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Bu Ning/Pu Ning 卜寧/卜宁/ Wumingshi 无名氏
1917-2002
Présentation

par Brigitte Duzan, 20 janvier 2022 

 

Écrivain qui a eu son heure de gloire dans les années 1940, mais a ensuite été condamné au semi-silence et à la misère faute de conformité idéologique, Bu Ning (卜宁) est le pseudonyme utilisé par Bu Naifu (卜乃夫) pour signer son premier recueil de nouvelles, en 1938. Par la suite, il est cependant devenu célèbre sous celui de Wumingshi (无名氏), l’Homme sans nom. Aujourd’hui injustement méconnu, toujours interdit de publication en Chine continentale, il mérite de sortir de l’oubli.

 

Les années d’avant-guerre : études au petit bonheur

 

Bu Ning (souvent transcrit Pu Ning) est né le 1er janvier 1917 à Nankin. Son père était un médecin autodidacte. Il était le quatrième d’une fratrie de six dont trois sont morts jeunes. Son second frère, Bu Shaofu (卜少夫), a été rédacteur en chef adjoint du Shenbao (《申报》) et a plus

 

Wumingshi à la fin des années 1930

tard fondé des revues à Hong Kong ; connu dans le monde de la presse chinoise, il a été un soutien important pour son frère.

 

Il est allé à l’école à l’âge de cinq ans, dans une petite école traditionnelle, mais l’année suivante, son père est mort. Il est alors allé vivre avec sa grand-mère à Yangzhou. À l’âge de onze ans, après avoir changé plusieurs fois d’école, il entre à l’école expérimentale de l’Université du Sud-Est à Nankin et il a de tellement bons résultats qu’il saute une classe. Deux de ses rédactions sont remarquées et publiées. Cette première expérience l’incitera plus tard à se lancer dans l’écriture.

 

Malheureusement, entre l’été 1930 et l’été 1931, il doit arrêter faute d’argent pour payer l’école. Il continue ensuite dans un collège privé de Nankin, mais l’incident dit de Mukden (aujourd’hui Shenyang), le 18 septembre 1932 [1], fait de la ville une poudrière, avec des étudiants partout dans les rues manifestant pour la résistance contre le Japon. Les cours sont suspendus pendant plusieurs semaines. Bu Ning a quinze ans, il organise un club de théâtre dans son collège et publie des articles.

 

En 1934, le gouvernement promulgue une nouvelle réglementation des examens d’entrée à l’université, défavorable aux élèves du privé. Beaucoup d’élèves abandonnent leurs études, dont Bu Ning qui renonce à obtenir un diplôme. Le 1er avril 1935, il part à Pékin (alors Beiping) et étudie à la bibliothèque nationale, de huit heures du matin à la fermeture, à dix heures du soir. Il lit quelque trois cents ouvrages en moins de deux ans, dont beaucoup de traductions de chefs-d’œuvre de la littérature étrangère. Il ne visite aucun des sites de la capitale, même pas la Cité interdite, mais il assiste à quelques cours à l’Université de Pékin, ceux de Hu Shi (胡适), de Zhou Zuoren (周作人) ou de Liang Shiqiu (梁实秋).

 

Peu après son arrivée dans la capitale, il publie des nouvelles dans le supplément « Le petit parc » (《小公园》) du Ta Kung Pao (《大公报》) de Tianjin. Le rédacteur en chef l’encourage, un ami, fils d’une riche famille, l’héberge pendant six mois, pourtant sa vie est très difficile. Il tente de s’inscrire dans une école russe pour apprendre la langue, mais l’école est fermée. Finalement, en 1936, sa mère le rappelle à Nankin. À l’automne, il souffre d’un début de tuberculose et doit se reposer pendant un an, tout en continuant à lire et à écrire.

