ; en 1881, il avait été nommé sous-préfet (同知) de la ville de Lukang (鹿港), sur la côte est de Taiwan. Son père lui-même, Qiu Shounan (秋寿南) a occupé divers postes dans le Fujian, puis à Taiwan à partir de 1885 [2].

 

Après quelques années à Xiamen et, brièvement, à Taiwan, Qiu Jin revient à Shaoxing, où elle grandit dans la demeure ancestrale située dans le district de Shanyin (山阴县). Elle y reçoit une éducation classique et semble avoir été choyée par ses parents. Son imagination s’enflamme à la lecture des biographies de chevaliers errants et d’assassins des « Mémoires historiques » (《史记》) de Sima Qian (司马迁), dont celle du fameux Guo Xie (郭解),

le brigand rebelle au grand cœur défendu par Sima Qian dans son commentaire conclusif, disant qu’il est regrettable qu’il ait été exécuté car c’était un homme de valeur.

 

Comme beaucoup d’autres femmes qui militeront ensuite pour la cause féministe en Chine, un autre de ses modèles était Hua Mulan (花木兰), héroïne martiale partie, en habits masculins, défendre son pays à la place de son père trop âgé. Il faut dire que l’empire chinois, à l’époque de Qiu Jin comme à celle de Mulan, traversait une phase critique : elle naît peu après la révolte des Taiping, et elle a vingt-quatre ans quand éclate celle des Boxers.

 

Elle a dû avoir les pieds bandés, mais peu longtemps : elle mentionne dans un poème qu’elle les a débandés, ce qui n’était pas rare parmi les filles de l’élite lettrée à son époque. Trait moins courant, elle s’est aussi mêlée aux cours d’arts martiaux de ses frères. Dans une famille comme la sienne, où tous les garçons ne pouvaient prétendre réussir l’examen impérial pour avoir un poste mandarinal, l’alternative était un poste militaire, et les arts martiaux faisaient partie de la formation militaire.

 

Qiu Jin est réputée avoir su manier l’épée, art que lui aurait appris son cousin Xu Xilin (徐锡麟) dont elle était très proche, mais surtout bien monter à cheval. Plus que

 

L’un des modèles (littéraires)

de Qiu Jin : Hua Mulan

 

Xu Xilin

 

toute autre qualité, cela révèle un fort tempérament et une personnalité peu ordinaire pour l’époque, que ses parents et son entourage semblent avoir pour le moins tolérés, sinon encouragés.

 

A ce point de son existence, elle rappelle le personnage de Yu Jiaolong (玉娇龙) du roman « Tigre couché, dragon caché » (《卧虎藏龙》) de Wang Dulu (王度庐). Son image d’héroïne martiale se reflète dans le surnom qu’elle s’est choisi et que l’on traduit généralement par « Chevalière du Lac miroir » (Jiànhú Nǚxiá  鉴湖女俠) : une nüxia moderne [3].

 

C’est une image qui correspondait à ses lectures, mais aussi à toute une imagerie populaire reprenant sous des formes diverses le thème de l’héroïne martiale que l’on voit renaître en Chine dans toutes les périodes de trouble, et qui faisait florès dans sa jeunesse, après la révolte des Taiping, comme en témoignent les

illustrations des journaux illustrés, le Huabao de Wu Youru par exemple (吴友如画宝).

 

Dons littéraires précoces

 

S’il faut donc relativiser ses aptitudes en arts martiaux, il est indéniable en revanche qu’elle avait un don littéraire peu ordinaire ; c’est dans sa poésie et ses écrits autobiographiques qu’elle a déversé toute la richesse de son imaginaire : elle a fait de la révolution son théâtre personnel. Elle s’assimilait d’ailleurs aux grandes femmes de lettres de l’histoire chinoise, exprimant son admiration pour les poétesses Zuo Fen (左芬), concubine de l’empereur Wu des Jin occidentaux, au 3ème siècle, et Xie Daoyun (谢道韫), de la dynastie des Jin de l’Est, un siècle plus tard.

 

Le personnage de Xie Daoyun est d’ailleurs caractéristique de l’imaginaire de Qiu Jin et de ses modèles. Selon sa biographie figurant dans le Livre des Jin et le recueil d’anecdotes du 5ème siècle Shishuo Xinyu (《世说新语》), fille d’une grande famille de lettrés et de généraux, Xie Daoyun avait épousé le fils d’un célèbre calligraphe devenu inspecteur régional ; mais son mari et ses fils sont tués lors d’une révolte locale, l’une de ces nombreuses révoltes de l’antiquité chinoise. Elle constitue alors, dit-on, une petite troupe et va affronter les rebelles ; elle est capturée avec son petit-fils par leur chef qui, impressionné par sa vaillance, la libère en épargnant son petit-fils. Elle est ensuite revenue vivre dans la famille de son mari et s’est consacrée à la poésie le restant de ses jours.

 

Xie Daoyun fait partie des femmes exemplaires de la tradition chinoise ou liènǚ 列女, terme souvent assimilé à son homophone liènǚ 烈女 ou femmes héroïques. Héroïques peut-être, mais exemplaires d’abord au sens confucéen d’épouses et mères remarquables. C’était aussi ce qu’on attendait de Qiu Jin.

 

·         Mariage : soudain un autre monde

 

De Shaoxing au Hunan

 

En 1895, son père est nommé inspecteur général dans le Hunan. C’est donc là qu’il cherche un époux pour sa fille qui était en âge de se marier. Ce sera Wang Tingjun (王廷钧), qu’elle épouse en avril 1896. De quatre ans son cadet, il était le fils d’une riche famille de marchands de la préfecture de Xiangtan (湖南湘潭). Son père, Wang Fuchen (王黻臣), possédait dans le district de Shuangfeng (双峰县) une échoppe de tofu à l’enseigne « Le grand magasin des Wang » ("王大兴") ainsi qu’une petite fabrique de papier. 

