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Dossier Réforme agraire

 

Préambule

A. Les tentatives de réformes agraires dans l’histoire chinoise

par Brigitte Duzan, 7 mars 2021

 

Depuis l’antiquité, la terre en Chine a toujours été un problème fondamental, et les différentes réformes agraires ont eu pour but non tant la justice sociale que l’affermissement du pouvoir impérial. La première grande réforme, celle de Wang Mang, dans l’intermède entre Han de l’Ouest et Han de l’Est, n’était en grande partie qu’un retour nostalgique au système mis en place sous les Zhou au 9e siècle avant J.C. Par la suite, l’histoire impériale est ponctuée de réformateurs célèbres qui ont cependant tous échoué dans leurs tentatives de briser le pouvoir des grands propriétaires. Leurs réformes dépendaient de l’appui d’un empereur capable de résister à l’opposition conservatrice, mais disparaissaient avec lui.

 

I. Les réformes de Wang Mang (an 9)

 

Après la mort du jeune empereur Ping des Han (汉平帝), en l’an 5, Wang Mang (王莽) se fit proclamer « empereur par interim » (假皇帝), commença à réorganiser l’empire sur le modèle plus ou moins légendaire de la dynastie des Zhou, et finalement usurpa le trône impérial en l’an 8, fondant l’éphémère dynastie des Xin (新朝). Une fois son pouvoir consolidé, il se lança dans un vaste programme de réformes, dont une réforme agraire inspirée du système des « champs en

 

Wang Mang

puits » (jǐngtián zhìdù 井田制度) des Zhou de l’ouest. 

 

Le système des Zhou et la réforme de Shang Yang

 

Le système des « champs en puits »,

avec la parcelle commune 公田 au milieu

 

Le système des « champs en puits » était ainsi nommé parce qu’il était fondé sur le caractère jing fournissant le modèle de carrés divisés en carrés de neuf, correspondant à une propriété cultivée par huit familles : les huit carrés extérieurs étaient les parcelles privées (私田), le carré du milieu ou gōngtián (公田) étant cultivé en commun par les huit familles pour le compte du propriétaire, membre de l’aristocratie impériale.

 

Le système connut diverses variations, dont celle mise en place par Guan Zhong (管仲), ministre du duc Huan de Qi (Qi Huangong 齊桓公) de 685 à 643 avant J.C., où le quadrillage des terres était doublé d’un quadrillage de la population dans un système pyramidal de responsabilité collective des familles.

 

Le système fut aboli par Shang Yang (商鞅), ministre réformateur de l’Etat de Qin (秦国), pendant la période des Royaumes combattants.

 

Shang Yang introduisit en 350 avant J.C. une double réforme, agraire et fiscale, inspirée de politiques instaurées ici et là dans d’autres Etats. Les terres furent privatisées, distribuées aux paysans, avec des quotas de production liés à un système de récompenses et punitions pour ceux qui les dépassaient ou ceux qui ne les atteignaient pas. En même temps la primogéniture était abolie, et une double taxe instaurée sur les foyers qui avaient plus d’un fils vivant sous le toit familial, afin de briser les clans et les réduire à des familles nucléaires. Parallèlement, pour attirer des paysans dans l’armée, des terres étaient distribuées aux soldats qui s’étaient distingués au combat, ce qui contribua à renforcer la puissance militaire de l’Etat [1]. Et pour remplacer ces

 

Shang Yang

paysans devenus soldats, Shang Yang en attira des Etats voisins, ce qui eut pour effet d’affaiblir ceux-ci. Enfin, une loi autorisa la libération de prisonniers en échange du défrichage et de la mise en valeur de terres vierges. 

 

Ses réformes lui valurent la haine de la noblesse. Il ne survécut pas à la mort du duc Xiao (秦孝公) qui l’appréciait et le protégeait. Son successeur le fit exécuter et écarteler.

 

La réforme de Wang Mang

 

Wang Mang tenta de revenir au système des « puits » des Zhou. En l’an 9, il commença par décréter que toutes les terres de l’empire étaient propriété impériale ou « terres du roi » (wangtian 王田) et elles furent réparties selon le système des champs en puits, avec interdiction d’en vendre ou d’en acheter.

 

Il compléta son programme de distribution de terres d’une réforme fiscale édictée en l’an 10 : d’abord, il institua une taxe frappant les propriétaires qui laissaient leurs terres incultes ; ceux qui ne pouvaient payer devaient travailler pour l’Etat.

 

Au début, les réformes furent bien acceptées. Mais, en l’an 11, des inondations dévastatrices du fleuve Jaune entraînèrent la famine sur une bonne partie du territoire, si bien que les rumeurs habituelles en pareille occasion commencèrent à courir, arguant que Wang Mang avait perdu le mandat du ciel et que la dynastie des Han devait être restaurée. La résistance fut d’autant plus grande qu’il était considéré comme un usurpateur, et que son autorité était d’autant plus contestée.

