Shi
Tiesheng
史铁生
1951-2010
Présentation
par Brigitte
Duzan, 26 février 2010, actualisé 10 juin 2025
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Shi Tiesheng |
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Parmi les
écrivains chinois célèbres qui ont la faveur des
critiques comme du public chinois, Shi Tiesheng (史铁生)
reste peu connu en France, essentiellement faute de
traductions.
C’est
pourtant un auteur original et prolifique dont la
célébrité en Chine remonte au début des années 1980.
Une vie tragique marquée par le destin
Dans le
cadre des mesures « d’ouverture » qui suivirent la mort
de Mao, les universités ouvrirent à nouveau leurs
portes, et en particulier, en 1979, le célèbre Institut
du cinéma de Pékin (北京电影学院),
vivier des meilleurs talents du cinéma chinois. Sortis
en 1982, les réalisateurs de la première promotion après
la mort de Mao, connus comme « cinquième génération »,
ont révolutionné le cinéma chinois et l’ont fait sortir
des frontières nationales.
En
1980, ils en étaient encore à faire leurs preuves. Au
début de l’été, cette année-là, on confia à trois
d’entre eux la mission de réaliser un court métrage,
occasion inespérée justifiée par la nécessité de tester
du nouveau matériel vidéo qui venait d’arriver, du
matériel Sony. Des trois réalisateurs en herbe choisis,
Tian
Zhuangzhuang (田壮壮), Xie Xiaojing (谢小晶)
et Cui Xiaoqin (崔小芹),
le premier était alors le plus en vue, celui qui avait
le plus d’influence.
Il leur
fallait d’abord un scénario, et ils en trouvèrent la
trame dans une nouvelle qui venait d’être publiée dans
le journal littéraire des étudiants de l’université de
Pékin et circulait dans le milieu des jeunes
intellectuels de la capitale. La nouvelle s’appelait
« Un coin sans soleil » (《没有太阳的角落》)et
avait attiré l’attention sur son auteur par la qualité
de l’écriture et l’émotion qu’elle suscitait. C’est
l’histoire de trois jeunes handicapés qui travaillent
dans une petite fabrique, dans une vieille allée de
Pékin, peignant à longueur de journée des motifs de
fleurs sur des reproductions d’anciens objets de laque ;
leur vie terne, sans contact avec l’extérieur, est
soudain transformée par l’arrivée inopinée dans leur
atelier d’une jeune fille qui leur apporte une lueur de
vie et d’affection, renforcée par le verdict de son père
médecin : leur infirmité est incurable. A la fin, elle
sera la seule à pouvoir s’inscrire à l’examen d’entrée à
l’université, réinstauré en 1978, pour la première fois
depuis dix ans, et, avec l’aide des trois autres, à
réussir…
Les trois étudiants réalisateurs décidèrent donc de
rencontrer l’auteur et découvrirent un jeune homme
lui-même handicapé, condamné à un fauteuil roulant.
C’était Shi Tiesheng. Pendant tout l’été, ils vinrent le
chercher pour l’emmener non loin de chez lui, chez l’un
de leurs professeurs, pour élaborer ensemble le
scénario. Après huit révisions, le script fut enfin
accepté, sous le titre « Un coin à nous » (《我们的角落》) ;
le court métrage fut ensuite adapté en film télévisé,
et, bien qu’il n’ait pas été diffusé, les censeurs
l’ayant jugé trop déprimant et d’un ton trop négatif, il
eut un profond impact dans le milieu de l’Institut.
Quant à Shi Tiesheng, sa carrière était lancée.
Il est né en 1951, à Pékin. Il avait donc quinze ans au
début de la Révolution culturelle, et, à la fin de ses
études secondaires, en 1969, il fut envoyé à la
campagne, comme ses pairs, les « jeunes instruits » (知青),
se former auprès
des paysans. Il en revint paraplégique. La plupart de
ses biographies, reprenant une histoire officielle,
expliquent sa paralysie par les suites d’un accident, de
bicyclette ou de voiture. C’est un camouflage de la
réalité : il avait été envoyé au Shaanxi, dans un
village près de Yan’an, où il fut logé dans une de ces
caves humides, taillées à flanc de falaise, qui sont
aujourd’hui une curiosité touristique. Il y développa
une maladie qui commença par des douleurs dans le dos et
les jambes, et le laissa finalement paralysé dans toute
la partie inférieure du corps, paralysie doublée
d’urémie. Il continua cependant à travailler jusqu’en
1981, avant d’être officiellement autorisé à rester chez
lui.