 

Ils étaient apparentés au général Zeng Guofan (曾国藩), célèbre pour avoir levé une armée locale pour lutter contre la rébellion des Taiping et, en réussissant à prendre la capitale des rebelles, avoir contribué à consolider le pouvoir des Qing. Personnage très controversé, il se serait aussi enrichi au passage [4].

 

Qiu Jin en épouse traditionnelle

 

Tang Qunying

 

Mais le Hunan était l’une des provinces où les courants d’idées réformistes étaient parmi les plus forts. Qiu Jin se lie alors d’amitié avec deux futures militantes féministes : l’une, Tang Qunying (唐群英), qui avait comme Qiu Jin appris à monter à cheval et à manier les armes en même temps que le pinceau, avait épousé en 1891, après la mort de son père, un petit neveu de Zeng Guofan - elle sera la première femme membre du Tongmenghui de Sun Yat-sen ; l’autre, Ge Jianhao (葛健豪), originaire elle aussi de Shuangfeng et âgée de dix ans de plus que Qiu Jin, était une femme extraordinaire qui a été surnommée « la mère révolutionnaire » (革命母亲) [5].

 

Dans la famille de son mari, cependant, Qiu Jin est traitée comme une enfant capricieuse, mais, en juin 1897, elle donne naissance à un petit garçon, ce qui lui assure une position dans la famille, avec domestique attitrée. Le

deuxième enfant – une petite fille – naît en octobre 1901. Ses poèmes de cette période sont relativement légers, respirant le calme, et la joie de la compagnie de ses amies.

 

En novembre, cependant, Wang Tingjun obtient un poste à Guiyang, en charge d’une banque privée (钱庄), mais elle est fermée, en 1902 ; il achète alors un poste au Ministère du Revenu, et toute la famille déménage à Pékin. Et là, l’atmosphère est totalement différente.

 

Du Hunan à Pékin

 

En septembre 1901 a été signé le protocole des Boxers entre l’empire chinois et la coalition des huit nations étrangères qui imposent un lourd tribut à la Chine. Après une série de rébellions et de défaites qui ont affaibli

   

Ge Jianhao

l’empire, le poids des sanctions – dont une indemnité énorme de 450 millions de taels d’argent haikwan, qui sera intégralement payée fin décembre 1940 – ainsi que leur caractère humiliant contribuent à aviver le sentiment patriotique et le désir de réforme ; mais les partisans des réformes sont impuissants face aux forces conservatrices de la cour. L’impasse politique conduit à une radicalisation des esprits et va mener à la révolution de 1911.

  

Qiu Jin arrive dans une capitale où manœuvrent les soldats étrangers, le quartier des Légations étant placé sous contrôle exclusif des nations de la coalition. Le chaos ambiant a un effet galvanisant sur elle.

 

Le couple habite à côté d’un collègue de Wang Tingjun dont l’épouse, Wu Zhiying (芝瑛), a sept ans de plus que Qiu Jin, mais partage avec elle le goût des lettres et de la calligraphie. Elles se lient par un pacte d’amitié en 1903.

 

Mais la tension monte entre Qiu Jin et son mari, qui continue de mener une joyeuse vie mondaine et dont elle supporte de moins en moins ce qu’elle considère comme de la frivolité dans des circonstances aussi graves. Or, beaucoup de patriotes partent étudier au Japon qui fait alors figure de pays dynamique, en plein progrès après les réformes de l’ère Meiji, face à une Chine arriérée, sans perspectives. Se rappelant ses rêves de chevaliers errants, quand elle était enfant, elle décide de partir, en laissant ses enfants à sa fidèle servante.

 

Pour payer ses frais de voyage, elle vend les bijoux qui lui restent, une partie ayant été confisquée par son mari qui lui a en outre coupé les ponts. Au Japon, elle écrira un poème pour décrire sa profonde tristesse :

 

《有怀——游日本时作》 Tristes pensées --- écrit en voyage au Japon

日月无光天地昏,     Soleil et lune ont perdu leur éclat, la terre est dans l’obscurité,

沉沉女界有谁援。     Le monde des femmes enterré si profond, personne pour l’aider,

钗环典质浮沧海,     Pour payer le voyage j’ai vendu mes bijoux,

骨肉分离出玉门。     et me coupant des miens suis partie de chez moi.

放足前除千载毒,     Libérant mes pieds j’ai effacé mille années de poison,

热心唤起百花魂。     d’un cœur brûlant j’ai éveillé cent âmes sœurs.

可怜一幅鲛绡帕,     Hélas, ce malheureux foulard de fin brocart

半是血痕半泪痕。     est maculé tant de sang que de pleurs.

 

·         Rupture : de Pékin à Tokyo et retour

 

Etudiante et activiste à Tokyo

 

A Tokyo, elle entre dans l’Ecole pratique de filles de Shimoda Utako, mais elle passe bien plus de temps à militer pour l’émancipation féminine et le renversement de la dynastie impériale chinoise. Elle retrouve là son cousin Xu Xilin qui l’introduit dans les milieux révolutionnaires des étudiants chinois.

 

Avec lui, elle rejoint les nombreuses sociétés révolutionnaires plus ou moins secrètes qui pullulent dans la capitale japonaise, dont la Société de restauration ou Guangfuhui (光复会) fondée par Cai Yuanpei en 1904, puis la Ligue d’Union nationale ou Tongmenghui (同盟会) fondée par Sun Yat-sen lors de sa visite à Tokyo en août 1905 et qui absorbe bon nombre des autres, dont la précédente. Qiu Jin est l’une des premières femmes à en devenir membre ; elle est nommée responsable de la branche du Tongmenghui au Zhejiang.

 

Il y a alors chez elle une exaltation qui transparaît dans son célèbre poème, sans doute le plus cité : « Ne dites pas que les femmes n’ont pas l’étoffe de héros… »

 

漫云女子不英雄,万里乘风独向东。    Ne dites pas que les femmes n’ont pas l’étoffe de héros,

                                               Chevauchant le vent d’est j’ai parcouru seule dix mille lis.

