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				« Clefs pour la 
				Chine » de Claude Roy : plongée dans la Chine du début des 
				années 1950 
				
				par Brigitte Duzan, 7 février 2021 
				
				  
						
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							C’est en 1953 qu’est paru chez Gallimard le récit du 
							voyage en Chine fait par Claude Roy au tout début 
							des années 1950. Intitulé Clefs pour la Chine, 
							c’est bien plus que des clefs, présentées par thèmes 
							allant de la géographie et de l’histoire en toile de 
							fond à la peinture de la vie au quotidien dans une 
							Chine en pleine effervescence au lendemain de la 
							fondation de la République populaire. C’est une 
							vision émerveillée, poétique et pleine d’humour, 
							d’une Chine qui baignait encore dans l’enthousiasme 
							de l’épopée révolutionnaire, et le transmettait aux 
							rares voyageurs qui en faisaient la découverte. 
							C’est un précieux témoignage, qui se lit aujourd’hui 
							avec la nostalgie d’une époque qui promettait tant. 
							
							  
							
							
							Voyage au long cours aux sources de la Chine maoïste   |  | 
							
							 
							Clefs pour la Chine, 1953 |  
				
				La genèse de ce voyage reste assez mystérieuse, le texte ayant 
				été publié sans introduction et ne présentant aucune explication 
				sur l’organisation du voyage, ni aucune date précise, hormis un 
				mois de-ci de-là, au détour d’une page.  
				
				  
				
				
				Raisons du voyage 
				
				  
						
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							Ses motivations ressortent assez clairement de son 
							chapitre sur la Chine dans le deuxième volume de son 
							autobiographie, Nous, publié en 1972, chez 
							Gallimard aussi. Ce qui l’a poussé vers la Chine, 
							c’est essentiellement sa déception du régime 
							soviétique, lui qui était communiste depuis 1943 
							et cultivait un idéal humaniste de socialisme 
							délivré de la tentation totalitaire. Dans une très 
							belle page, au début de ce chapitre, il dit, avec 
							l’humour qui le caractérise, l’enthousiasme un peu 
							aveugle des voyageurs revenus d’Union soviétique, 
							tels Paul Éluard et Loleh Bellon 
							
							
							 
							qui avaient fait des centaines de kilomètres sur des 
							routes défoncées et à qui leur guide avait expliqué 
							que c’était exprès que ces routes étaient maintenues 
							dans cet état, pour freiner l’avance d’éventuels 
							convois ennemis : 
							
							« Brecht disait déjà en 1935, à son ami le 
							philosophe marxiste Walter Benjamin, qu’il se 
							dégageait de la Russie de Staline « une puanteur 
							pénétrante ». Comme l’odeur ne s’était pas
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							Nous, 1972 |  
				
				arrangée dans les années cinquante, nous tournions nos narines 
				vers d’autres horizons. Je m’étais mis alors à étudier le 
				chinois, où j’eus peu de persévérance, donc peu de succès. […] 
				J’étais déterminé à me rendre en Chine le plus tôt possible. 
				Quand j’y parvins, je ne fus pas déçu, mais ébloui 
				d’espoir… »                                                              
				 (Nous, p. 487) 
				
				  
				
				Il poursuit, un peu plus loin : 
				
				« L’attirance que la Chine populaire exerça sur moi, et qu’elle 
				exerce encore sur tant d’hommes de gauche occidentaux, n’est 
				peut-être qu’un cas particulier de cette loi générale qui porte 
				à idéaliser ce qui est loin pour se consoler de ce qui, tout 
				près, est si peu idéal. Ceux que révolte l’absurdité 
				fondamentale des sociétés actuelles, quand l’espoir semble 
				s’éloigner de les réformer et d’en révolutionner le cours ici, 
				reportent alors sur le planisphère la mise de leurs espoirs. Ils 
				transfèrent leur enjeu là-bas, ailleurs, loin… »    (Nous, 
				p. 488) 
				
				  
				
				C’est donc un rêve qu’il poursuit en partant, un idéal à 
				concrétiser : en prenant l’avion pour Pékin, dit-il, il ne se 
				posait pas trop de questions : 
				
				         « J’allais demander au vent d’est de me donner un peu 
				d’oxygène. Je le  
				
				
				        