 

Les années de guerre : naissance d’un écrivain à succès

 

En 1937, il a vingt ans, il affine son style et sa nouvelle courte « Effondrement » (《崩颓》) marque le début véritable de son œuvre littéraire : il y décrit Nietzsche au bord de la folie. Mais, le 7 juillet, l’incident du pont Marco-Polo marque l’entrée en guerre du Japon. La mère de Bu Ning fuit à Yangzhou chez la grand-mère et Bu Ning l’y suit en septembre. En novembre, Shanghai tombe, Nankin est menacé. Bu Ning part à Hankou. Il y retrouve des amis, participe à l’Association de recherche sur l’art et la littérature (“艺文研究会”). Il écrit des articles sur la guerre et publie des nouvelles. 

 

En juillet 1938, au moment de la bataille de Wuhan, il part à Chongqing avec l’Association. Mais celle-ci est dissoute en décembre. Il se retrouve sans travail début 1939, mais l’année est un tournant dans sa carrière. Plusieurs de ses nouvelles sont publiées, sous le nom de Bu Ning (卜宁) : « La ville ancienne » (《古城篇》), « Tristesse germanique » (《日耳曼的忧郁》). Son nom commence à être connu dans les cercles littéraires de Chongqing.

 

Le 7 août 1940, en commémoration du début de la bataille de Shanghai, trois ans plus tôt, il écrit un article en hommage à l’esprit de résistance héroïque des soldats morts pour défendre la ville. L’article, « Xielu » (《薤露》) [2] est publié dans le journal « Affaires courantes » (《时事新报》) et aussitôt lu à la radio par un étudiant de l’Institut d’art dramatique. Il suscite une vague d’enthousiasme dans les hôpitaux militaires où sont soignés des soldats blessés. Il est entré dans divers manuels scolaires, y compris à Taiwan.

 

En 1941, Bu Ning s’engage comme reporter pour le quotidien  Saodang (《扫荡报》). Mais, en août, Chongqing est soumise à un bombardement intensif. Le directeur du journal en profite pour licencier Bu Ning. En novembre, après Pearl Harbour, le Gouvernement provisoire de Corée s’installe à Chongqing ; Bu Ning devient l’ami du chef d’état-major de l’Armée de restauration coréenne (韩国光复军), Lee Beom-seok (ou Li Fanshi 李范奭), et écrit pour lui des articles sur la diplomatie sino-coréenne. Il projette un long roman dont il serait le personnage principal, « Le Fou de l’Asie » (《亚细亚狂人》).

 

En 1942, il publie son premier recueil de nouvelles : « L’amour de Lucia » (《露西亚之恋》), comprenant « La ville ancienne (《古城篇》), « L’histoire de la mer » (《海边的故事》), « Le cadavre fouetté » (《鞭尸》), « La lamentation du chevalier » (《骑士的哀怨》).

 

Au début de l’été, Bu Ning devient chef de la section de propagande du quartier général de l’Armée de restauration coréenne. Il écrit le cinquième volume du « Fou de l’Asie », intitulé « L’homme dans le désert » (《荒漠里的人》), qui est sérialisé dans le « Quotidien du Centre » de Guiyang (贵阳《中央日报》). Il part à Xi’an avec le deuxième détachement de l’armée.

 

A Xi’an, en 1943, outre le quotidien de Guiyang, il travaille aussi comme envoyé spécial du journal « Le nouveau Sichuan » (《新蜀报》) de Chongqing. En même temps, il continue à écrire « Le Fou de l’Asie ». Fin novembre, il écrit la nouvelle zhongpian, ou novella, « Romance arctique » (《北极艳遇》), et c’est pour sa publication qu’il utilise pour la première fois le pseudonyme « L’homme sans nom » (Wumingshi 无名氏).

 

Il étoffe ensuite la nouvelle pour en faire un roman, publié sous le titre « Tableau de style arctique » (《北极风情画》). L’histoire est fondée sur les longs entretiens quotidiens avec Li Fanshi. Le roman est un grand succès à Xi’an. Un critique compare la célébrité que Bu Ning acquiert soudain ainsi à celle de Byron après la publication du long poème narratif « Childe Harold's Pilgrimage ». Il semble avoir atteint le but qu’il s’était fixé en s’enfuyant de chez lui en 1934.