诗思一帆海空阔,梦魂三岛月玲瓏。    Mon poème est comme une voile entre mer et ciel,

                                              Mon âme comme en rêve vole jusqu’aux trois îles,

Trois bijoux scintillant dans la nuit.

铜驼已陷悲回首,汗马终惭未有功。    Les chameaux de bronze tournent vers moi un regard affligé,

                                               J’ai épuisé mon cheval mais honteuse n’ai rien accompli.

如许伤心家国恨,那堪客裡度春风。    Mon cœur saigne en pensant au pays,

                                               Mais que peut faire le visiteur

Sinon se laisser porter par les vents printaniers.

 

Mais, fin 1905, sous la pression du gouvernement des Qing, et inquiet de l’intensification de l’activité révolutionnaire des étudiants chinois sur son sol, le Japon émet un édit interdisant aux étudiants toute activité subversive et menaçant de les renvoyer chez eux. La mesure provoque un mouvement de protestation chez les étudiants. L’un des dirigeants du Tongmenghui, Chen Tianhua (陈天华), se suicide en se jetant dans la mer. Les autres entament une grève de la faim.

 

Très affectée par le suicide de Chen Tianhua et par l’atmosphère générale, Qiu Jin décide de rentrer en Chine où elle est de retour en février 1906.

 

Retour au Zhejiang

 

Elle enseigne d’abord à l’école de filles Xunxi (浔溪女学) près de Wuxing (吴兴), dans le Zhejiang. La directrice était alors la poétesse Xu Zihua (徐自华), que l’on trouve souvent désignée par son prénom social, Xu Jichen (徐寄尘), qui devient la grande amie de Qiu Jin. Mais celle-ci profite de ses cours pour diffuser ses idées sur l’émancipation des femmes. Les autorités locales, effrayées, la forcent à démissionner.

 

Elle rentre à Shanghai et, avec l’aide de son amie Wu Zhiying, collecte des fonds pour fonder un journal militant pour les droits des femmes : le « Journal des femmes de Chine » (《中国女报》), lancé avec le concours de Xu Zihua. Le premier numéro sort en janvier 1907, mais il n’y en aura qu’un second, le mois suivant. La publication est ensuite suspendue, faute de fonds… elle ne reprendra jamais [6].

 

Au début de l’année, Qiu Jin reçoit la visite de Xu Xilin qui lui annonce qu’il part dans l’Anhui car il s’est acheté le poste de directeur adjoint de l’école de la police à Anqing (安庆) où il compte poursuivre son action révolutionnaire. Il demande donc à Qiu Jin de prendre la direction de l’école Datong (大通学堂) qu’il a créée en septembre 1905 dans leur pays natal, à Shaoxing, pour servir de base à la branche du Zhejiang du Guangfuhui.

 

Trahison, arrestation et exécution

 

Quand Qiu Jin y arrive, elle y réforme l’enseignement pour y renforcer la préparation militaire, tout en achetant des armes pour les exercices. De janvier à juin, elle travaille avec les enseignants pour développer une véritable armée tout en développant le réseau du Tongmenghui. Elle organise une réunion de tout le réseau du Zhejiang au monastère de nonnes du Nuage blanc (白雲庵), à Hangzhou ; une action conjointe est décidée pour lancer un soulèvement armé dans l’Anhui et le Zhejiang.

 

Mais, ayant été trahi, Xu Xilin est obligé d’avancer le soulèvement au 6 juillet. Préparée dans la hâte, l’opération échoue. Xu Xilin réussit à assassiner l’inspecteur général de l’Anhui, En Ming (安徽巡抚恩铭), en tirant sur lui lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’école de la police, mais, après quelques heures de combat, Xu Xilin est arrêté. Sous la torture, il dévoile l’étendue du projet avant d’être exécuté ; les gardes du corps d’En Ming arrachent le cœur et le foie du cadavre pour les manger - ce qu’on appelait "manger le martyr" ("吃烈士"), avec tout un substrat de rites antiques plus ou moins barbares.

 

Qiu Jin, qui avait été soumise à une surveillance renforcée, est arrêtée une semaine plus tard, le 12 juillet, à l’école Datong après avoir refusé d’écouter ses amis qui lui conseillaient de s’enfuir ; elle était décidée à mourir en martyre : elle avait dit et répété que c’était un scandale que, parmi tous les héros qui s’étaient sacrifiés pour le pays, il n’y ait pas une seule femme, elle serait celle-là.

 

Elle refuse de parler sous la torture et préfère écrire un dernier vers qui sonne comme un ultime défi en jouant sur son nom (qui signifie automne) :

 

秋雨秋风愁煞人 Pluies et vents d’automne, ravageant le cœur des hommes.

 

Le 15 juillet, trois jours après son arrestation, elle est décapitée sur la place publique de Shaoxing, devant le pavillon Xuantingkou (轩亭口). « Le 15 juillet à l’aube, »

 

L’exécution de Qiu Jin

dit son hagiographe Yang Minru (扬敏如), « elle marcha, tête haute et fers aux pieds, vers le terrain d’exécution… Cette combattante qui avait glorieusement lutté pour la libération des femmes et celle de la nation disparaissait … en nous laissant des vers pleins de la tristesse de n’avoir pu réaliser son idéal » [7].

 

Le pavillon devant lequel Qiu Jin a été exécutée, à Shaoxing

 

En février 1908, selon ses vœux, ses amies Wu Zhiying et Xu Zihua prennent l’initiative de lui célébrer des funérailles officielles pour l’enterrer près du Lac de l’Ouest à Hangzhou, au pied du Pic solitaire (孤山), non loin de ses amis Chen Boping (陈伯平) et Ma Zonghan (马宗汉). Ce sont « les tombes des trois martyrs » (“三烈士墓). La cérémonie attire plusieurs centaines de personnes, et devient une véritable manifestation de protestation publique. La tombe fut rasée et les deux principales responsables se retrouvèrent sur la liste

rouge. C’est dire toute l’importance symbolique qu’avait prise Qiu Jin.

