Brève histoire du xiaoshuo
IX. Le xiaoshuo et
l’histoire
IX.1 La fiction comme histoire et l’histoire
comme fiction
IX.2 Entre
histoire et fiction : Liu Yiqing et les recueils d’anecdotes
Liu Yiqing (劉義慶/刘义庆)
était un neveu du fondateur de la dynastie des Liu Song ou Song
du Sud (420-479, pendant la période dite des Dynasties du nord
et du sud) ; né en 403 à Xuzhou (徐州),
il est devenu prince de Linchuan (临川王)
en 420 lorsque son oncle Liu Yu (刘裕)
mit fin à la dynastie des Jin de l’Est en fondant sa propre
dynastie, avec pour capitale Jiankang (建康aujourd’hui
Nankin).
Il a été
vice-directeur de gauche du Secrétariat impérial (shangshu
zuo puye
尚书左仆射),
puis directeur. Il a occupé ensuite des postes importants dans
la hiérarchie militaire, puis comme gouverneur de la province de
Jingzhou (荊州刺史).
Dans les dernières années de sa vie, il a de nouveau été promu à
des postes militaires et administratifs. Lors de sa dernière
affectation comme gouverneur de Nanchongzhou (南兖州刺史),
il est tombé malade et s’est éteint de retour dans la capitale,
à l’âge de 42 ans.
Malgré cette
brillante carrière officielle, il était aussi écrivain, et a
laissé le souvenir d’un personnage bienveillant, patron des
lettrés autour de lui. Il a ainsi écrit un ouvrage biographique
faisant l’éloge des éminents personnages de sa région natale.
Mais il est surtout connu pour les deux ouvrages qui lui sont
attribués : le Youminglu (《幽明录》ou
《幽冥录》),
un recueil de récits de faits étranges de type zhiguai (志怪),
et le Shishuo xinyu (《世说新语》)
ou « Anecdotes contemporaines et nouveaux propos », un recueil
de plus d’un millier d’anecdotes.
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Le
Youminglu |
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On reconnaît à
chacun de ces deux ouvrages une grande importance du point de
vue littéraire : le premier parce qu’il est précurseur de toute
une littérature de l’étrange et du fantastique qui trouvera ses
lettres de noblesse par la suite, à partir des Tang, et le
second parce que, mêlant chinois classique et vernaculaire, il a
– au-delà de son contenu même – des qualités stylistiques
notées en particulier par
Lu Xun
dans sa « Brève histoire de la fiction chinoise » (《中国小说史略》).
Le
Youminglu
Le titre (《幽明录》)
est une référence à un commentaire du « Livre des changements »
: « Le sage connaît la source de ce qui est obscur (幽)
et de ce qui est lumineux (明) ».
Ce qui est obscur, ce sont les esprits et les démons, et c’est
le sujet de l’ouvrage ; en ce sens, il est proche du Soushen
ji (《搜神记》)
ou « À la recherche des esprits » de Gan Bao (干宝),
mais avec des commentaires relevant de la pensée bouddhiste, ce
qui est relativement rare dans ce genre de récits.
Les récits
sont autant des anecdotes semi-historiques que des contes
populaires à l’époque des Dynasties du Nord et du Sud (5e-6e
siècles). Toutes ces histoires ont ensuite été développées en
nouvelles et romans, et ont inspiré les dramaturges. Beaucoup de
pièces de théâtre sont des histoires de morts revenant à la vie
par la force de l’amour, la plus célèbre étant certainement le
« Pavillon
aux pivoines » (Mudanting《牡丹亭》)
à la fin des Ming.
Répertorié
dans la bibliographie de l’ « Histoire des Sui » (《隋书》),
puis dans les deux bibliographies des deux Livres des Tang,
l’ouvrage a disparu sous les Song. Mais Lu Xun en a rassemblé
265 fragments, la plupart provenant de l’encyclopédie Taiping
Guangji (《太平广记》),
qu’il a édités dans sa collection d’ouvrages anciens disparus
Gu Xiaoshuo Gouchen (《古小说钩沉》).
Le
Shishuo xinyu
Avec le
Shishuo xinyu (《世说新语》),
on est aux marges de l’histoire et de la littérature, dans la
grande tradition chinoise du récit historique. D’ailleurs, le
« Livre des Jin » (《晋书》),
annales de la dynastie compilées sous la dynastie des Tang, y a
puisé de larges emprunts. Le Shishuo du titre (Histoire
du temps) est une référence à un ouvrage antérieur du lettré
confucéen de la dynastie des Han
Liu Xiang (刘向),
ouvrage aujourd’hui perdu. Les éditeurs ultérieurs ont donc
ajouté xinyu (nouveaux propos) pour distinguer l’ouvrage
de Liu Yiqing du précédent.