 

En 1943, il écrit et sérialise le roman « Il y a un million d’années » (《一百万年以前》). Ce roman ainsi que « Tableau de style arctique » deviennent des bestsellers à Chongqing, mais l’éditeur empoche les ventes sans payer un sou à l’auteur. En 1944, il écrit le roman « La Femme dans la tour » (《塔里的女人》), inspiré d’une histoire d’amour d’un de ses amis à Xi’an, dont les ventes créent une nouvelle sensation à Chongqing, avec 3 000 copies vendues en deux jours ; une réédition de 3 000 copies est épuisée en quatre jours. Malgré tout, l’écrivain vit seul dans la montagne sans vie sociale, méditant l’écriture de ce qui sera son magnum opus en six volumes : « Le livre sans nom » (Wumingshu 《无名书》).

 

 

La Femme dans la tour + Bête sauvage, Bête sauvage, Bête sauvage, éd. de Shanghai 1988

 

 

En 1945, après la reddition du Japon le 15 août et la chute du gouvernement nationaliste de Nankin en septembre, l’écrivain rentre à Shanghai à la mi-novembre. Au printemps de 1946, les deux romans « Tableau de style arctique » et « La Femme dans la tour » y remportent plus de succès encore qu’à Chongqing. Pour faire face à la demande, 21 éditions piratées voient le jour. Les éditeurs se pressent pour réclamer des romans à l’auteur.

 

Une page du manuscrit du roman « La Femme dans la tour »

 

En avril, il part à Hangzhou vivre dans le calme du couvent Huixin (慧心庵). En cinq mois et demi, il achève d’écrire ce qui sera le premier volume du « Livre sans nom » : « Bête sauvage, Bête sauvage, Bête sauvage » (《野兽、野兽、野兽》). Il écrit nuit et jour, comme il le raconte dans le journal de la période : « Journal du couvent de Huixin » (《慧心庵日记》)). Le roman est publié en décembre à Shanghai.

 

Les années Mao : maladie, laogai, poèmes et isolement

 

Misère, maladie et travaux des champs

 

Au début des années 1950, celui qui est désormais L’homme sans nom et le sera plus que jamais souffre de fatigue et d’insomnie. En 1951, sa tuberculose s’aggrave. Il entre dans une maison de repos où il lit des livres d’histoire et des écrits bouddhiques. Outre des romans, il pense à l’avenir écrire des ouvrages de philosophie. En 1952, il est marqué par la lecture de la biographie de Van Gogh : dix ans de lutte pour arriver à la maturité artistique, et être alors obligé de poser le pinceau. La maladie le ronge.

 

En 1954, il est considéré guéri de la tuberculose, mais il est très faible. En mars il rentre à Hangzhou en se donnant deux mois de repos pendant lesquels il enseigne quelques heures par jour pour subvenir à ses besoins essentiels. Il se marie le 15 juillet avec une jeune fille que sa mère avait adoptée à l’âge de neuf ans.

 

Ses poumons vont mieux, mais il est toujours très fatigué et sa situation est difficile car son frère Bu Shaofu, qui de Hong Kong l’aidait financièrement est lui-même en difficulté et ne peut plus lui envoyer d’argent. En 1959, il prépare ce qui sera le dernier volume du « Livre sans nom », et va chercher l’inspiration sur le Moganshan (莫干山) qui lui inspirera bien plus que le roman ; il écrit une série d’articles sur les montagnes sacrées.

 

En octobre 1960, il est envoyé travailler dans une ferme, assez proche de chez lui. Il doit participer aux travaux des champs, pour un salaire de 13 yuans par mois. C’est le camp de Panbanqiao (潘板桥农场劳改) qu’il a décrit dans son essai « Lever de soleil sur Alishan » (《黄山阿里山日出》) : travail éreintant l’été, sous un soleil brûlant, nu jusqu’à la taille, pour défricher les terres incultes. Il est couvert de sueur, transformé en « homme de pluie » (“雨人”), dit-il.

