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Zheng Yi  郑义

Présentation

par Brigitte Duzan, 04 décembre 2013  

      

Zheng Yi s’est fait connaître par les recherches qu’il a effectuées dans le Guangxi à partir de 1986, sur les actes de cannibalisme commis dans cette région frontalière pendant la Révolution culturelle. Son livre sur le sujet a éclipsé les nouvelles qu’il avait écrites auparavant, dont « Le vieux puits » (《老井》), adapté au cinéma par Wu Tianming (吴天明) en 1986. Il faut y revenir.

       

Huit ans de galère, et une bouffée d’espoir

       

De son vrai nom Zheng Guangzhao (郑光召), Zheng Yi est né en 1947 à Chongqing, dans le Sichuan, où son père était un cadre de la Mingsheng Shipping Company (民生轮船公司).

       

Garde rouge, jeune instruit au Shanxi

 

Zheng Yi en 2007

       

Arrivé à Pékin à l’âge de dix ans, en 1957, il fait ses études secondaires au lycée attenant à l'université Qinghua (清华附中). Quand est lancée la Révolution culturelle, l'université est un foyer d’agitation, et un bastion des Gardes rouges ; elle restera fermée jusqu’en 1978. La violence est particulièrement dure au lycée. Zheng Yi est dénoncé pour ses origines de classe, et sévèrement battu, comme nombre de ses camarades.

       

Il devient lui-même Garde rouge, et, en 1968, fait partie des "jeunes instruits" qui partent à la campagne, en réponse à l’appel du président Mao. Il se retrouve avec neuf camarades à vivre dans des conditions rudimentaires dans un petit village de neuf foyers du district de Taigu (太谷县), dans les monts Taihang (太行山), dans le Shanxi.

       

Il a expliqué (1) qu’il était parti plein d’enthousiasme, convaincu qu’ils allaient réformer le pays, lui insuffler un vent de liberté, et lutter contre le favoritisme et les déviances du Parti. Son enthousiasme a duré trois ans. Peu à peu, il s’est rendu compte que leurs efforts étaient vains, qu’ils devaient appliquer des programmes irréalistes : défricher les montagnes, créer des champs dans des ravines…

        

Surtout, ils avaient encore moins de liberté dans le village qu’ils n’en avaient à Pékin. Ils n’avaient même pas de livres ; la bibliothèque du district avait été fermée. En cultivant de bonnes relations avec un ancien employé de la bibliothèque, il réussit à obtenir quelques livres qu’il emporta en cachette. Mais il avait le sentiment d’être dans une voie sans issue, et sans avenir.

       

Vagabond sans espoir

       

Il exprima ses désillusions et ses doutes dans une lettre à un ami. Elle fut découverte, et il ne lui resta plus qu’à fuir. Il vendit sa montre, en tira quarante yuans et partit dans le Nord-Est. Il trouva du travail comme menuisier dans la région des monts Daxing’an (大兴安岭), en Mongolie intérieure, une chaîne de montagnes sauvages et boisées, très isolées. 

       

Il erra ainsi dans la région, de petits boulots en petits boulots, quand un jour, dans une petite gare près de Harbin, il entendit dire que Lin Biao (林彪) était mort (2). Il pensa aussitôt avec un immense espoir que les choses allaient changer : il plia bagages et partit à Pékin. Pour découvrir que rien, en fait, n’avait changé et n’allait changer. Déçu à la fois par la campagne et par la ville, il sombra dans le désespoir le plus complet.

       

Ouvrier dans une mine de charbon

       

A partir de 1972, cependant, la situation des "jeunes instruits" s’améliore quelque peu. Certains sont admis en université, d’autres envoyés travailler en usine.

        

En 1974, Zheng Yi se retrouve charpentier dans une mine de charbon, dans la région des monts Lüliang (吕梁山), à l’ouest du Shanxi. Il va y rester jusqu’à la fin de la Révolution culturelle.