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Le
Shishuo xinyu |
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Il comportait
à l’origine huit volumes (juan卷),
portés à dix avec les commentaires de Liu Xiaobiao (刘孝标),
qui était lui aussi, incidemment, un membre de la famille
impériale des Liu-Song. Mais le texte a été révisé sous les
Tang, puis sous les Song, et finalement réduit à trois juan
regroupant 36 chapitres. Compilation d’anecdotes historiques ou
pseudo-historiques, on y trouve une foule de petites anecdotes
célèbres qui font partie de la culture classique et populaire,
et sont souvent les sources de chengyu couramment cités.
En effet, si les discussions des personnages sont parfois
ésotériques, en lien avec les « conversations pures » de l’École
des mystères (Xuanxue
玄学),
ce que l’on en retient, c’est surtout un style narratif vif et
enlevé, avec parfois une note de surnaturel.
Beaucoup de
ces histoires sont de brefs tableaux, fabliaux à contenu moral
autant que descriptions en filigrane de personnages originaux,
historiques très souvent, comme celle-ci, tirée du volume « Les
conduites vertueuses » :
阮光禄在剡,曾有好车,借者无不皆给。有人葬母,意欲借而不敢言。阮后闻之,叹曰,“吾有车而使人不敢借,何以车为?”遂焚之。(卷上《德行篇》)
Ruan
Guanglu avait jadis à Yan un char superbe qu’il ne refusait
jamais de prêter. Or, un jour, devant enterrer sa mère, un homme
songea à le lui demander pour transporter le corps, mais n’osa
pas. L’ayant appris, Ruan déclara en soupirant : « Si j’ai un
char et que personne n’ose me l’emprunter, à quoi sert-il ? »
Alors il le brûla.
Il y a aussi
de savoureuses anecdotes sur la littérature, et sur certains
poètes ou écrivains devenus célèbres, telle celle-ci :
阮宣子有令闻,太尉王夷甫见而问曰,“老庄与圣教同异?”对曰,“将无同。”太尉善其言,辟之为掾,世谓“三语掾”。(卷上《文学篇》)
Ruan Xuanzi
jouissait d’une grande renommée ; un jour qu’il avait rencontré
le gouverneur militaire Wang Yifu, celui-ci lui demanda : « La
pensée de Laozi et de Zhuangzi est-elle comparable à
l’enseignement du grand Confucius ? » A quoi Ruan répondit en
trois mots : « Jiang wu tong » [ils vont de pair mais ne sont
pas pareils]. Le gouverneur apprécia ces paroles et prit Ruan
comme assesseur. On l’appela désormais « l’assesseur aux trois
mots ».
On en trouve
également dans le registre comique, telle celle-ci, non moins
célèbre, tirée du volume « Comportements absurdes » :
刘伶恒纵酒放达,或脱衣裸形在屋中。人见讥之。伶曰,“我以天地为栋宇,屋室为裈衣,诸君何为入我裈中?”(卷下《任诞篇》)
Liu Ling
s’adonnait sans retenue à son penchant pour la boisson, si bien
qu’il lui arrivait d’enlever ses vêtements et de se promener
tout nu chez lui. Le voyant ainsi, on se moqua de lui, mais Liu
Ling rétorqua : « J’ai le ciel et la terre pour demeure, et ma
maison pour pantalon. Alors, messieurs, que faites-vous dans mon
pantalon ? »
Le Shishuo
xinyu est traditionnellement classé dans la littérature de
fiction (catégorie xiaoshuo), mais il dresse un tableau
très vivant de la vie et de la pensée de l’élite sociale dans
les dynasties du Sud, au 5e siècle. Il a inspiré
toute une littérature d’anecdotes et propos divers, des Tang
jusqu’aux Qing, comme l’a souligné
Lu Xun
au
chapitre 7 de son histoire de la littérature chinoise de fiction
cité précédemment. Au début de ce chapitre, il explique que
c’est pour satisfaire aux goûts du moment que furent compilés
des transcriptions de récits oraux ou des relations d’événements
de l’histoire récente, mais on trouve déjà, dit-il, des
anecdotes du même genre dans des ouvrages plus anciens comme le
Liezi (《列子》)
ou le Hanfeizi (《韩非子》).
La plus
ancienne édition du Shishuo xinyu date de la dynastie des
Song. Un exemplaire en est préservé au Japon, dans les fonds du
Kanazawa Bunko (金沢文庫),
ainsi que des fragments d’un manuscrit datant des Tang.
Traduction
en français
Propos et
anecdotes sur la vie selon le Tao, traduit et présenté par J.
Pimpaneau, Picquier poche, 2002.
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