 

En 1962, il est autorisé à rentrer chez lui pour prendre soin de sa mère malade. Il pratique la calligraphie et écrit jusqu’au milieu de la nuit. Dans ses lettres à ses frères, il demande des vêtements même usagés car les siens sont élimés. Il souhaite lire de nouveaux livres (de nouvelles traductions, de Thomas Mann, Virginia Woolf) mais n’a pas les moyens de les acheter. Son objectif : atteindre un triple équilibre, économique, physique et spirituel.

 

Poèmes

 

À partir de l’été 1960 jusqu’à la fin de la Révolution culturelle, il a écrit plus de 400 poèmes. Le 30 juin 1968, à son retour à Hangzhou, il est arrêté par des « rebelles » (“造反派”) et incarcéré dans la prison de Xiaocheqiao (小车桥监狱) où il reste plus de 14 mois. En prison il compose une vingtaine de poèmes, d’autres à sa sortie, mais, l’atmosphère étant aussi effrayante à l’extérieur qu’à l’intérieur de la prison, il n’a pas écrit tout de suite ces poèmes, il les a récités mentalement, jour après jour, et ce n’est qu’à la mort de Mao qu’il a osé les consigner sur papier. Mais, quand il les a envoyés à l’étranger pour y être publiés, des dizaines ont été perdus ; il n’en reste qu’un peu plus de trois cents, dont la plupart datent de la Révolution culturelle.

 

Ce sont essentiellement du sang et des larmes, dans un style symboliste. Il dit la chaleur, la fatigue, la misère, et surtout la terreur omniprésente, à chaque instant :

 

每一秒是死的闪电。                Chaque seconde est l’éclair de la mort.
死从每一条门缝里窥视。        
 La mort guette dans chaque fente de la porte.
死从每一眼帘孔里窥视。         
La mort guette dans chaque paupière entrouverte.
死从每一线缝隙里窥视。        
 La mort guette dans le moindre interstice.
死从每一片丝绸帷幕里窥视。    
La mort guette dans chaque rideau de soie.
死从每一阵风里窥视。           
 La mort guette dans chaque coup de vent.

我的绿色台灯是一只绿色大眼睛。 
La lampe verte sur mon bureau est un immense œil vert.
我的晕黄电灯泡是一只黄眼睛。    
L’ampoule au vague halo jaune est un œil jaune.
我的蓝色桌布是长方形蓝眼睛。   
 Le tapis bleu sur mon bureau est un œil carré bleu.
我的八扇窗子是八只黑色大眼睛。 
Mes huit fenêtres sont huit grands yeux noirs,
我的四扇白壁是四百只白色大眼睛。
Mes quatre murs blancs quatre cents grands yeux blancs.

 

我在可怖的闪电中拿起笔!       Et dans ce terrifiant éclair je prends la plume !

 

Avec le brûlant désir que le cauchemar cesse :

 

爆炸,不来自雷霆                 Une explosion, qui ne vienne pas du tonnerre
是最深的醒。                   
   Mais de l’éveil le plus profond.
——让整个宇宙在苏醒中开裂。   
--- puisse cet éveil dans l’univers entier opérer une brèche.

               

Cet éveil, et cette brèche, ont lieu soudain  le 9 septembre 1976. Jour auspicieux qui est à la fois celle de la mort de Mao et celle, sept ans plus tôt jour pour jour, de sa sortie de prison. Éveil qui est libération d’un homme et libération de tout un peuple, de ce qui fut « un gigantesque minuit préhistorique » (巨幅史前午夜).

 

Les années post-Mao : premiers succès mais ostracisme

 

Wumingshi est réhabilité en septembre 1978. En octobre, la police lui restitue les manuscrits, lettres et photos qui lui avaient été confisqués, y compris le manuscrit du 4ème volume du « Livre sans nom »,  « Un écho de couleur verte » (《绿色的回声》), qu’il avait caché chez son frère Bu Shaofu. Il lui restait à publier les trois derniers volumes du « Livre sans nom ».