 

La vengeance de la Mère Lü, lianhuanhua

 

Couplée à des problèmes extérieurs de défense et à la corruption doublée d’inefficacité de l’administration, l’opposition aux réformes fut telle que Wang Mang dut les abroger en l’an 12. Mais cela ne mit pas fin aux problèmes. Une nouvelle famine en l’an 17, venant s’ajouter aux charges financière et humaines dues aux guerres, entraîna une série de rébellions paysannes, surtout dans le Jiangsu et le Hubei, dont certaines sont restées légendaires :  celle de la Mère (呂母), première meneuse de rébellion dans l’histoire chinoise,

qui fomenta une révolte dans le Shandong en l’an 14, quand son fils fut exécuté pour un délit mineur ; elle mourut de maladie quatre ans plus tard, mais ses troupes se joignirent alors à celles de la rébellion des Sourcils rouges (Chimei 赤眉) qui, avec les rebelles de l’armée des monts Lülin ou Armée des vertes forêts (绿林军), dans le Hubei, finirent par faire tomber Wang Mang [2].  

 

II. Les grands réformateurs sous les Song

 

1.       Song du Nord : Wang Anshi

 

Né en 1021, Wang Anshi (王安石) commença ses réformes alors qu’il était vice-Premier Ministre de l’empereur Shenzong (宋神宗), initiant d’abord une réforme de l’Etat pour lutter contre la corruption dans l‘armée et l’administration, doublée d’une réforme fiscale pour renflouer les caisses de l’Etat.

 

Parallèlement, sa réforme agraire comportait plusieurs volets : un nouveau cadastre est adopté en 1073, divisant le territoire en parcelles égales de 1 li2 (soit un tiers d’ha) ; les propriétaires sont tenus de faire enregistrer leurs terres. Par ailleurs, pour aider les paysans à faire la soudure entre deux récoltes en évitant les prêts usuraires des propriétaires, des prêts d’Etat sont consentis aux paysans à des taux plafonnés, en avance de la récolte à venir. La corvée est remplacée par une taxe annuelle qui permet de constituer un fonds pour financer les travaux

 

Wang Anshi

publics. Les impôts sont payés en nature et les surplus affectés à la prévention des disettes et à la lutte contre la spéculation.

 

Cependant, les mesures sont mal appliquées, voire sabotées par des fonctionnaires hostiles qui obligent en particulier les paysans à emprunter même quand ils n’en ont pas besoin. Certains sont expropriés quand ils ne peuvent rembourser. Quand, en 1074, une famine frappe le nord du pays, la situation des paysans est aggravée par leurs dettes et beaucoup sont chassés de leurs terres. La réforme est accusée d’être responsable de la crise. Wang Anshi est l’objet d’une cabale montée par l’impératrice douairière et les eunuques de la cour. Il donne sa démission, mais l’empereur continue de le soutenir et le nomme préfet de ce qui est aujourd’hui Nankin où il continue cependant à subir les critiques des opposants aux réformes.

 

La mort de l’empereur Shenzong en 1085 marque le retour au pouvoir des conservateurs menés par Sima Guang (司马光). Les réformes sont abandonnées pendant la régence qui suit. Les réformistes seront rappelés au pouvoir par l’empereur Zhezong (宋哲宗) après la mort de l’impératrice douairière, en 1093. Mais le conflit entre réformateurs et conservateurs s’intensifia et contribua à l’affaiblissement de la dynastie, conduisant à sa chute au siècle suivant.

 

2.       Song du Sud : Jia Sidao

 

Né en 1213, Jia Sidao (贾似道) est présenté comme l’un des derniers « mauvais ministres » de la cour des Song du Sud par l’histoire officielle des Song, mais il ne semble pas mériter les reproches d’incompétence qui lui sont adressés, ni les critiques l’accusant d’avoir obtenu son poste par faveur spéciale en raison de ses liens de parenté avec l’une des concubines de l’empereur Lizong (宋理宗). En fait, il fut haï et vilipendé surtout en raison de ses tentatives de réforme, à un moment où la dynastie était en plein déclin.

 

Comme Wang Anshi, il tenta de mettre en œuvre des réformes radicales dans les sources de revenus de l’Etat en limitant les grandes propriétés et en opérant une réallocation des charges fiscales dans la société

 

Jia Sidao

rurale. Selon l’historien F. W. Mote, son importance historique tient à ses mesures de réforme agraire et à ses innovations en matière de fiscalité [3], l’augmentation des recettes fiscales étant destinée à renforcer les forces armées.