 

·         Postérité

 

Dès le lendemain de sa mort, malgré les efforts de sa famille et de ses amis pour préserver « leur » réalité du personnage, biographes, écrivains et dramaturges s’en sont emparés en présentant Qiu Jin à l’aune de leurs propres pensées et convictions politiques, dans le contexte de leur époque.

 

Entre biographies, romans et théâtre : les différents visages de Qiu Jin

 

Aussitôt après sa mort, en 1908, est parue une première biographie de Qiu Jin par son amie Wu Zhiying (《秋女士传》), biographie complétée d’un texte sur son « héritage » (« Notes sur l’héritage de madame Qiu » 《纪秋女士遗事》), avec en annexe des « Ecrits de madame Qiu » (《秋女士遗文》) dont un certain nombre de ses poèmes. 

 

La tombe de Qiu Jin près du lac de l’Ouest

 

Le roman « Neige en juin »

 

Le poète révolutionnaire Chen Qubing (陈去病) a ensuite écrit une biographie de Qiu Jin publiée en 1914, la « Biographie de la Chevalière du Lac miroir » (鉴湖女俠秋瑾传), où il lui rend hommage comme martyre révolutionnaire. Mais une biographie romancée avait été publiée trois ans auparavant : « La Neige en juin » (《六月霜》).

 

Il s’agit d’un roman en douze chapitres, publié en avril 1911, d’un certain Jing Guanzi (静观子) qui était certainement un pseudonyme (le nom signifie « l’observateur silencieux » ou « le témoin silencieux »). Le titre « Neige en juin » est une référence à la pièce « L’Injustice faite à Dou E » (《窦娥冤》), pièce zaju du célèbre dramaturge de l’époque Yuan Guan Hanqing (关汉卿) où la neige au 6ème mois [8] est la marque céleste de l’injustice dont est victime la malheureuse Dou E.

 

Le roman serait vraisemblablement tombé dans l’oubli si, en mai 1935, le scénariste et critique littéraire A Ying (阿英) n’avait publié, dans le n° 27 de la revue Renjianshi (《人间世》) de Lin Yutang (林语堂), un article intitulé « A propos du roman "Neige en juin" sur Qiu Jin » (《关于秋瑾的一部小说〈六月霜〉》).

 

A sa parution, la fille de Qiu Jin, Wang Canzhi (王灿芝), qui avait pris la direction de l’école Datong en 1927 à la demande de Xu Zihua, prend connaissance de l’article et publie ses propres commentaires sur le roman dans le numéro suivant du journal. Par ailleurs, après avoir lu l’article de sa nièce, le frère cadet de Qiu Jin publie de son côté dans la revue Yuefeng (《越风》), en février-mars 1936, un article sur « Le cas de l’école Datong » (《大通学堂党案》) où il donne des précisions sur les plans de soulèvement de Qiu Jin.

 

Ni le frère et ni la fille de Qiu Yin n’avaient une haute opinion du roman qui, selon eux, « reflétait en partie la réalité, mais il ne fallait pas pousser les analogies trop loin » (“记实部分固多,而穿凿附会...). Pourtant, ce roman a inspiré une partie de la pièce que le grand dramaturge Xia Yan (夏衍) a écrite sur Qiu Jin en 1936, pièce qui a ensuite

 

La fille de Qiu Jin, Wang Canzhi

été adaptée en opéra à la fin des années 1950 et a inspiré le très beau film de Xie Jin (谢晋) sorti en 1984 [9].

 

A la fin des années 1930, s’est développé un courant de romantisme littéraire mené par Guo Moruo (郭沫若) qui a repris l’image de Qiu Jin en chevalière héroïque du lac miroir. Mais d’autres ont retenu plutôt la militante féministe. Ainsi, en 1939, Zhou Enlai lui-même, qui avait une affinité particulière avec Qiu Jin parce qu’une partie de sa famille était originaire de Shaoxing, a-t-il écrit un petit couplet à une cousine pour lui donner Qiu Jin en exemple, en soulignant son action de militante.

 

En juillet 1942, dans un article intitulé « La lutte des femmes chinoises pour la liberté » (《中国妇女争取自由的斗争》), Song Qingling (宋庆龄), elle aussi, loue en Qiu Jin « l’une des plus nobles martyres révolutionnaires » (最崇高的革命烈士之一).

 

Ce même mois de juillet 1942, Guo Moruo publie une analyse de « La maison de poupée » d’Ibsen sous le titre de « La solution de Nora » (《娜拉的答案》), où il fait un parallèle entre Nora et Qiu Jin. Il y reprend l’idée chère à Qiu Jin, et reprise par les féministes et écrivaines chinoises des années 1920, de la « révolution familiale » comme précondition de la révolution politique en l’énonçant en termes de libération :

妇女自身的解放归入社会的总解放

La libération de la femme participe de la libération de la société tout entière.

 

Sous le régime maoïste, Qiu Jin sera érigée en modèle pour son action en faveur des droits des femmes, et, au moment du Grand Bond en avant en particulier [10] : en 1958, un recueil d’une quarantaine de textes en souvenir d’elle est publié à Shanghai à l’initiative de Song Qingling et Guo Moruo, avec une préface du second. C’est au même moment que la pièce de Xia Yan est adaptée en opéra de Pékin. Et c’est à ce moment-là aussi que Xie Jin commence à penser à l’adapter au cinéma.   

 

Qiu Jin est réapparue dans les périodes de dégel et de renouveau, avec des rééditions de ses poèmes en 1960 et 1979, au début de la période d’ouverture. L’année 1981, 70ème anniversaire de la révolution Xinhai (ou révolution de 1911), a été marquée par une « fièvre Qiu Jin » (秋瑾热), avec une dizaine de représentations théâtrales (huaju et opéra) à Pékin, Shanghai, Hangzhou, Tianjin, etc…, phénomène qui s’est reproduit en 2011, pour le centième anniversaire de la révolution, mais surtout avec des adaptations au cinéma et à la télévision.  