Entre
temps, il avait commencé à écrire, non pour témoigner,
mais tout simplement pour vivre. Il a dit de lui-même
qu’il était « malade par profession, et écrivain à ses
heures de loisirs » (“职业是生病,业余在写作”).
Une œuvre prolifique, profondément émouvante
Des nouvelles empreintes d’humanité, hantées par la
maladie et le souvenir
Les deux nouvelles qui ont contribué à le faire
connaître sont représentatives des deux principaux
thèmes qui parcourent son œuvre : d’une part la
description du monde des handicapés, et les réflexions
qu’il lui suggère, d’autre part les souvenirs du passé,
des années au Shaanxi, et, étonnamment, ce sont des
souvenirs nostalgiques, d’une sorte de paradis à jamais
perdu. C’était en fait un temps magique où la maladie
n’avait pas encore frappé, où tout était encore
possible.
Après « Un coin sans soleil », il publia en effet en
1983 une nouvelle qui faisait suite à trois autres sur
un thème proche ; elle fut primée cette année-là et le
rendit célèbre : c’est « Mon lointain
Qingpingwan » (《我的遥远的清平湾》).
‘Qingpingwan’ est le nom du village où il avait été
envoyé, en 1969, un coin perdu sur l’immensité du
plateau de loess. C’est un hommage à la vie dure des
paysans de ces étendues arides, dont il a ensuite fait
le sujet de plusieurs autres nouvelles, dont, en 1986,
des ‘histoires de jeunes installés à la campagne’ (《插队的故事》),
narrations doublées de réflexions sur l’expérience vécue
par ces équipes de jeunes qui devaient ‘s’intégrer’ (插)
dans la vie des villages où ils étaient envoyés.
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Mon lointain Qingpingwan |
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Histoires de jeunes installés à la
campagne |
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Qu’il
ait gardé de ces années un souvenir aussi nostalgique,
il n’est pas le seul dans ce cas et s’en est lui-même
expliqué :
有人说,我们这些插过队的人总好念叨那些插队的日子,…只是因为我们最好的年华是在插队中度过的。谁会忘记自己十七八岁、二十出头的时候呢?谁会不记得自己的初恋,或者头一遭被异性搅乱了心的时候呢?于是,你不仅记住了那个姑娘或是那个小伙子,也记住了那个地方,那段生活。
Il y
a des gens qui disent [en s’étonnant] que nous parlons
toujours positivement de nos souvenirs des jours passés
à travailler à la campagne, … c’est simplement parce que
ce furent les meilleurs moments de notre existence. Qui
pourrait oublier l’époque de ses dix sept, dix huit ans…
? Qui pourrait oublier l’époque de ses premiers émois
amoureux ? Alors, on se souvient non seulement de la
jeune fille, du jeune garçon, mais aussi de l’endroit où
l’on vivait, et de la vie qu’on y menait.
En revanche, ce qui le rend unique, c’est que, lorsqu’il
a écrit ces nouvelles, il était paralysé depuis une
bonne dizaine d’années, et que, comme il l’a avoué dans
un essai ultérieur, il était en proie à de violentes
crises de dépression, des moments bien compréhensibles
de questionnement sur le sens de la vie et du destin
individuel. Pourtant, rien de cela ne transparaît dans
ces narrations, elles diffusent la sérénité tranquille
d’un monde en phase avec la nature, dont les valeurs
profondes faisaient accepter les conditions de vie très
dures. Il n’y a rien de sentimental, idyllique ou
héroïque dans ces histoires, simplement le souvenir ému
des meilleures années d’une existence, celles,
innocentes, de la jeunesse.
C’est la même chaleur humaine, d’une émotion toujours
contenue, sans le moindre ressentiment, que l’on
retrouve dans les nouvelles sur sa famille, et ses
années de travail en atelier, de 1974 à 1981 : «
L’étoile de grand-mère » (《奶奶的星星》),
couronnée du prix de la meilleure nouvelle en 1984, et
« Petit récit de la vieille maison » (《老屋小记》),
distinguée par le prix Lu Xun 1995-96.