 

Il était en effet reconnu que la possession de vastes superficies de terre était un facteur d’évasion fiscale par l’élite fortunée, mais personne n’avait l’audace et l’énergie de s’y attaquer. Jia Sidao commença son programme de réforme agraire en posant des limites aux grandes propriétés. Une part de l’excédent au-dessus du plafond imposé était acheté par l’Etat à des prix tellement bas que l’achat équivalait en gros à une expropriation. Ces terres étaient alors louées à des paysans sans terres, pour produire des revenus à l’Etat.

 

C’était un plan ambitieux, mais il ne fut malheureusement pas appliqué avant le milieu des années 1260, c’est-à-dire trop peu de temps avant la chute de la dynastie pour qu’il ait pu avoir un impact notable. Le livre des Song déplore les souffrances causées ; mais, selon Mote, il s’agissait surtout des souffrances des propriétaires qui avaient été touchés par les mesures. Quoi qu’il en soit, la réforme eut pour conséquence de transférer des terres publiques, prises sur les gōngtián (公田), dans le giron de l’Etat. Ces terres furent un problème pour les dynasties suivantes, sans que les structures agraires aient changé.

 

III. Un programme agraire pour la restauration des Ming

 

Lorsque les Mandchous établirent la dynastie des Qing, l’un des généraux des Ming s’installa à Formose pour y établir une base militaire afin de partir à la reconquête de la Chine pour restaurer la dynastie. Il s’agit de Zheng Chenggong (郑成功), plus connu sous le nom de Koxinga, dont la flotte débarque sur l’île en avril 1661 avec 25 000 hommes pour, d’abord, en expulser les Hollandais. Après neuf mois de siège, en février 1662, les Hollandais capitulent et quittent l’île rebaptisée Tungtu (東都), puis royaume de Tungning (/东宁王). Koxinga installe son quartier général dans le fort Zeelandia, mais meurt subitement en juin. Son fils Zheng Jing (郑经) lui succède et poursuit la politique de son père de défrichement et mise en valeur des terres.

 

En effet, Koxinga avait réalisé que la reconquête de l’empire ne se ferait pas en un jour, et qu’il fallait donc aménager l’île comme siège du mouvement loyaliste des Ming du sud qu’il représentait. Le premier problème à résoudre était celui de la nourriture pour les quelque 30 000 personnes qui avaient débarqué dans l’île avec lui alors qu’elle n’en comptait pas plus de 100 000 jusque-là. Il instaura donc un système de tuntian (屯田) sur le modèle du système initialement créé sous les Han de l’Ouest par l’empereur Wu (汉武帝) pour les troupes envoyées dans des expéditions lointaines de conquête : les soldats devaient aussi cultiver leur propre nourriture et mettre en valeur les terres conquises.

 

 

Le tuntian : on pose les armes pour défricher

 

 

À la fin de la dynastie des Han, le pays fut dévasté, en particulier par la Rébellion des Turbans jaunes. Dans ces circonstances, le système du tuntian fut repris par Cao Cao (曹操) dans son royaume de Cao Wei (曹魏), pendant la période des Trois Royaumes, afin de relancer l’économie agricole, mais cette fois sous forme civile : les réfugiés et les paysans qui avaient perdu leur terre reçurent des parcelles à cultiver, avec l’outillage nécessaire, en échange de quoi ils devaient fournir la moitié de leur récolte au gouvernement.

 

Ce qui réussit à Cao Wei réussit à Formose où le programme visait à l’auto-suffisance. Le système du tuntian fut ensuite développé sous les Ming et les Qing, et adopté en particulier pour la mise en valeur du Xinjiang.

 

IV. Le programme de réforme agraire du Tongmenghui

 

En 1761, en lien avec une société secrète « pour lutter contre les Mandchous et restaurer les Ming » (反清复明) fut créée dans le Fujian une société aux accents messianiques, le Tiandi hui (天地会), qui se développa dans le sud de la Chine et en Asie du sud-est, pour évoluer ensuite en groupements occultes aux activités illégales, voire subversives.

 

Sun Yat-sen a utilisé un temps les réseaux du Tiandi hui pour faciliter ses recherches de fonds afin de financer ses opérations. Mais il en retint surtout la nécessité de renverser les Qing pour pouvoir moderniser la Chine. Ce fut, en 1905, le but de la création du Tongmenghui (中国同盟会) ou « société de l’alliance » [4], dans un quadruple objectif comportant un volet de réforme agraire :

          驱除鞑虏, 恢复中华, 创立民国, 平均地权

Expulser les Tartares [5], restaurer la Chine [6], fonder une République

et procéder à une redistribution égalitaire des terres.