 

Au-delà de la réalité historique, que chacun interprète à sa manière, Qiu Jin reste un symbole : un symbole d’héroïsme féminin qu’elle-même a voulu laisser à la postérité.

 

Un symbole

 

Après le succès de la Révolution de 1911, Sun Yat-sen écrira une inscription pour sa tombe et lui rendra hommage. Le bureau de l’école Datong où elle a été arrêtée a été préservé, et transformé en musée en 1982.

 

Il y avait un côté suicidaire très romantique dans son attitude : je serai héroïne ou rien. Mais c’était aussi une femme d’action qui a payé ses convictions de sa vie. En ce sens, elle rappelle par bien des côtés les grandes figures féminines de la Révolution française qui étaient aussi femmes de lettres, Olympe de Gouges, auteur de la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » ou Madame Roland, infatigable épistolière, déplorant la veulerie des hommes de son temps (« La France était comme épuisée d’hommes ») et bien d’autres encore, qui ont fini sur l’échafaud. 

 

Théroigne de Méricourt

 (par Denis Auguste Marie Raffet)

 

Elle rappelle aussi Théroigne de Méricourt, la fabuleuse « amazone rouge » [11] qui, elle, n’est pas morte guillotinée simplement parce qu’elle était devenue folle, ou prétendue telle, et a fini ses jours à l’asile [12]. Personnage haut en couleurs qui a inspiré Baudelaire, des opéras et des pièces de théâtre, et - dit-on – aurait été le modèle d’Eugène Delacroix pour sa Liberté guidant le peuple.

 

Mais, ce qui est intéressant, c’est l’analyse du cas de l’amazone rouge par Elisabeth Roudinesco qui, en 1989, associe le destin de Théroigne de Méricourt à celui de la Révolution : « Tant qu'elle était soutenue par l'idéal révolutionnaire, la folie de Théroigne pouvait rester masquée... elle bascule dans la folie quand la Révolution bascule dans la Terreur. » [13]

  

Ce qui pourrait s’appliquer également, avec des nuances, au cas de Qiu Jin, éclairé aussi par la remarque de Mona Ozouf à propos de la fin de Madame Roland : « C’est donc le théâtre de la cruauté, sur lequel on la traîne, qui la réconcilie avec le paraître, devenu la seule pédagogie imaginable. Le couperet solennise et dignifie l’exhibition… » [14] 

 

Effectivement, dès les lendemains de son exécution, Qiu Jin est devenue modèle et inspiratrice, sa pensée étant relayée par les diverses publications de ses écrits, édités par ses amies et proches, et régulièrement réédités ensuite. Dans les études sur le féminisme, elle apparaît comme un personnage de transition, entre la « femme de talent » (才女) du classicisme chinois et la « femme nouvelle » (新女性) de la Chine des années 1920-1930, qui ont toutes deux leur place dans la littérature et l’histoire.

 

Mais un symbole éclipsé

 

En réalité, cependant, à partir de 1924, lorsque Canton a commencé à célébrer la Journée de la femme, sous l’égide du gouvernement nationaliste bien implanté dans la province, la personnalité qui fut choisie comme symbole de l’esprit de sacrifice et d’engagement révolutionnaire fut Rosa Luxembourg, tragiquement assassinée pendant le soulèvement communiste à Berlin en 1919. En 1927, elle était célébrée dans le Guangdong comme l’emblème de l’idéal d’émancipation féminine et de militantisme féministe.

 

A posteriori, il semble curieux qu’il n’y ait pas eu de tentative d’inventer une tradition de révolution féminine bien chinoise, en s’appuyant sur l’image de Qiu Jin qui en est arrivée par la suite à être vénérée par les Nationalistes comme par les Communistes comme l’un des personnages les plus emblématiques de la Révolution de 1911, après Sun Yat-sen. Elle avait sur Rosa Luxembourg l’avantage de s’être identifiée à la tradition chinoise des guerrières et des nüxia, portant l’épée et montant à cheval, et revendiquant l’héritage des héros des Trois-Royaumes, et en particulier celui de l’assassin raté du Premier Empereur, Jing Ke (荆轲) [15].

 

Pourtant personne parmi les leaders révolutionnaires n’ont montré le moindre intérêt pour pérenniser sa mémoire et en faire un symbole politique. Le département central des femmes, dans le gouvernent nationaliste, a fait une brève tentative et son nom a été mentionné en passant dans le journal nationaliste de Canton. Mais cela n’a pas été plus loin.

 

En fait, ce manque d’intérêt aurait eu pour cause l’animosité latente des membres du Parti nationaliste à l’égard du Guangfuhui (光复会), ou Société de restauration, créée par Cai Yuanpei en 1904, organisation qui a collaboré avec le Tongmenghui de Sun Yat-sen avant 1911, mais qui s’est ensuite enlisée dans une guerre de factions avec lui. Or Qiu Jin était bien devenue membre du Tongmenghui à Tokyo en 1905, mais ensuite, de retour au Zhejiang, elle a aussi mené des actions pour le Guangfuhui dont faisait partie son cousin Xu Xilin. Quand les différends entre les deux groupes s’exacerbèrent, en 1912, Qiu Jin en pâtit.

 

Peu de temps après la Révolution de 1911, les amies de Qiu Jin conçurent le projet de rapporter ses restes du Hunan où elle avait été enterrée dans le cimetière de la famille de son mari, et de lui construire un mausolée près du lac de l’Ouest à Hangzhou, avec une épitaphe en hommage à ses activités révolutionnaires [16]. Mais, alors que la construction allait commencer, elle fut arrêtée par Yuan Shikai qui venait d’accéder à la présidence de la République, sous le prétexte que le mausolée éclipserait la tombe toute proche du général Yue Fei () [17].