				
				
				trouvai. »                                                                                            
				(Nous, p. 490) 
				
				         « J’assistai à la grande rentrée des classes de 
				l’histoire. »                        (Nous, p. 491) 
				
				  
				
				Il part, lesté de littérature, « retrouver Jules Verne, 
				pressentir Tchouang-Tseu, obéir à Claudel, vérifier Karl Marx », 
				mais surtout « me consoler de Staline » (Nous, p. 493). 
				Cependant, on n’en sait pas plus sur l’organisation de ce 
				voyage, qui n’a pas dû être évidente. Au tout début de Clefs 
				pour la Chine, il écrit : « Lundi. Un télégramme : je 
				pars jeudi matin pour Pékin. Je rêve de ce voyage depuis 
				vingt-trois ans… » Et une dizaine de lignes plus bas : « Mercredi. 
				… Je n’aurai le visa chinois qu’à Prague : la France n’a pas 
				reconnu le gouvernement chinois… » Il est à Pékin le 
				mercredi suivant, après une escale à Moscou et une tempête 
				au-dessus du désert de Gobi. 
				
				  
				
				Quel lundi, quels mercredis, on ne sait pas.  
				
				  
				
				
				Le mystère des dates 
				
				  
				
				Les dates exactes du voyage ne sont pas précisées, bien qu’il 
				s’agisse en fait d’une période bien précise. Il faut donc 
				reconstituer le parcours pour lui donner tout son sens, à partir 
				de deux événements dont Claude Roy a été le témoin privilégié : 
				la Réforme agraire et la guerre de Corée.  
				
				  
				
				On trouve deux indications dans Nous :  
				
				« En juin, je quittai pour quelque temps Wang Kai [son jeune 
				interprète] et mes amis de Pékin pour suivre Yves Farge en 
				Corée. »                                                 
				(p. 497) 
				
				« À mon retour en Chine, j’allai étudier un peu de près la 
				Réforme agraire, alors en  
				
				cours. »                                                                                                 
				(p. 500) 
				
				  
				
				La loi de Réforme agraire (土地改革法), 
				l’une des premières du régime, a été adoptée le 28 juin 1950, et 
				la campagne s’est poursuivie jusqu’en 1953, avec un point 
				culminant en 1951-52. Quant à la guerre de Corée, elle s’est 
				déroulée à peu près au même moment, du 25 juin 1950 à fin 
				juillet 1953. Dans Clefs pour la Chine, Claude Roy rend 
				hommage à Yves Farges quand il apprend son décès alors que le 
				livre est sous presse et il mentionne qu’il était avec lui à 
				Pékin le 1er mai 1952. 
				
				Il est donc parti avec lui en Corée en juin1952. 
				
				Il mentionne à nouveau l’année 1952 dans le 
				
				
				chapitre sur la Réforme agraire, 
				pour dire qu’il était dans le village en été et qu’il faisait 
				très chaud ; il évoque ensuite sa vision de la Chine à la fin de 
				l’année.  
				
				  
				
				On peut donc en déduire que Claude Roy est resté une bonne 
				partie de l’année 1952 en Chine, vraisemblablement d’avril à la 
				fin de l’année : il précise à la fin qu’il a écrit le livre 
				d’avril 1952 à avril 1953. C’est un témoignage rarissime sur la 
				période cruciale des débuts de la Chine nouvelle : celle de 
				l’enthousiasme et de l’espoir. 
				  
				
				
				Un témoignage unique sur la Chine de 1952 
				
				
				  
				
				Débarquant dans une Chine en ébullition, Claude Roy communie 
				dans la même ferveur révolutionnaire, la même folle ambition de 
				créer un pays nouveau, sur des bases nouvelles, éradiquant d’un 
				coup les injustices et les terribles inégalités du passé, et la 
				faim en particulier.  
				
				  
				
				Il a divisé son ouvrage en trois parties : I. Premières vues, 
				soit ce qui saute aux yeux en arrivant, II. Retour en arrière, 
				pour faire un point sur l’histoire, et III. Vues secondes, sur 
				« les mouvements de l’esprit » et la culture. Ce sont dans tous 
				les cas des pages d’une écriture qui transporte, par l’acuité du 
				regard qu’elle révèle, et l’humour dévastateur et toujours 
				réjouissant avec lequel il nous décrit ce qu’il voit, et surtout 
				avec lequel il dresse des portraits de personnages.  
				