       

1976  et après

       

En 1976, les années de galère s’achèvent, pour Zheng Yi comme tant d’autres, sur la perspective de pouvoir enfin continuer ses études. Il n’est cependant pas encore question de revenir à Pékin : il doit rester dans le Shanxi. Il entre à l’Ecole normale de Jinzhong, dans le district de Yuci (榆次区), pour étudier la littérature chinoise (晋中师专中文系), puis devient rédacteur du Journal des lettres et des arts de Jinzhong (晋中文艺).

       

Il est ensuite muté à Taiyuan, la capitale de la province, et y fonde le journal littéraire Le fleuve jaune (黄河). En même temps, il commence à écrire, des poèmes et quelques textes qui circulent sous le manteau. Il abandonne bientôt ses activités éditoriales pour devenir écrivain professionnel et se consacrer à l’écriture.

       

Ecrivain, auteur de nouvelles

       

Début 1979, il publie une première nouvelle qui fait sensation : « L’Erable » (《枫》), qui paraît le 11 février dans le Wenhuibao (文汇报) de Shanghai. Mais il a écrit auparavant une première nouvelle qu’il a cependant eu peur de signer de son propre nom.

       

Le Sourire figé

       

Cette nouvelle s’intitule « Le sourire figé » (《凝结了的微笑》). Zheng Yi y décrit l’histoire tragique de deux "jeunes instruits", un frère et une sœur, qui avaient été envoyés dans les vastes territoires sauvages du Grand Nord (大荒北). Apprenant que leur père vient d’être libéré de prison après la mort de Lin Biao, ils décident de revenir à Pékin pour le voir ; cependant, comme ils n’ont pas d’autorisation, ils doivent

 

L’Erable, l’affiche du film

partir en cachette et n’ont d’autre solution que de faire le voyage cachés dans un camion. A l’arrivée, on les trouve morts de froid.

       

A travers cette histoire symbolique, Zheng Yi a voulu exprimer le caractère inhumain de la Révolution culturelle telle qu’il l’a lui-même vécue, et l’absurdité d’une politique qui a sacrifié une génération entière de jeunes de son âge. Il a commencé à l’écrire en 1978, mais a eu peur des ennuis que cela pouvait lui attirer ; il a donc transformé le Grand Nord chinois en Sibérie, Pékin en Moscou, et ajouté à la fin : traduit d’une nouvelle parue dans le Quotidien de la Volga, sans même savoir s’il existait un journal de ce nom.

       

La nouvelle est parue incognito dans un journal de Canton, le Huacheng (《花城》).

       

L’Erable 

       

« L’Erable » (《枫》), en revanche, eut un succès immédiat. L’histoire se passe au début de la Révolution culturelle, au pire moment des luttes entre factions de Gardes rouges. Deux jeunes, amoureux l’un de l’autre, sont entraînés dans des bandes rivales ; dans le combat final, la jeune fille se suicide en sautant du haut de l’immeuble où elle est réfugiée, après avoir été blessée par son ancien ami.  C’était la première nouvelle à traiter d’un tel sujet.

       

Elle fut adaptée au cinéma dès l’année suivant sa parution, en 1980. Le film fut réalisé au studio Emei du Sichuan par le réalisateur Zhang Yi (张一). En août 1979, la nouvelle avait aussi fait l’objet d’une publication en feuilleton dans un journal illustré, le Liánhuán huàbào《连环画报》 ; l’affiche du film reprit l’une des dernières illustrations de la série.

       

Le succès de ce récit prit Zheng Yi de court. A la fin d’un article de septembre 1979 publié dans le même Wenhuibao, il regrettait de l’avoir écrit trop vite et sans réfléchir ; la nouvelle – qu’il qualifiait à dessein d’« exercice » (习作) - avait donc beaucoup de défauts, dit-il :

...这些缺点不是偶然的,是工夫不深,还有待于长期努力

… ces défauts ne sont pas étonnants, ils reflètent une écriture qui manque de profondeur, il y a encore un long travail à faire. (3)

       

« L’Erable » est à replacer dans le cadre du courant de littérature des cicatrices (文革伤痕小说) qui souffre, dans l’ensemble, des mêmes imperfections. Mais Zheng Yi voulait surtout calmer tout risque de dérive politique, la bande dessinée, puis le film, ayant suscité des controverses. Il cesse ensuite d’écrire directement sur la Révolution culturelle pour aborder des thèmes ruraux, dans des nouvelles à rattacher à la littérature de recherche des racines (寻根文学), qui correspondent cependant aussi à son expérience personnelle.