 

Sun Yat-sen est devenu après sa mort un formidable symbole national dont la force est devenue évidente lors de ses funérailles, en mars 1925 : une foule s’est pressée pour accompagner sa dépouille de Pékin aux Collines de l’ouest. Le Guangdong devint le centre de cette glorification : son portrait fut déployé partout, des rues et des parcs furent rebaptisés à son nom, y compris l’université de Canton, devenue université Sun Yat-sen en 1926. En mars, le gouvernement révolutionnaire du Guangdong a célébré le premier anniversaire de sa mort afin de le représenter comme l’incarnation du nationalisme chinois et en faire le père de la Révolution.

 

Le choix de cette icone masculine pour incarner l’identité révolutionnaire a ipso facto empêché qu’une figure comparable de « mère de la révolution » puisse s’imposer dans les annales de l’histoire révolutionnaire de la Chine. Peut-être était-elle trop poète, et pas assez politique.

 

Il reste donc à rendre hommage, aussi, à la femme de lettres en Qiu Jin, et à la poétesse qui a, par ses écrits autant que par ses actes, enflammé les esprits. Qiu Jin ne serait pas Qiu Jin sans sa fin tragique, elle ne le serait pas non plus sans les écrits qu’elle nous a laissés.

 

II.  Une œuvre méconnue

 

Ses écrits ont quelque peu été éclipsés par l’image un peu factice du personnage, romantique, voire martiale, souvent privilégiée par le cinéma et la télévision [18]. Ce sont eux, pourtant, qui nous livrent la part la plus profonde de Qiu Jin. Il y a bien sûr ses pamphlets et essais politiques, publiés dans la presse, qui traitent avec passion de l’émancipation des femmes en en faisant un facteur déterminant de la renaissance nationale ; mais ses écrits politiques incluent aussi des chants féministes et des ballades patriotiques qui relèvent de son art de poète. La poésie est présente dans l’ensemble de ses écrits, mais aussi de sa vie. C’est encore par un vers – brève synthèse de son existence - qu’elle a achevé l’interrogatoire préalable à son exécution.

 

Poèmes

 

Ses amis et ses proches ont donc édité des recueils de ses poèmes dès les lendemains de sa mort, comme une sorte d’hommage post-mortem. Le premier, regroupant quelques-uns de ses poèmes compilés par Wang Zhifu, est publié en août 1907, à Tokyo. Un recueil de poèmes est aussi édité par son amie Xu Zihua sous le titre « Vent et pluie d’automne » (《秋风秋雨集》), d’après le vers de Qiu Jin écrit avant son exécution.

 

Ses poèmes sont des œuvres mélancoliques, écrites « avec l’éclair et les flammes de son épée », a dit Yang Minru. Ils sont en fait d’un style recherché, mêlant métaphores et allusions renvoyant à la mythologie et à l’imagerie classiques, mais empruntant de plus en plus à la rhétorique révolutionnaire au cours du temps. Car leur tonalité évolue et l’on peut distinguer plusieurs phases d’écriture qui suivent la radicalisation de sa pensée et de son action.

 

Le recueil de poèmes Qiu Jin ji,

réédition 1979

 

o    Au début, elle reste dans un style très classique pour évoquer sa vie personnelle, en exaltant la beauté, mais aussi la fragilité des fleurs, et en particulier les fleurs de chrysanthèmes et de pruniers auxquelles elle se compare, comme dans « Le chrysanthème mutilé » (《残菊》) :

 

岭梅开后晓风寒,几度添衣怕倚栏。 Les fleurs de prunus écloses souffrent du vent d’hiver….
残菊犹能傲霜雪,休将白眼向人看。 Les chrysanthèmes mutilés défient givre et neige……

 

Quand elle commence à s’intéresser à l’activité politique, ses poèmes reflètent la tristesse de voir le pays au bord de la ruine et son impuissance à pouvoir le sauver, toujours dans le style de la poésie classique, avec des références mythologiques.

 

o    Après son arrivée au Japon, le ton change, elle chante son exaltation, dans des poèmes plus longs, comme « Sans thème » (《失题》) qui commence ainsi :

 

登天骑白龙,走山跨猛虎。    Je monte au ciel sur un dragon blanc,

                                     et parcours la montagne sur un tigre féroce.
叱咤风云生,精神四飞舞。    D’un cri de colère j’engendre vent et nuages,

                                     et mon esprit virevolte en dansant.

 

o    Bientôt, son ardeur se fait patriotique, et prend même des accents guerriers, comme dans ses divers « chant du sabre » où elle exprime son désir de verser son sang pour la patrie en sortant son sabre de son fourreau pour faire trembler le ciel.

 

Elle dénonce la pourriture du système qui fait des hommes les maîtres du pouvoir, alors qu’elle se sent bien supérieure dans son ambition de défendre héroïquement la nation ; c’est ce qu’elle exprime dans son célèbre poème Man Jiang Hong (满江红), dont le titre est emprunté à celui d’un poème de Yue Fei (岳飞), le fameux général des Song du Nord déplorant que l’empereur ne l’ait pas laissé refouler les barbares ; Qiu Jin commence par exprimer toute la mélancolie que suscite en elle la saison de la mi-automne dans la capitale, puis continue en exprimant toute sa rancœur contre l’injustice dont elle est victime en tant que femme, dans de superbes vers pleins de riches assonances dont la traduction n’est qu’indicative :

 

身不得,男儿列;                   aptitude ou bravoure, peu importe, 
心却比,男儿烈!                   les hommes sont les maîtres !
算平生肝胆,因人常热,           à ma passion tout entière, je brûle de colère.
俗夫胸襟谁识我?                   qui de ces hommes vulgaires pourrait connaître mes ambitions ?
英雄末路当磨折。                    l’héroïsme sans issue devient un vrai tourment.
莽红尘,何处觅知音,青衫湿!   en ce monde pourri, où trouver âme sœur, j’en suis en pleurs !