				  
				
				
				Acuité du regard 
				
				  
				
				Dans la première partie, après des considérations générales sur 
				le pays et son peuple, il nous offre (p. 68 et sq) des « pages 
				de journal » notées dans le désordre, qu’il justifie d’une 
				citation de Victor Hugo : « Je mêle les petites choses aux 
				grandes, comme cela vient… L’ensemble peint. » Et cela peint 
				très bien sous la plume incisive de Claude Roy.  
				
				  
				
				La « Nouvelle loi sur le mariage » (新婚姻法) 
				a précédé la loi sur la Réforme agraire : elle a été adoptée le 
				1er mai 1950. Claude Roy note : « Le Journal du 
				peuple de ce matin donne des détails des tribunaux spéciaux de 
				divorce de la région du Foukien. Plus de 80 % des demandes de 
				divorce ont été introduites par des femmes ». Il ajoute juste 
				deux chiffres pour donner le contexte : l’un concernant le 
				nombre de fiancées-enfants dans un district de la région en 1949 
				(80 %) et l’autre le nombre de suicides féminins dans un autre 
				district.  
				
				  
				
				Voilà pour l’émancipation des femmes. Nul besoin de discours 
				supplémentaire. (Du moins pas dans ce chapitre, il consacre tout 
				un chapitre, un peu plus loin, au « malheur d’être femme », puis 
				le suivant à l’application de la loi sur le mariage dans les 
				villages, ce qu’il appelle « La possibilité d’être femme »). 
				Même concision, dans ces « pages de journal », pour noter les 
				efforts de lutte contre l’illettrisme dans les campagnes : 
				« Grand titre à la une du Journal du peuple ce matin : 
				« Vingt-sept mille stylos vendus en une semaine par les 
				coopératives paysannes du Nord Hopei. » Sous-titre : 
				« Développements exceptionnels de la culture dans les masses 
				rurales. »  
				
				  
				
				Les piques contre le Guomingdang et Tchang Kai-chek abondent. 
				Ainsi, rapporte-t-il, un philologue lui raconte que le 
				Guomingdang préférait changer le nom des choses pour s’épargner 
				la peine de les changer elles-mêmes. Et suit un savoureux petit 
				catalogue des changements de noms de ruelles à Pékin. Et son 
				philologue de lui citer Marat : « Trompés par les mots, les 
				hommes n’ont pas horreur des choses les plus odieuses décorées 
				de noms nobles, et ils ont horreur des choses bonnes cachées 
				sous des noms odieux. » Ce qui est autrement plus original que 
				de citer Confucius (sur la rectification des noms) et souligne 
				l’immense culture des lettrés chinois à l’époque, relayée par 
				celle de Claude Roy : ils s’entendaient à merveille. 
				
				  
				
				Il consacre tout un chapitre, après les deux consacrés aux 
				femmes et au mariage, aux « Dieux du fleuve » (p.102 & sq), et 
				c’en est presque un appendice. En effet, Claude Roy s’étend sur 
				les anciens rituels visant à lutter contre les inondations et la 
				sécheresse, l’un étant le revers de l’autre, comme il le dit 
				dans une de ses formules qui frappent : « Trop d’eau, c’est la 
				famine. Pas assez d’eau : c’est aussi la famine ». Tous les 
				grands fleuves débordent régulièrement, le Yangtsé en tête. 
				Alors on bâtit des temples, au Dieu du Fleuve, où les paysans 
				vont porter leurs offrandes… sur lesquelles les prêtres 
				prélèvent leur part. Mais le Fleuve réclamait aussi sa « part de 
				chair fraîche » : des jeunes filles lui étaient sacrifiées.
				 
				
				  
				
				Claude Roy cite ensuite les progrès réalisés pour dompter les 
				fleuves, en lançant un solennel appel aux paysans, qui au départ 
				n’étaient pas très enthousiastes, parce qu’ils se souvenaient 
				des taxes et des corvées prélevées régulièrement depuis l’aube 
				des temps pour les travaux hydrauliques, mais aussi des 
				désastres provoqués tout récemment encore pendant la guerre 
				contre le Japon par la rupture des digues qu’ils avaient 
				eux-mêmes construites, le Guomingdang ayant tenté d’arrêter 
				l’avancée des troupes japonaises en inondant des provinces 
				entières… Mais, dit Claude Roy admiratif, tout avait changé car 
				la terre qu’on leur demandait de préserver était désormais la 
				leur et le Parti réussit par la persuasion, non par la 
				contrainte - non par la force, mais par l’enthousiasme. 
				 