 

Le dernier volet fut ensuite repris dans le troisième des Trois principes du peuple (三民主义: Mínshēng Zhǔyì (民生主义), ou « gouvernement pour le bien-être du peuple », principe qui était inspiré des idées sociales du penseur américain Henry George et influencé par les diverses théories de réforme agraire développées en Occident à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Cependant, le vague projet de redistribution des terres et d’amélioration du sort de la paysannerie se perdit, comme le reste, dans le chaos qui suivit la révolution de 1911 et la montée des factions militaristes autour des seigneurs de la guerre, les premiers touchés étant bien sûr les paysans. Les idées de réforme de Sun Yat-sen restaient du domaine intellectuel, sans lien avec la réalité pratique, et ne comportaient pas de mesures radicales pour changer le poids des grands propriétaires dans l’économie rurale.

 

Le Guomingdang, par la suite, ne s’est pas soucié des questions agraires, contrairement aux Communistes. Même quand les Nationalistes ont établi une base dans

 

Apprendre mille caractères grâce aux Trois Principes du peuple 三民主义千字课
(manuel d’enseignement de 1932)

le Guangdong, les membres élus au Comité central en 1924 étaient des intellectuels issus de familles traditionnelles qui ne connaissaient pas les problèmes ruraux, ils faisaient même partie de la droite du Parti, liés aux intérêts de riches familles urbaines et rurales, et donc naturellement opposés à une réforme agraire. Cela stimula encore plus l’ardeur des Communistes qui étaient pendant ce temps en train de mobiliser les paysans, débouchant, après une vague d’incidents sanglants, sur la constitution du Soviet du Guangxi en 1929, première étape du mouvement conduisant à la Réforme agraire d’abord dans les zones libérées à la fin des années 1940, puis sur l’ensemble du pays en 1950. 

 

V. Réformes avortées, grandes propriétés, terres morcelées

 

Le système s’est perpétué inexorablement, avec distribution de terres non aux paysans mais aux membres de l’aristocratie et aux fonctionnaires de la cour, avec éparpillement des domaines et constitution de centres alternatifs de pouvoir. Quand les Qing ont pris le pouvoir, les Mandchous se sont approprié ces domaines. Puis, à partir de 1911, ce sont les militaires et les membres des cliques de seigneurs de la guerre qui ont acheté des terres au fur et à mesure que les grandes familles disparaissaient, ruinées. La terre constituait toujours le meilleur investissement, et la base de l’autorité. Les seigneurs de la guerre sont devenus les plus grands propriétaires des années 1920, avec les compradors et les marchands en général. Ils ont ajouté une taxe militaire aux taxes déjà lourdes que devaient payer les fermiers.

 

Le Gouvernement pour le bien-être du peuple, englobant les deux autres principes,
schéma de janvier 1924

 

Or, sous l’effet d’un début de surpopulation à partir du 18e siècle et du partage des terres entre les enfants au décès du père, on en était arrivé à une concentration extrême entre les mains des propriétaires et à un morcellement des parcelles par ailleurs, avec des fermages et taxes qui ne permettaient pas aux paysans de vivre.

 

Selon un rapport du ministre de l’agriculture du gouvernement nationaliste de Wuhan en 1927 [7], 14 % de la population rurale étaient des propriétaires fonciers ou riches paysans qui possédaient 81 % des terres arables, 11 % étaient des paysans moyens possédant 13 %

des terres ; les 75 % restants étaient des petits paysans qui avaient peu ou pas de terres. Ces statistiques ont été affinées par des enquêtes de terrain des soviets du Jiangxi montrant que les terres possédées par les petits paysans, constituant 70 % de la population, étaient de 10 à 15 % du total.  

 

Quels que soient les chiffres exacts, il ressort de toutes ces statistiques concordantes qu’une grande partie des paysans étaient des petits paysans qui louaient des terres, et des terres de plus en plus exiguës : la parcelle moyenne n’était plus que de 2,5 mu () au 19e siècle (0,17 hectares), et même de 1,5 mu à la fin des années 1940, au moment des redistributions.


 

 


[1] On retrouve ici l’effet incitatif de la possession de terres pour mobiliser les paysans en faveur de l’effort de guerre comme dans les programmes de réforme agraire dans le nord de la Chine dans les années 1940.

[2] Le terme de lülin en est venu à désigner des bandes de brigands.

[3] F. W. Mote, Imperial China 900-1800, Harvard University Press, 2000, pp. 319-320.

[4] Née de la fusion de trois organisations et autres groupes révolutionnaires et fondée au Japon.

[5] 鞑虏 dálǔ : terme insultant désignant les Mandchous, utilisé au début des années 1900 dans les milieux révolutionnaires.

[6] Ici 中华 Zhōnghuá : terme politique et nationaliste revendiquant une nation chinoise liée à la notion d’ethnicité.

[7] Cité dans la thèse de Chen-Hung Keong « Land Reform in China 1911-1953 », University of Tennessee 1967.

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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