 

À partir de 1979, ses œuvres sont publiées à Hong Kong (grâce à son

 

Wumingshi à la fin des années 1970

frère) et à Taiwan. En 1980, le « United Daily News » (《联合报》) de Taiwan commence la publication sérialisée du quatrième volume du « Livre sans nom » : « Les Strates du rocher mort » (《死的岩层》). Wumingshi est comparé aux grands écrivains mondiaux comme Dostoïevski, Lawrence ou Thomas Mann.  

 

En octobre, il termine le 6ème volume du « Livre sans nom » : « Le grand Eveil de la Genèse » (《创世纪大菩提》). Mais ses œuvres ne sont toujours pas publiées sur le Continent. À l’automne 1981, il est nommé bibliothécaire de l’Institut provincial de littérature et d’histoire du Zhejiang, avec un salaire mensuel de 60 yuans. Il accepte la fonction, mais pas le salaire.

 

Une calligraphie de Wumingshi

 

La situation se débloque peu à peu. L’éditeur de classiques étrangers aussi bien que de Shen Congwen « Changsha Xiangjiang Publishing House » (长沙湘江出版社) publie une édition limitée de « Tableau de style arctique » et de « La Femme dans la tour ». Les visiteurs se succèdent mais ses œuvres sont encore jugées trop « bourgeoises » pour pouvoir être publiées, et surtout l’auteur a affiché son indéfectible anticommunisme depuis sa jeunesse, se retirant dans une austère solitude loin du pouvoir.

 

En 1983, il part s’installer à Taiwan, mais en restant un farouche défenseur de la réunification avec la « mère patrie ».. Il se remarie en 1985, avec une jeune fille de 27 ans originaire du Shandong. Il voyage et donne des conférences aux Etats-Unis, au Canada et au Japon.

 

En 1986, la maison d’édition Littérature du peuple publie des nouvelles de Wumingshi ainsi que ses deux romans « La femme dans la tour » et « Bête sauvage, Bête sauvage, Bête sauvage », édition reprise deux ans plus tard à Shanghai. Ses œuvres sont commentées de plus en plus positivement dans les nouvelles histoires de la littérature moderne chinoise qui paraissent, dont, en

1991, le troisième volume de « L’histoire du roman chinois moderne » (《中国现代小说史》) de Yang Yi (杨义) publié aux éditions Littérature du peuple.

 

En 1993, quand les éditions Haitian de Shenzhen (深圳海天出版社) publient « Tableau de style arctique » et « La Femme dans la tour », les romans reçoivent un accueil enthousiaste des lecteurs. En 1995, les éditions Huacheng (花城出版社) lancent une édition des romans de Wumingshi complétés par des essais, dont le recueil « Dans la tour, hors de la tour, une femme » (《塔里.塔外.女人》), « Sombres méditations d’un poisson d’eau douce » (《淡水鱼冥思》), ou encore l’un de ses plus beaux essais, outre ceux sur les montagnes, « En mémoire d’une orchidée » (Lan yi 《兰忆》). Mais ils sont forcés d’abandonner le projet dès les premières parutions. Le responsable sera forcé à démissionner. Wumingshi est toujours ostracisé.

 

La fin des années 1990 est une période difficile pour l’écrivain vieillissant. En 1997, il a 80 ans. Il doit vendre sa maison de Taipei et vit séparé de sa jeune épouse mais sans obtenir le divorce. Il pense retourner vivre à 

 

Le mystérieux Homme sans nom, 1998

Hangzhou pour y retrouver son ancien amour, « la fille du lac de l’Ouest » (“西湖女”) dont il parle dans ses œuvres autobiographiques. Il devient presque un mythe. En septembre 1998 paraît à Shanghai « Le mystérieux Homme sans nom » (《神秘的无名氏》) de Li Wei (李伟), suivi en octobre de la « Légende de l’Homme sans nom » (《无名氏传奇》) parue aux éditions Littérature et arts de Shanghai (上海文艺出版社). Cela déclenche une véritable « fièvre Wumingshi » (“无名氏热”).