     

Pierres de l'oiseau Jingwei 

 

Le Jingweishi

 

Qiu Jin a en outre laissé inachevé un texte intitulé « Pierres de l'oiseau Jingwei » (Jingwei shi 精卫石) qu’elle a commencé à écrire au Japon en 1905 et dont il nous reste six des vingt chapitres du projet initial, publiés pour la première fois en 1962 dans une anthologie d’A Ying.

 

Il s’agit d’un tanci (弹词), un genre narratif traditionnel

originaire de Suzhou qui a la forme d’une ballade orale faisant alterner des passages récités en prose (en chinois parlé populaire), et des vers chantés, accompagnés d’un instrument à cordes, traditionnellement sanxian (三弦) ou pipa (琵琶), instrument à trois ou quatre cordes pincées, d’où le terme de tanci qui signifie « poème [récité] en grattant les cordes ».

 

Tenant à la fois du roman et de formes chantées dérivant de l’opéra populaire, ce genre typiquement féminin a connu une grande vogue sous les Ming, et jusqu’à la fin des Qing. Il était surtout prisé des femmes qui, souvent illettrées, pouvaient écouter le récit sans avoir à le lire. Les tanci pouvaient être très longs, avec des parties narratives en prose précédées d’une introduction chantée ou kaibian (开篇) n’ayant souvent rien à voir avec la narration.

 

Qiu Jin reprend une tradition qui, sous les Qing, s’était étendue au-delà du pur divertissement pour devenir pamphlet socio-politique, comme le Gengzi Guobian Tanci (庚子国变弹词) écrit en 1902 par Li Baojia (李宝嘉) sur la Révolte des Boxers, et encore appelé « Tanci du désastre national de 1900 ». Qiu Jin, elle, raconte l’histoire de jeunes filles intelligentes et cultivées, mais sans autre espoir que de finir mariées à quelque fils de marchand dépravé mais riche. Elle consacre de longs passages, un peu didactiques, à la dénonciation, par le biais d’un personnage, de la triste situation des femmes, en particulier dans le chapitre 4 où sont énoncées les sources des malheurs des femmes dans la société chinoise de l’époque.

 

Elle reprend également l’alternance traditionnelle prose/poésie, ainsi que les introductions chantées dans lesquelles elle évoque le contexte dans lequel elle écrit, par exemple le paysage japonais en hiver qui s’harmonise avec ses propres sentiments. Puis, comme dans les romans traditionnels dit « à chapitres », elle passe à sa narration principale par une phrase rappelant le conteur : mais retournons vite à notre histoire…

 

Quant à l’oiseau Jingwei, c’est un oiseau légendaire qui essayait de remplir la mer avec des galets, donc un symbole de ténacité et de détermination évidemment symbolique. Qiu Jin explique son intention dans la préface en des termes célèbres : « Tous les jours je brûle de l’encens en priant le ciel que les femmes s’émancipent de leur situation d’esclaves et se dressent comme des héroïnes et des braves sur l’autel de la liberté, sur les traces madame Roland, Anita [Garibaldi], Sofia Perovskaïa [19], Harriet Beecher Stowe et Jeanne d’Arc. De tout mon cœur j’implore mes vingt millions de compatriotes féminines d’assumer leurs responsabilités de citoyennes. Debout ! Debout, femmes chinoises, levez-vous ! »

 


 

Bibliographie

 

- Writing Women in Modern China, an Anthology of Women’s Literature from the Early 20th Century, ed. Amy D. Dooling and Kristina M. Torgeson, Columbia University Press, 1998, Short biography of Qiu Jin pp. 39-42 + Excerpts from Stones of the Jingwei Bird pp. 43-78.

- Littérature chinoise, 1er trimestre 1983, « Qiu Jin : poétesse révolutionnaire » (《革命诗人秋瑾》), par Yang Minru (扬敏如), pp. 24-30.

- Qiu Jin, féministe, poète et révolutionnaire, Suzanne Bernard, Le Temps des Cerises, 2006, 118 pages.

- Qiu Jin – Pierres de l’oiseau Jingwei – femme et révolutionnaire en Chine au XIXe siècle, Catherine Gipoulon, éd. Des femmes, 1976, 298 p. (thèse de 3ème cycle de chinois, université de Bordeaux juin 1975)

 


 

Représentations modernes de Qiu Jin

 

Wang Gongyi (王公懿), artiste peintre née en 1946 à Tianjin, s’est fait connaître au tout début des années 1980 par une célèbre série de sept gravures sur bois en noir et blanc à la mémoire de Qiu Jin (《秋瑾组画》) : ces gravures ont décroché le premier prix à la deuxième Exposition nationale des Beaux-arts des jeunes artistes chinois au tout début des années 1980.

 

 

Les sept gravures de la série Qiu Jin, par Wang Gongyi

 

 

La 7" gravure de la série Qiu Jin de Wang Gongyi
Institut des Beaux-arts de Chine 中国美术学院美术馆

 

Qiu Jin par Jiang Caiping (蒋采苹) [20], artiste peintre

née en 1934 à Kaifeng : encre sur papier 1992,

National Art Museum of China (Pékin)

 

 

 

 


[1] Prénom lettré qui signifie « le joyau de la chambre des femmes ». Elle abandonnera le premier caractère (guī ), qui désigne les chambres réservées aux femmes dans les maisons traditionnelles de la Chine ancienne, et, au Japon, adoptera un autre prénom, très martial : Jingxiong 竞雄 c’est-à-dire ‘héros rivalisant avec les héros’.

[2] Taiwan a été gouverné par la Chine de 1683 à 1895, date à laquelle l’île a été cédée au Japon par le traité de Shimonoseki à la suite de la première guerre sino-japonaise.