				
				  
				
				
				Retour sur l’histoire 
				
				  
				
				Dans sa deuxième partie, Claude Roy revient sur l’histoire pour 
				souligner les injustices, la corruption, le népotisme, qui, 
				après des tentatives de réforme avortée dans un pays sombrant 
				dans l’impuissance, ont conduit à la révolution. Là encore, ce 
				qui prime, ce n’est pas tant ce qu’il dit, que la manière dont 
				il le dit, et les choix proposés. On notera en particulier son 
				éloge appuyé des Taipings (太平天国), 
				qu’il conclut ainsi avec un clin d’œil acerbe : 
				
				« Les Taï Pings battus, Hong [leur chef Hong Xiuquan 洪秀全] 
				se suicida
				
				
				
				. 
				C’était d’un mauvais chrétien. La révolte avait duré dix-sept 
				ans et coûté la vie à seize millions d’hommes. […] Les 
				survivants des grands massacres durent trouver que les chrétiens 
				blancs manquaient de logique : les Taï Pings avaient pourtant 
				voulu appliquer leurs principes. Ils se détournèrent d’une 
				religion dont les représentants décapitent ceux qui veulent un 
				peu trop fermement la réaliser, et tiennent que le royaume des 
				cieux … doit rester suspendu vaguement dans le ciel et ne pas 
				essayer de descendre sur terre. Dieu était-il chinois ? les 
				Célestes étaient maintenant enclins à croire qu’il était plutôt 
				anglais, et négociant. »                                                        
				(Clefs, p. 122) 
				
				  
				
				Et il continue - il eût été dommage de s’arrêter là - en 
				décochant l’une de ses superbes piques dont ses Clefs 
				abondent : 
				
				« En écrasant les Tai¨Pings, les Occidentaux avaient rendu un 
				grand service à la cour de Pékin. Celle-ci fut d’une ingratitude 
				déplorable. L’empereur avait à payer le prix de cette victoire. 
				Il tergiversa, louvoya, retardant de jour en jour la 
				ratification des accords signés à Tien-Tsin en 1858. Les Anglais 
				dépêchèrent en Chine Lord Elgin : il fallait en finir. 
				
				Le père de Lord Elgin avait dérobé les sculptures du Parthénon 
				en Grèce. Son fils présida à l’incendie du Palais d’Été en 
				Chine… » 
				
				  
				
				Il essaie de le racheter en le montrant au service de son pays, 
				ce qui l’obligeait à « faire taire ses scrupules » dont il ne 
				manquait pourtant pas. Et Claude Roy de citer un passage de son 
				journal où il notait ses « réflexions amères » sur le pillage 
				« de cette antique civilisation ». Mais le coup final est 
				d’autant plus brutal : 
				
				« Mais il servait sa Reine et les manufactures de sa patrie. 
				L’histoire contemporaine est peuplée ainsi d’instruments 
				lucides : ils voient le meilleur et exécutent le pire. »    
						
							| 
							
							Au théâtre, on applaudirait. Et qu’on se rassure : 
							il y en a autant pour les Français, Pierre Loti en 
							tête dont on lit avec délectation un superbe 
							portrait dans la série des Papiers d’identité 
							qui nous en livre de savoureux. Le portrait vachard 
							de Loti est ponctué de citations des articles 
							envoyés au Figaro où les lecteurs du journal 
							trouvaient « ce qu’ils attendaient : du sang (à la 
							une), de la volupté (en beau style) et de la mort 
							(plus qu’orientale). Le tout assaisonné d’une dose 
							convenable de pitié courtoise. » Les articles ont 
							été publiés par Loti sous le titre Les Derniers 
							Jours de Pékin et Claude Roy conclut : 
							
							« Relisant ces articles incroyables, on se demande 
							si cet huluberlu était simplement une canaille, ou 
							si cette canaille n’avait pas des côtés d’huluberlu. 
							Mais non : Loti n’était qu’un bourgeois-soldat 
							français, en 1900, assuré de la mission 
							civilisatrice des armes qu’il servait, et persuadé 
							que les  |  | 
							