 

La Nuit du serpent d’or

 

Le 5 octobre 1998, il rentre à Hangzhou. Il va à Shanghai, à Nankin, il est fêté partout et invité à donner des conférences. Il rentre à Taipei en novembre. En 2000, une « Biographie de Wumingshi » (《无名氏传》) par Geng Chuanming (耿传明) est publiée aux éditions Littérature et arts du Jiangsu (江苏文艺出版社).

 

Au milieu de l’année 2001, il revient en Chine continentale. Il discute de la publication de son œuvre avec les éditions Littérature et arts de Shanghai qui publient le 3ème volume du « Livre sans nom » : « La Nuit du serpent d’or » (《金色的蛇夜》). Des recueils d’essais sont publiés chez divers éditeurs, dont Littérature du peuple.

 

Il donne de nombreuses conférences, disant combien la Chine avait changé, et qu’il comptait revenir une fois par an. De retour à Taipei, le 2 octobre 2002, alors qu’il allait

se rendre à Suzhou pour discuter de l’adaptation de « La femme dans la tour » en série télévisée, il a un malaise et meurt à l’hôpital le 11.  

 

[d’après la « Brève chronique de l’Homme sans nom » (《无名氏年谱简编》) et, pour la période 1950-1976, d’après son autobiographie « L’Homme sans nom entre vie et mort » (《无名氏生死下落》) publiée à Hong Kong en 1976] [3]

 

Épilogue : l’Éveil enfin

 

En 2019, Peng Zhengxiong (彭正雄), ami de Wumingshi et président des éditions de littérature, histoire et philosophie de Taiwan, a fait don à la bibliothèque de l’université Fudan à Shanghai de toute une collection de documents, lettres et manuscrits qu’il a réunis après la mort de l’écrivain, en l’absence d’enfants et avec l’autorisation du plus jeune frère.

 

Chen Sihe (陈思和), le président de la bibliothèque de Fudan, connaît l’écrivain depuis longtemps. Il l’a rencontré pour la première fois en 

 

Peng Zhengxiong (à droite) et Chen Sihe, directeur de la bibliothèque de Fudan, le 29 novembre 2019 lors du don de la collection Wumingshi à la bibliothèque (photo chinawriter)

1996, à Taiwan. Mais il avait reconnu l’importance littéraire de sonœuvre dix ans plus tôt :

 

Aperçu général de la nouvelles littérature chinoise, Chen Sihe 1987

 

impressionné par les romans de l’auteur publiés dans les années 1940, il avait ajouté une note élogieuse les concernant dans son « Aperçu général de la nouvelles littérature chinoise » (《中国新文学整体观》) publié en juin 1987, devenant ainsi le premier critique littéraire chinois de Chine continentale à souligner la signification historique de son œuvre.

 

Revenant sur ses commentaires de l’époque (il l’avait alors comparé à Chateaubriand), Chen Sihe a affirmé lors de ses remerciements au donateur que Wumingshi serait plutôt comparable à Goethe. Il a aussi rappelé que Wumingshi ne manquait pas de lui rendre visite quand il revenait en Chine continentale et lui avait dit qu’il le considérait comme l’une de ses « divinités protectrices » (‘守护神’).

 

Fudan va restaurer les manuscrits dont beaucoup, copiés sur du papier carbone à la fin des années 1940, sont difficiles à lire car l’encre a pâli, puis les numériser.