      

Le village lointain et Le vieux puits

       

Il publie quelques autres nouvelles – « Le Saule » (《柳》), « Pluies d’automne sans fin » (《秋雨漫漫》), « Le brouillard mystérieux » (迷雾), «La rivière gelée » (冰河)  – qui ne rencontrent cependant pas beaucoup d’échos.

       

Il devient célèbre avec les deux nouvelles ‘moyennes’ (中篇小说) publiées en 1983 et 1985, dans la revue Dangdai (《当代》杂志) : « Le village lointain » (《远村》) et « Le vieux puits » (《老井》).

       

Toutes deux témoignent des conséquences dramatiques de la pauvreté et du manque d’eau sur les coutumes et les mentalités ; elles se passent dans la région du Shanxi qu’il connaît bien, et dont il a lui-même expérimenté les difficiles conditions de vie.

       

Le village lointain, recueil de 1986

 

La première, « Le village lointain », se passe dans les monts Taihang ; c’est sans doute une histoire dont il a été témoin ou qu’on lui a racontée – ou tout simplement une histoire qui était tellement courante qu’elle en devient symbolique ; on en retrouve un écho dans « Le vieux puits ».

       

La nouvelle raconte un triste mariage arrangé entre un jeune garçon amoureux d’une de ses camarades de classe, mais obligé d’épouser une autre jeune fille pour que sa sœur puisse en même temps épouser le frère de sa future épouse, de manière à faire des économies sur les frais du mariage.

       

Zheng Yi souligne ainsi l’altération des relations humaines induite par la pauvreté, plus encore que par les coutumes, et sa peinture est d’autant plus cruelle que le carcan oppressif imposé aux jeunes est opposé à la liberté du chien du jeune homme, libre de partir à l’aventure se chercher une partenaire quand bon lui semble.

       

Quant à la seconde nouvelle, « Le vieux puits », c‘est sans doute la plus célèbre car elle a été adaptée au cinéma par Wu Tianming (吴天明) en 1986, avec Zhang Yimou dans le rôle principal, et que le film a été couronné de nombreux prix.

       

Zheng Yi y relate la quête d’eau sisyphéenne d’un village du Shanxi qui s’appelle, justement, « Veux puits », mais le vieux puits en cause est sec depuis longtemps. La quête millénaire de l’eau, qui est aussi une tradition familiale, est maintenant reprise par un jeune qui revient au village après avoir fait des études en ville : Sun Wangquan (孙旺泉).  

       

C’est aussi pour lui  un retour aux traditions de mariages arrangées, renforcées, comme dans « Le village lointain », par la pauvreté. Wangquan est amoureux d’une de ses anciennes camarades de classe, Zhao Qiaoying

 

Le vieux puits, recueil de 1992

(赵巧英), qui est elle aussi revenue de la ville après ses études. Mais il est obligé d’épouser une jeune veuve du village, car sa dot permettra de payer les frais du mariage de son jeune frère.

        

Finalement, la quête d’eau et le forage d’un nouveau puits qui porte toutes les espérances de survie des villageois permettent à Wangquan de retrouver, au-delà du sacrifice, le sens de la communauté, et une symbiose avec la terre, et la nature. Qiaoying, elle, repartira à la ville…

       

Il y a toute une dimension symbolique dans cette quête d’eau, qui se trouve rejoindre la quête des racines à l’apogée du mouvement (4).

       

A partir de 1986, cependant, Zheng Yi se lance lui-même dans une autre quête ; il n’écrira plus de nouvelles, seulement un roman, « L’arbre aux esprits » (《神树》), publié en 1996.

       

Enquête au Guangxi et exil aux Etats-Unis

       

Enquête sur le cannibalisme

       

Zheng Yi au Guangxi en 1986 avec un de ses interlocuteurs

 

Il se rend au Guangxi pour la première fois pendant l’été 1986 pour enquêter sur des histoires de cannibalisme qu’on lui a racontées et qui auraient eu lieu dans cette région frontalière pendant la Révolution culturelle. Il

a d’abord l’intention d’en faire un roman,

mais l’atrocité des faits que lui relatent les personnes qu’il interroge et qui en ont été témoins le fait changer d’avis. Il y revient continuer son enquête en 1988.