							 
							Les derniers jours de Pékin, 1925 |  
				
				Chinois, non, on ne parviendra jamais à pénétrer "ces très 
				vieilles humanités, incompréhensibles pour nous et presque un 
				peu fabuleuses". Fin. »           (Clefs, p. 127) 
				
				  
				
				
				Papiers d’identité 
				
				  
				
				Ce sont ces portraits pleins d’un humour décapant qui sont parmi 
				les pages les plus réussies des Clefs pour la Chine, 
				émergeant ça et là au détour d’un chapitre sous le titre 
				Papiers d’identité. Les intéressés n’en ressortent pas 
				grandis, mais c’est l’occasion d’un délicieux moment de lecture. 
				
				  
				
				Tout le monde y passe, à commencer par Sun Yat-sen (pp. 
				129-135). On n’a pas l’habitude de portraits aussi 
				irrévérencieux de lui, c’est d’autant plus drôle.  Fils de 
				paysans misérables, « commis voyageur de la révolution », il 
				court le monde en quête d’argent pour fonder des journaux et 
				organiser des insurrections qui ratent, infailliblement ; ses 
				amis sont pris, torturés, exécutés, pas lui, il s’en sort 
				toujours, prend la fuite, part ailleurs, déguisé en coolie, en 
				femme, en mendiant, le visage enduit de terre, et recommence. 
				Leitmotiv de son autobiographie : « ce fut notre énième échec. » 
				Et puis un soir, après le dixième, il est au fin fond du 
				Colorado, il reçoit un télégramme lui annonçant « leur » 
				nouvelle tentative de soulèvement. Mais il n’a plus un sou. Il 
				décide donc d’envoyer le lendemain un télégramme pour retarder 
				ledit soulèvement, et va se coucher en attendant. Le lendemain 
				matin, au réveil, il apprend que tout le sud de la Chine est aux 
				mains de ses amis, que la République est proclamée ; il rentre 
				illico en passant par Londres et Paris pour collecter des fonds 
				au passage et se présente à l’Assemblée nationale de Nankin où 
				il est triomphalement élu Président de la République… 
				 
				
				  
				
				C’est sa première victoire, dit Claude Roy, mais pas longtemps : 
				Yuan Shikai lui aussi s’est fait élire président de la 
				République, dans le nord, lui. Et lui, il a tout, l’argent, les 
				soldats et la ruse. Il négocie, Sun Yat-sen lui remet les 
				pouvoirs, et Yuan Shikai reconnaissant le nomme … directeur des 
				chemins de fer. Immense éclat de rire. On est en pleine farce de 
				village.  
				
				  
				
				Et la farce continue avec un autre portrait tout aussi décapant. 
				Car, pendant que Yuan Shikai se proclame empereur, fait 
				massacrer les membres du Guomingdang et entreprend de faire 
				assassiner Sun Yat-sen, celui-ci file au Japon, et se remarie. 
				Avec qui ? « Avec l’une des filles d’un colporteur de hamacs qui 
				avait fait fortune en imprimant des Bibles chinoises pour les 
				missionnaires », vous n’aurez peut-être pas reconnu le 
				richissime Charles Soong, père des épouses respectives de Sun 
				Yat-sen, Tchang Kai-chek et le banquier Kong Xiangxi, celles que 
				Claude Roy appelle « les trois filles du colporteur Soong ». 
				
				  
				
				Quant à Sun Yat-sen, raté jusqu’au bout, il meurt d’un cancer du 
				foie le 12 mars 1925 : « premier chef d’Etat chinois qu’on voit 
				mourir pauvre ». Il faut dire quand même que, en 1952, Claude 
				Roy n’avait pas eu le temps d’en voir défiler beaucoup, des 
				chefs d’Etat chinois…  
				
				  
				
				
				On a un chapitre entier sur Tchang Kai-chek qui est tout aussi 
				savoureux (p. 146). Claude Roy s’y livre en particulier à une 
				analyse de la doctrine de la « Vie nouvelle » 
				
				
				, 
				chaque précepte étant mis en parallèle, entre parenthèses, avec 
				la situation misérable de la population. On aimerait citer tous 
				les exemples, le premier étant le Précepte 6 : « Prenez vos 
				repas à des heures régulières, mangez modérément, tenez-vous 
				bien à table ». Commentaire : en 1932, la Chine connut l’une des 
				plus grandes famines de son histoire…  
				
				  
				
				Cette verve se calme ensuite quand sont dépeints les grands 
				moments et les grands personnages de la geste révolutionnaire. 
				Il n’est plus question de rire.  
				