 

La principale création de Wumingshi est le « Livre sans nom » qui représente le voyage spirituel des intellectuels chinois modernes, comme lui. Il devait comporter sept volumes, mais finalement n’en a « que » six :

-   Bête sauvage, Bête sauvage, Bête sauvage

    《野兽·野兽·野兽》

-   Hai Yan《海艳》

-   La Nuit du serpent d’or《金色的蛇夜》

-   Les Strates du rocher mort《死的岩层》

-   Floraison au-delà de la nébuleuse《开花在星云之外》

-   Le grand Eveil de la Genèse 《创世纪大菩提》

 

Pour Chen Sihe, le « Livre sans nom » est unique :

 

《无名书》真正的描写对象是生命文化现象的本相,从革命、爱情、罪孽、宗教写到东方文化和宇宙,从最具体的生命现象逐步上升到最抽象。“《无名书》最终成为一部超出一般艺术规范,将社会历史、文化哲学、伦理道德、人类生存

 

Hai Yan

          以及宗教信仰等熔铸一炉、吞吐万象的‘奇书’。 更让人诧异的是,《无名书》几乎看不出那个时代的痕迹。”

Ce que cherche à décrire le « Livre sans nom » est la vie comme phénomène culturel, de la révolution, de l’amour, du péché et de la religion à la culture orientale et à l’univers, en s’élevant progressivement des phénomènes les plus concrets de la vie vers les plus abstraits. Le « Livre sans nom » est finalement devenu un “livre étrange » qui va au-delà des normes artistiques habituelles, pour intégrer à la fois l’histoire sociale, la philosophie culturelle, l’éthique, les croyances religieuses et mille autres choses. […] Le plus étonnant, c’est que l’on n’y trouve aucune trace de l’époque (où il a été écrit).

 

Wumingshi l’a écrit en dehors de toute influence étatique ou idéologique, en voulant offrir un livre pour les lecteurs de l’avenir. Mais ce ne sera pas la seule œuvre à découvrir. Le travail de restauration de Fudan va également permettre de lire les nouvelles, essais et poèmes de l’auteur dont beaucoup sont encore introuvables.

 


 

Traductions en anglais

Sous le nom de Pu Ning

 

- Red in Tooth and Claw : 26 Years in Communist Prisons, tr. Tung Chun-hsuan, Grove Press, 1994, 228 p.

Traduction d’une version abrégée de « Red Sharks » (红鲨), publié en 1989.

Histoire d’un homme soupçonné d’être un espion du Guomingdang qui a passé 26 ans détenu dans des camp de laogai (réforme par le travail) dans le Qinghai, dont un an et demi enfermé au fond d’un puits sec et sauvé d’une mort certaine par une Tibétaine ; pendant toutes ces années, il a écrit un journal qu’il a donné à Pu Ning en 1987.

 

- Flower Terror, Suffocating Stories of China (《花的恐怖》), tr. Richard J. Ferris Jr & Andrew Morton,  Homa & Sekey Books, 1999, 256 p.

Douze nouvelles d’inspiration autobiographique, toutes originales et sans concessions, traduisant à demi-mots les horreurs de la période des années 1960 et 1970, les pires de la vie de l’auteur : une vieille femme alitée réclame un verre d’eau qu’aucun voisin n’ose venir lui donner car son fils est en prison ; un écrivain se sent devenu fossile car, condamné (on devine comme droitier), ni sa femme ni ses enfants ne lui adressent plus la parole ; la nouvelle qui donne son titre au recueil traduit l’absurdité d’une période où les fleurs étaient un luxe bourgeois tellement opposé à l’atmosphère d’oppression politique qu’elles faisaient naître un sentiment de terreur dans l’esprit des gens. L’essai final – Le jour où Mao est mort – évoque le soulagement extatique ressenti à l’annonce de la nouvelle qui promettait enfin que le monde allait changer ; le jour de la mort de Mao est symboliquement mis en parallèle

 

Flower Terror, Suffocating Stories of China

avec celui de la sortie de prison de l’auteur, intervenue exactement sept ans auparavant, jour pour jour.

 


 

Adaptation à la télévision

 

1990 : La femme dans la tour 《塔里的女人》, adaptation en une série télévisée de 30 épisodes, réalisation Liang Kaicheng (梁凱成).


 


[1] Explosion sur la voie ferrée qui donne le prétexte aux Japonais de mettre la main sur la Mandchourie en créant le Manchukuo.

[2] Littéralement « rosée sur les échalotes », voir :

https://blog.wenxuecity.com/myblog/24152/200703/16594.html

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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