C’est
en 1996 qu’il publie son premier roman, « Notes on
Principles » (ou Notes sur des questions abstraites
wuxu biji
《务虚笔记》).
Ce n’est pas vraiment une histoire, plutôt une longue
réflexion, à travers celles de cinq personnages désignés
par des lettres de l’alphabet – peintre, professeur,
poète, docteur et, évidemment, un handicapé. Chacun
répercute les questions que se pose l’auteur, sur la
vie, la souffrance, le rêve, le mythe et la réalité, et
le sens d’une vie dans ces conditions, en cherchant dans
l’amour une issue à la souffrance
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Notes on Principles |
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En
2006, alors que sa santé en constante dégradation ne lui
permettait plus que d’écrire deux heures par jour, et
encore un jour sur deux, il a encore publié un roman
complexe, publié d’abord dans une version abrégée, puis
en totalité en janvier 2006 : Wo de Dingyi zhi lü《我的丁一之旅》,
qui pourrait être traduit par « Mon séjour en Dingyi ».
C’est un roman de facture expérimentale, axé sur un
esprit qui voyage dans le temps en séjournant dans le
corps de diverses personnes, dont Adam, l’auteur
lui-même et le héros, Dingyi. Commençant par la
rencontre d’Adam et Eve, c’est une réflexion sur l’amour
vrai. Mais l’auteur s’est peu expliqué sur son roman, il
a juste dit : « Je voulais chercher une raison de
vivre. »
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Mon séjour en Dingyi |
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Des essais
aussi prenants que des romans
Cette
raison de vivre, l’auteur en a fait l’objet d’une quête
inlassable, qui se reflète dans ses essais autant que
dans ses nouvelles.
La
santé de l’écrivain s’est peu à peu détériorée,
nécessitant des séances régulières de dialyse. Sa vie
est alors devenue un long chemin de croix, parsemé de
haltes salvatrices devant le papier blanc. C’est ce
qu’il a exprimé dans les essais écrits entre 1998 et
2001, plus de deux cents essais fragmentaires publiés
individuellement dans le journal littéraire Tianya avant
d’être rassemblés en six essais en 2002, dans un livre
publié sous le titre bìngxì suìbǐ《病隙碎笔》,
c’est-à-dire « notes fragmentaires écrites dans les
interstices de la maladie ».
C’est
une sorte de récapitulation des motifs développés dans
ses écrits antérieurs, une réflexion sur la période dans
laquelle il vit autant qu’une méditation personnelle et
intuitive sur le destin finalement commun des êtres
humains, et toujours du même ton égal, sans passion ni
affliction extrêmes.
Chacun
des six essais du volume se termine par la question
« Comment peut-on résoudre cela ? » à laquelle, bien
sûr, il n’a pas de réponse. Mais, dit-il, « la voie
spirituelle consiste justement dans le processus même de
recherche… »
C’est ce qu’il avait déjà illustré dans l’une de ses
nouvelles les plus connues,
Mìngruò qínxián《命若琴弦》ou
« la vie comme une corde [de violon ou de luth] »,
adaptée
au cinéma en 1991 par Chen Kaige, sous le titre « La
vie sur un fil » (《边走边唱》).
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La vie sur un fil |
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La
nouvelle raconte l’histoire de deux musiciens aveugles,
un vieux maître de sanxian (三弦 :
une sorte de luth à trois cordes) et son jeune élève et
disciple. Le maître a dit un jour à son élève que ce
n’est qu’après avoir cassé mille cordes qu’il pourrait
ouvrir son instrument et, à l’intérieur, il trouverait
la recette d’un médicament qui le guérirait et lui
permettrait de recouvrer la vue. L’élève vieillit ainsi
peu à peu et devient à son tour un vieux musicien. Quand
il finit par casser sa millième corde, et qu’il ouvre
l’instrument, il ne trouve à l’intérieur qu’un papier
blanc. Il comprend alors la leçon qu’a voulu lui
transmettre son vieux maître, et qu’il transmet à son
tour à son propre élève :
‘记住,人命就像这琴弦,拉紧了才能弹好,弹好了就够了’
‘Souviens-toi : la vie est comme une corde de
sanxian, ce n’est que lorsqu’elle est bien tendue
que l’on peut bien jouer, et parvenir à bien jouer, cela
suffit [ce n’est pas la peine de chercher plus loin].’