				  
				
				De la comédie à l’épopée  
				
				  
				
				Le ton change donc vers le milieu du livre quand Claude Roy 
				aborde ce qu’il faut bien appeler l’épopée maoïste, en 
				soulignant le caractère prémonitoire de la pensée de Mao 
				abandonnant la doctrine marxiste de révolution urbaine et 
				ouvrière en préconisant une révolution partant des campagnes, 
				menée par les paysans. 
				
				  
				
				Mais, là encore, le morceau de bravoure est fourni par un 
				Papier d’identité, celui de Li Po-tsao, 43 ans, rencontrée à 
				Pékin dans la vieille maison abritant l’Association des auteurs 
				dramatiques (pp. 168-175). Il s’agit de l’une des survivantes de 
				la Grande Marche, devenue dramaturge et écrivaine après 1949 : 
				Li Bozhao (李伯钊)
				
				
				
				. 
				C’est l’une de ces personnalités rares rencontrées par Claude 
				Roy, et qu’il réussit à peindre sous des dehors originaux. Au 
				milieu du récit dramatique de la Grande Marche, par cette 
				survivante des quelque trente femmes qui y participèrent, il 
				réussit à recueillir une anecdote pleine d’humour en feuilletant 
				des vieilles photos. Li Po-tsao s’arrête sur la photo d’un 
				garçon maigre, fusil à l’épaule, tué par les Japonais en 1942, 
				et raconte :  
				
				« Pendant la Longue Marche, il avait fondé la "Société des 
				Gastronomes délicats". C’était au pire moment de l’expédition, 
				dans les montagnes enneigées, nous n’avions rien à manger. On 
				mâchait une demi-heure une pincée de grains crus. Les 
				Gastronomes délicats comparaient pendant des heures la saveur du 
				grain mouillé avec celle du grain sec, le goût des racines de 
				keng et celui des racines de tchoun. Ils organisaient 
				aussi des concours du plus beau menu, évoquant pendant la marche 
				les festins qu’ils avaient faits autrefois… »    
				(Clefs, p.169)   
				
				L’élan initial se calme cependant peu à peu, comme tout élan 
				révolutionnaire. Et quand on en arrive à la troisième partie, 
				les « Vues secondes » concernant la culture, l’écriture n’est 
				plus aussi enlevée. 
				
				  
				
				
				Pauvre culture 
				
				  
				
				Claude Roy fait état dès la première partie de son livre de ses 
				rencontres avec les grands écrivains du moment : 
				
				
				Lao She (老舍),
				
				
				Mao Dun (茅盾) 
				et même 
				
				Ding 
				Ling (丁玲), 
				tout étonné de la voir alors qu’on l’avait dite morte. Mao Dun 
				lui raconte les difficultés des écrivains de gauche sous le 
				Guomingdang (p. 70), Lao She lui dit travailler à une pièce de 
				mœurs pékinoises, « L’Égoût du dragon barbu », qui « a pour 
				sujet l’installation du tout à l’égoût dans une vieille rue de 
				Pékin » 
				
				
				. 
				On les sent un peu bridés, un peu trop désireux de chanter les 
				louanges du régime.  
				
				  
				
				On sent déjà la culture en voie d’appauvrissement. Nous avons de 
				longues pages sur la pensée, la religion, la philosophie, mais, 
				dans le domaine littéraire, Claude Roy n’a guère que quelques 
				poètes classiques, et pour la période contemporaine, deux 
				écrivains à citer : 
				
				Guo Moruo (郭沫若), 
				avec un enthousiasme bordant la ferveur (le livre lui est en 
				partie dédié), et 
				
				Zhao Shuli (赵树理), 
				qu’il qualifie avec admiration de « ménestrel de 500 millions 
				d’hommes » et auquel il consacre un chapitre entier. 
				
