Chengyu

 
 
 
     

 

Problèmes de traduction des chengyu :

comprendre avant de traduire

par Brigitte Duzan, 24 juin 2020 

 

Il est parfois des chengyu [1] qu’il est difficile de traduire tant ils jouent sur des notions profondes de la pensée chinoise pour lesquelles nous n’avons pas d’équivalent exact. Le sens en est évanescent et fluctuant. Il nécessite de se replacer d’abord dans le contexte des textes classiques dont ils sont tirés.

 

C’est le cas de : Rén zhì yì jìn 仁至义尽 dont on donnera provisoirement la traduction suivante :

Pousser à leur ultime point de perfection les vertus de rén et de yì.

Pour mieux comprendre, il faut d’abord se plonger dans le classique dont il est tiré.

 

Source

 

Ce chengyu prend sa source dans un chapitre du « Livre des rites » : le chapitre « Sacrifices des faubourgs » (Li Ji – Jiāo Tè Shēng 《礼记郊特牲》) [2].   

 

Ce chapitre concerne les sacrifices rituels () pratiqués dans la Chine ancienne, et plus particulièrement le sacrifice zhà () [3] pratiqué en fin d’année [4]. Le texte décrit très précisément à qui étaient dédiés ces sacrifices : tous ceux, jusqu’aux plus lointains ancêtres, qui avaient permis les récoltes de l’année écoulée,

 

La procession du sacrifice zhà

sans oublier les divers animaux (les chats parce qu’ils avaient dévoré rats et souris, les tigres, car ils avaient éliminé les sangliers, etc.) : les anciens sages jugeaient nécessaire d’exprimer leur reconnaissance envers tous les êtres qui avaient rendu service. Ainsi, est-il dit : 

蜡之祭,仁之至,义之尽也。

Le sacrifice nommé tchä [pinyin zhà] était l’expression de la bonté la plus grande et de la justice la plus complète (trad. Séraphin Couvreur).

 

Sacrifice zhà sur l’Autel du Ciel

 

La double sentence  仁之至,义之尽也 est répétée deux fois dans le même paragraphe, la première fois étant traduite avec une variante : « ainsi la bonté et la justice se manifestaient(-elles) au plus haut point ». Le choix des termes ainsi que la répétition montrent bien l’importance donnée à la recherche de la perfection dans la pratique de ce rituel, perfection en termes de « bonté » - rén   - et de « justice » - / – soit deux des cinq vertus de la sagesse confucéenne [5].

 

Mais leur traduction n’est qu’approximative, ce sont les caractères (non simplifiés) qui en expriment toute la signification. Rén   représente l’homme

(clef à gauche) en harmonie avec le ciel et la terre, en paix avec ses semblables. est également double : il comporte dans la partie supérieur un mouton yáng , l’animal sacrificiel par excellence, et en-dessous la représentation d’une arme évoquant celui qui la porte, moi .

 

On voit bien dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de bonté et de justice, mais des qualités profondes d’harmonie de l’homme dans le monde et de perfection dans son rapport à tous les êtres.

 

Chengyu

仁至义尽 rén zhì yì jìn  

 

C’est donc de cela qu’il est question dans ce chengyu qui est en fait une synthèse des termes du « Livre des rites » : porter à la perfection, à leur plus haut point, les vertus qui vont permettre à chacun d’être en harmonie avec l’univers. Le traduire est forcément restrictif, et devrait se faire en fonction du contexte, et en particulier de sa fonction dans la phrase où il est utilisé.

 

Les cinq vertus confucéennes

 

Mais pour l’expliquer et le comprendre, il est un texte de Nathalie Sarraute qui offre une méthode d’approche intéressante et originale : « Ton père, ta sœur » [6].

 

Le ren, le yi

 

« L’usage de la parole » regroupe des textes inspirés par certaines « paroles » courantes entendues de ci-de là, dont Nathalie Sarraute tire des significations insoupçonnées sous les représentations convenues, formant clichés. Il s’agit chaque fois d’un formidable exercice de mise en forme de l’imagination appelée à se déployer pour faire ressortir tout ce qu’une phrase usuelle, et ancrée dans l’oralité, peut déceler en profondeur.

 

Dans « Ton père, ta sœur », elle part de la phrase presque rituelle, d’une mère s’adressant à son fils : « Si tu continues, ton père va préférer ta sœur. » Elle commence par isoler les deux termes « ton père, ta sœur » et fait le portrait en creux, telle qu’elle l’imagine, et nous avec elle, de la mère qui s’est retirée derrière ces deux grandes figures symboliques de la cellule familiale, le père et la mère prenant au passage des statures de personnages confucéens.

 

Une fois ses deux personnages bien posés, dans tout leur hiératisme, leur rigidité de figures symboliques, il s’agit nous dit-elle, de considérer les deux autres termes de la phrase : « si tu continues » … « va préférer ». Et là se dessine tout de suite l’ébauche d’un drame, d’une histoire de famille nauséabonde… qu’elle se garde bien de développer.

 

Ce qui nous intéresse, ce n’est pas cette histoire, que Sarraute laisse d’ailleurs en plan, c’est sa manière de procéder en deux étapes, en mettant en lumière, tour à tour et deux à deux, les termes de la phrase. On peut faire de même avec rén zhì yì jìn 至义尽 :

-     ce dont il est question, d’abord, c’est des deux vertus fondamentales du confucianisme, le rén et le yì, posées comme identités abstraites et symboliques, et tellement telles qu’elles en sont intraduisibles. On ne peut les aborder que par un processus descriptif à la Sarraute, en remontant au texte ;

-     et puis, il y a zhì .. jìn qui représentent en quelque sorte l’élément narratif, qui nous fait sortir du symbole pour retomber dans le réel et le concret : ces deux vertus, dans le sacrifice de fin d’année sur l’Autel du Ciel, elles sont portées à leur plus haut point de perfection.

 

 


[1] Expression figée d’usage proverbial, généralement de quatre caractères.

[2] Texte : https://ctext.org/liji/jiao-te-sheng/zhs - n° 25.

Traduction Sébastien Couvreur (Chap. 9, p. 573) : « Une seule victime offerte dans la campagne » 

[3] Le caractère (simplifié ) prononcé zhà désignait, dans la Chine ancienne, le sacrifice offert à la fin de l’année (le 12e mois). Selon le « Livre des rites » (《礼记・郊特牲》) : 天子大蜡八。Le fils du ciel offrait un grand sacrifice comportant huit offrandes.

[4] Dans son ouvrage « Le taoïsme et les religions chinoises » (Gallimard/nrf ,1971, p. 107)), Henri Maspero en donne cette description : « ce sacrifice sur l’Autel du Ciel au solstice d’hiver qu’on appelait simplement le sacrifice de la Banlieue jiao, était une des cérémonies les plus importantes de la religion officielle… » Cet Autel du Ciel était un tertre rond à trois étages qui se trouvait dans le grand enclos du Temple du Ciel, dans la banlieue sud de la capitale (nanjiao ). Le sacrifice était d’abord destiné au Suprême Seigneur de l’Auguste Ciel (Huangtian Shangdi 上帝) dont le trône était disposé sur le gradin supérieur.

[5] Ren  Yi  Li  Zhi  Xin .

[6] Il s’agit du quatrième texte du recueil « L’usage de la parole », Folio 1980, pp. 47-62.


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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