C’est le genre de sagesse toute simple qui ressort de
ses nouvelles et essais, empreints d’une humanité
profonde, où l’émotion est toujours latente. Le plus
célèbre de ces textes, l’un des plus beaux et des plus
significatifs, est certainement « Le temple de la terre
et moi » (《我与地坛》),
publié en 1991, dans lequel il confie des souvenirs liés
à quinze ans de promenades journalières dans le parc du
‘temple de la terre’, à Pékin, près de chez lui. On y
croise quelques personnages anonymes rencontrés là
régulièrement, quelques tranches de vie à peine
effleurées, mais aussi l’ombre de sa mère attachée à ses
pas, décédée très tôt comme si elle n’en pouvait plus de
souffrir, et l’on suit le fil de ses pensées au cours du
temps…
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Le Temple de la Terre et moi |
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Disparu soudain fin
2010
Shi Tiesheng
est décédé d’une
hémorragie cérébrale dans la nuit du 30 au 31 décembre
2010, à l’hôpital Xuanwu de Pékin.
Il a eu
un malaise après le traitement de dialyse que
nécessitait son insuffisance rénale ; tombé dans le
coma, il a été emmené d’urgence à l’hôpital, mais ne
s’est pas réveillé. Il avait cinquante-neuf ans.
La
souffrance fut son lot quotidien. La souffrance et la
mort sont d’ailleurs des thèmes récurrents dans son
œuvre. C’étaient deux connaissances familières avec
lesquelles il avait appris à vivre. « La maladie est
ma profession, l’écriture mon occupation à temps
partiel, » a-t-il dit.
Le 4
janvier 2011, dans le quartier d’artistes 798 à Pékin, a
eu lieu une manifestation commémorative qui a réuni un
millier de personnes. Dans la haute tradition des
hommages aux grands hommes disparus ont été disposés sur
un mur du souvenir, autour de sa photo, des témoignages
émus ornés de roses rouges.
La
présidente de l’Association nationale des écrivains de
Chine,
Tie Ning, est
venue en personne rendre à l’écrivain son hommage
personnel : « Condamné à une chaise roulante, a-t-elle
dit, il avait une gentillesse et une profondeur de
pensée qui lui faisaient appréhender la vie avec plus
d’acuité que les gens ordinaires. »
Traductions en français
De
nombreuses nouvelles de Shi Tiesheng ont été traduites
par Annie Curien.
- Elle
en a publié un recueil de cinq, datées de 1986 à 1993,
plus « Le Ditan et moi », sous le titre de l’une
d’elles, « Fatalité » (《宿命》) :
Fatalité, recueil de six textes traduits du chinois par
Annie Curien, Gallimard, 2004.
- La
traduction de Mìngruò qínxián《命若琴弦》est
parue sous le titre « La vie comme une corde de luth »
dans l’Anthologie de nouvelles chinoises
contemporaines, Gallimard, Du monde entier, 1994,
pp. 123-151.
Traduction en anglais
L’un de
ses textes les plus poignants, écrit en 1991, où il
raconte ses souvenirs d’hôpital, est « L’année de mes 21
ans » (《我二十一岁那年》).
Fin
1968, en réponse à l’article du 22 décembre par lequel
Mao Zedong enjoignait aux jeunes à partir à la campagne
« pour ne pas rester oisifs en ville », Shi Tiesheng est
parti dans le Shaanxi, dans un village près de Yan’an. A
force de transporter des charges trop lourdes, il s’est
abîmé la colonne vertébrale et, ayant été soigné avec du
retard, est finalement resté paraplégique. C’est la
détérioration progressive de sa condition qui l’a amené
à l’hôpital de l’Amitié à Pékin en janvier 1972. Ce qui
caractérise son texte, c’est la profonde chaleur humaine
qui s’en dégage, comme dans tous ses écrits, et la
solidarité avec ses compagnons d’infortune.
Traduit en anglais par Dave Haysom : « The Year of Being
Twenty-One
»
https://www.asymptotejournal.com/nonfiction/shi-tiesheng-the-year-of-being-twentyone/
Texte
original :
https://www.kanunu8.com/book/4313/52183.html
À
lire en complément
-
La
première personne
《第一人称》
-
La vie au bout des cordes
《命若琴弦》