       

Il découvre peu à peu avec stupeur et horreur que, dans les années 1968-69, les séances

d’accusation publique se sont souvent terminées dans la région en meurtres et dépeçages, faits

isolés d’abord, mais prenant peu à peu des proportions d’hystérie collective.

        

Il en fait un réquisitoire contre les autorités, et le système tout entier, qui ont attisé la haine dans ces populations, en liant le phénomène – au-delà des contingences de la Révolution culturelle – aux dérives inhumaines que peut entraîner un pouvoir totalitaire. 

        

En 1989, cependant, il prend une part active aux événements de Tian’anmen, et il est obligé de se cacher pour éviter d’être arrêté. C’est pendant cette période qu’il écrit onze lettres à son épouse Bei Ming (北明), lettres où il consigne les premiers résultats de ses enquêtes au Guangxi. Il réussit à les faire passer à Liu Binyan (刘宾雁) aux Etats-Unis ; elles seront publiées à Hong Kong en 1993, sous le titre « Un épisode historique, onze lettres jamais envoyées » (历史的一部分,永远寄不出的十一封信).

      

L’ouvrage terminé, quant à lui, a été publié à

 

Stèles rouges

Taiwan en 1993 sous le titre « Stèles rouges » (《红色纪念碑》).

       

Exil aux Etats-Unis

       

Avec son épouse Bei Ming et Vaclav Havel en 2006

 

Zhen Yi réussit à passer à Hong Kong avec Bei Ming en mars 1992, et de là aux Etats-Unis en décembre. Il y vit toujours.

       

Il fait partie de l’association des écrivains chinois indépendants, et a fait paraître ces douze dernières années divers ouvrages sur les problèmes que doit aujourd’hui affronter la Chine, dont les problèmes écologiques, et toujours en lien avec le système totalitaire.

 

       

       

Notes

(1) Selon un entretien avec Leung Laifong. Voir : Morning Sun, Interviews with Chinese Writers of the Lost Generation, by Leung Laifong, M.E. Sharpe Inc, 1994. Pp. 259-269.

(2) Lin Biao est mort le 13 septembre 1971. A la tête de l’APL, il était considéré comme la cheville ouvrière de la Révolution culturelle ; c’est lui qui avait conçu le Petit livre rouge qui portait une épigraphe de sa main. Sa mort n’a cependant été annoncée dans la presse qu’en 1972.

(3) Voir l’article « De mon exercice d’écriture ‘L’Erable’ » (谈谈我的习作《枫》), paru dans le Wenhuibao du 6 septembre 1979 : http://www.tianyabook.com/renwu2005/js/z/zhengyi/000/002.htm

(4) Le texte de la nouvelle Le vieux puits, en chinois : http://emuch.net/html/201207/4755484.html

       


       

Traductions en français

       

- Stèles rouges, du totalitarisme au cannibalisme, trad. Françoise Lemoine & Anne Au Yeung, Bleu de Chine, 1999.

Extrait :

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/perch_1021-9013_1993_num_11_1_1628

- Prière pour une âme égarée, trad. Bernard Bourrit & Zhang Li, Bleu de Chine, 2007

- Enquête sur le massacre de Binyang au Guangxi, dans Les Massacres de la Révolution culturelle, textes réunis par Song Yongyi, trad. Marc Raimbourg, Buchet/Chastel, rééd. Gallimard /Folio Documents, 2008 

       

Traductions de nouvelles en anglais

       

- Old Well, tr. David Kwan, China Books & Periodicals, février 1990, 176 p.

- Maple, in Perry Link, Stubborn Weeds : Popular and Controversial Chinese Literature after the Cultural Revolution, Indiana University, 1983, pp. 57-73.

- Morning Fog, Chenwu, tr. Li Huoqing, Chinese literature, Autumn 1989, pp. 38-49.

       

      

      

      

      

 

 

 

     

 

 

 

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