[3] Ce célèbre lac du Zhejiang, situé près de Shaoxing, s’appelle aussi Jinghu (镜湖), Jing comme miroir, d’où la traduction. Jianhu est par ailleurs un terme évoquant immédiatement celui de jianghu, ce fameux domaine symbolique des « rivières et des lacs » des brigands du grand classique « Au Bord de l’eau » (《水浒传》), avatars des chevaliers errants et assassins de Sima Qian.

Sur la nüxia, chevalier errant au féminin, voir : http://www.chinese-shortstories.com/Reperes

_historiques_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_xiaoshuo_I_3a.htm

[4] Le mari de Qiu Jin était un proche de l’aîné de ses petits-enfants, Zeng Zhongba (曾重伯).

[5] Elle se sépara de son mari parce qu’il avait pris une concubine et revint chez elle dans le Hunan avec ses enfants ; à l’âge de 50 ans, en 1915, elle partit étudier à Changsha en prenant ses enfants avec elle, puis, en 1920, elle les emmena en France où ils ont participé tous trois au programme travail-études.

Jianhao 健豪 était le surnom qu’elle s’était donné : celle qui fonde la bravoure, la grandeur d’âme. Elle a en fait fondé toute une lignée de personnalités célèbres, dont sa fille Cai Chang (蔡畅), qui sera présidente de la Fédération des femmes de Chine, et son fils Cai Hesen (蔡和森), l’un des premiers militants communistes, arrêté et exécuté en 1931.

[6] Sur le journal et ses deux numéros publiés, voir : http://www.china.com.cn/chinese/zhuanti/360944.htm

[7] Littérature chinoise, 1er trimestre 1983, « Qiu Jin : femme poète révolutionnaire »革命诗人秋瑾, par Yang Minru 扬敏如, pp. 24-30.

[8] Il s’agit littéralement de givre, mais traduit couramment par neige.

[10] Il était important de mobiliser les femmes et les « libérer » pour le succès du Grand Bone en avant.

Voir le film « Li Shuangshuang » (李双双) de Lu Ren (鲁韧) adapté d’une nouvelle de Li Zhun (李准) : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Lu_Ren_Li_Shuangshuang.htm

[11] Costume d’amazone qui avait été lancé en 1767 par un portrait de Madame du Barry par Hubert Drouais. La France puisait son imagerie dans l’antiquité gréco-romaine, comme la Chine puisait le sien aux sources de la littérature de wuxia

[12] Révolutionnaire excentrique née dans une famille paysanne belge, elle rejoint la France en 1789 après une vie aventureuse, participe aux événements de la Révolution française, est arrêtée en 1791, emprisonnée, libérée un an plus tard. En mars 1792, Pauline Léon présente à la Législative une pétition demandant le droit de former une garde nationale féminine et le droit du port d’armes pour les femmes. Théroigne se coupe les cheveux, s’habille en homme, se prépare à la guerre, veut former une « phalange d’amazones » et participe à l’invasion du palais des Tuileries. Calomniée, déshabillée et fouettée en public par des « dévotes de Robespierre et Marat » le 16 mai 1793, victime d’un délire de persécution (compréhensible : Olympe de Gouges et Madame Roland sont guillotinées les 3 et 8 novembre 1793), mais aussi des séquelles d’une maladie vénérienne contractée dans sa jeunesse, elle finit par sombrer dans la folie, est internée à la Salpêtrière où elle meurt en 1817, à 55 ans.

[13] Théroigne de Méricourt, une femme mélancolique sous la Révolution, Albin Michel mars 2010.

[14] Mona Ozouf, Les mots et les femmes, essai sur la singularité française, Fayard coll. L’esprit de la cité, 1995, p. 109.

[15] Sur Jing Ke, voir les Biographies d’assassins des Mémoires historiques (《史记》) de Sima Qian (司马迁), ainsi que la pièce de Mo Yan « Jing Ke, assassin » (《我们的荆轲》).

[16] Qui Jin a eu en réalité neuf tombes successives : après un premier enterrement rapide à la suite de son exécution, le frère de Qiu Jin a récupéré ses restes et les a réenterrés un peu plus loin ; puis, en février 2008, ses deux meilleures amies ont acheté un terrain près du lac de l’Ouest à Hangzhou et lui ont organisé des funérailles officielles, mais, à la fin de l’année, des soldats envoyés par le gouvernement impérial ont rasé la tombe. Ensuite, quand le mari de Qui Jin est mort, la famille a fait revenir les restes pour les enterrer à côté de lui, dans le Hunan. Après la révolution, en 1912, le corps a été transféré dans une tombe plus grande, puis il a été ramené sur les bords du lac de l’Ouest. Mais là encore il a été subi encore quatre transferts supplémentaires, le premier en 1964, et ce n’est qu’en 1981 qu’elle a reçu sa sépulture définitive avec sa statue de marbre dominant le lac de l’Ouest.
Ces multiples enterrements et hommages témoignent de l’attrait qu’a exercé Qiu Jin pendant un siècle, et des ambiguïtés que comporte la mémoire symbolique qui en a été finalement conservée.

Voir l’article de Hu Ying :

Qiu Jin’s Nine Burials: The Making of Historical Monuments and Public Memory, in Modern Chinese Literature and Culture, vol. 19 n° 1, Spring 2007, pp. 138-191.

[17] Héros exécuté par l’empereur Song Gaozong alors qu’il projetait de reprendre la capitale Kaifeng aux Jürchen qui avaient envahi la Chine du Nord. Il est resté un symbole de droiture et de loyauté.

[18] Et en particulier par le film de 2011 du réalisateur hongkongais Hermann Yau « Qiu Jin, The Woman Knight of Mirror Lake » (《鉴湖女侠》), tourné comme un film d’arts martiaux. Qiu Jin y devient une figure de légende, au même titre que Ip Man dans le précédent film du même réalisateur, « Ip Man, la légende est née » (叶问前传).

[19] Militante russe qui a participé à l’organisation de l’assassinat du tsar Alexandre 1er et a été pendue le 15 avril 1881.

[20] Artiste peintre née en 1934 à Kaifeng.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.