				  
				
				Zhao Shuli sera persécuté au début de la Révolution culturelle 
				et en mourra en septembre 1970. Lao She avait déjà disparu 
				quatre ans auparavant, et tant d’autres avec eux. Mais cela, 
				Claude Roy ne le pressentait pas encore. Il conclut ses 
				Clefs : « Je reviens de Chine, Ce n’est pas le bout du 
				monde, du vaste monde… Je ne me sens désormais chez moi que 
				là… »  
				
				  
				
				
				Regrets a posteriori 
				
				  
				
				Il va bientôt revenir de cet engouement-là, mais sans le 
				renier : 
				
				« Quand je relis Clefs pour la Chine, il me semble que c’est un 
				livre dépassé parce que le temps a passé. Mais ce que j’avais 
				cherché n’était pas alors, là-bas, un leurre : l’élan 
				révolutionnaire d’un peuple vers le bonheur. Et ce que j’ai 
				essayé d’exprimer n’était pas une illusion….                                                                            
				(Nous, p. 487-488)   
				
				  
				
				Dès 
				1966, dès le début de la Révolution culturelle, il dénonce un 
				« déferlement de sottise anti-culturelle » Il cite les travaux 
				du grand sinologue Etienne Balazs sur 
				
				La 
				Bureaucratie céleste
				
				 
				et poursuit les « bobards savants sur la prétendue "spécificité" 
				chinoise ». « L’insondable Asie n’est insondable que pour notre 
				inculture », lance-t-il contre Julia Kristeva qui justifiait 
				notre incompréhension par le caractère énigmatique de la Chine. 
				
				  
				
				En 1971, dans Les Habits neufs du président Mao, publié 
				par Champs libre, 
				
				Simon Leys rend 
				hommage à sa lucidité et à sa modération, affirmant que ses 
				analyses étaient les plus dignes de foi à une époque 
				où « quiconque passait quinze jours en Chine devenait sinologue 
				aussitôt ». 
				
				  
				
				En 1977, Claude Roy 
				
				dénonce le mythe maoïste dans les colonnes de la revue Esprit en 
				s’élevant contre les « maolâtres » parisiens. En 1979, il publie 
				chez Gallimard un recueil de douze 
				articles parus dans la presse entre 1953 et 1979 : Sur la 
				Chine. Il n’y cache ni sa tristesse pour le pays et son 
				peuple, ni ses illusions passées quant à l'aptitude du maoïsme à 
				corriger ses erreurs. Il s’en prend aussi avec sa verve 
				coutumière aux rapports de l'intelligentsia parisienne avec 
				l'idéologie maoïste. 
				
				  
						
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							Sur la Chine, Gallimard/Idées 1979 |  | 
							
							 
							Les Chercheurs de dieux, 1981 |    
				
				En 1981, il tire un ouvrage, publié chez Gallimard, de ses 
				réflexions sur l'aveuglement qu'entraînent les idéologies : 
				Les Chercheurs de dieux : croyance et politique, où 
				il analyse la propension des hommes à vouer une véritable foi à 
				quelqu'un ou à quelque chose, en appliquant particulièrement 
				cette réflexion à l’ersatz de religion qu'est pour lui le 
				communisme.  
				
				  
				
				J’ai laissé volontairement pour la fin le plus beau témoignage 
				de toutes les Clefs pour la Chine, le plus exceptionnel 
				aussi : ce que Claude Roy raconte de ce qu’il a vu de la Réforme 
				agraire en cours. C’est assez rare pour justifier d’être 
				développé séparément.  
				
				  
 
				
				
				  
				
				
				À lire en complément 
				
				  
				
				
				La Faim de la terre, chapitre VI sur la Réforme agraire,
				Clefs pour la Chine, pp. 56-67. 
				
				  
				
				Également de Claude Roy :   
						
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							- La Chine dans un miroir, 
							éditions Clairefontaine, Lausanne 1953.  
							
							Superbe ouvrage complémentaire des Clefs pour la 
							Chine, qui se présente comme un montage de 
							photos et de reproductions de papiers découpés 
							illustrant des poèmes et des contes populaires.
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							La Chine dans un miroir, 1953 |  
				
				
				- Le Voleur de poèmes, 
				250 poèmes dérobés au chinois, 
				Mercure de France, coll. Poésie, 1990. 
				
				  
				
				
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