Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Histoire littéraire : les sources anciennes

IV. Le Shanhaijing, le livre des monts et des mers

par Brigitte Duzan, 25 mai 2020

 

Grand classique de la littérature chinoise, le « Livre des monts et des mers » ou Shanhaijing (《山海经》) est un vaste recueil d’anciennes données géographiques tenant du merveilleux plus que de la réalité ; il est la source de nombreuses légendes et n’a cessé de nourrir l’imaginaire chinois ainsi que la littérature et le cinéma.

 

Le Shanhaijing, livre illustré

  

Origine et datation

  

Une page du Zangshu de Guo Pu

 

Le livre remonte sans doute au 4ème siècle avant Jésus-Christ, sous forme de textes d’auteurs divers, mais il a été édité pour la première fois sous les Han occidentaux, au premier siècle avant Jésus-Christ, par les grands historiens Liu Xiang () et son fils Liu Xin (刘歆) ; d’après eux, le livre aurait été rédigé par Yu le Grand (大禹) et son assistant Bo Yi (伯益), ce qui donnait à l’époque une certaine crédibilité à l’œuvre vu qu’il s’agit, à la base, d’un recueil de données géographiques et que Yu le Grand, fondateur présumé de la dynastie des Xia, est crédité de l'invention des techniques d'irrigation et de drainage des sols ayant permis la maîtrise des fleuves et des lacs chinois et qu’il avait pour ce faire besoin d’avoir des notions de géographie.

 

Liu Xin était à la tête de la bibliothèque impériale et en tant que tel en charge de l’édition de textes anciens : on lui a reproché d’avoir expurgé, voire

falsifié, ces textes afin de créer une narration historique fondée sur la théorie de la succession des cinq éléments afin de légitimer la dynastie des Han, et leur possession du mandat du ciel. Le Shanhaijing est à replacer dans le contexte de cette (ré)écriture de l’histoire ancienne. 

 

Par la suite, Guo Pu (郭璞 276-324), historien et poète de la dynastie des Jin (晋代), en a été l’un des premiers commentateurs. Il était mystique taoïste et géomancien, collectionnait les textes anciens et les recueils de contes fantastiques qui étaient à la mode à son époque et inspireront toute une littérature postérieure de l’étrange, du 6è siècle à Pu Songling. Il a aussi écrit un « Livre des enterrements » (Zangzhu《葬书》) qui est la première source de pratiques du fengshui, mais qui fait appel à des notions de géomancie fondées sur la géographie des lieux. Le Shanhaijing s’intégrait donc bien dans cet univers à la limite du fantastique ; le Zangshu est illustré, et les illustrations ressemblent à celle du Shanhaijing. Il a contribué à le préserver et à en éclairer des passages quelque peu ésotériques.

 

Le Shanhaijng n’a cessé d’être étudié et commenté. On a encore écrit des commentaires sous la dynastie des Qing

 

Le Shanhaijing jishi

et même au 20e siècle. On compte même sept commentateurs pendant la période Qing, le plus connu étant sans doute Hao Yixing (郝懿行, 1757-1825), auteur du Shanhaijing jianshu ou « Notes sur le Livre des monts et des mers » (《山海经笺疏). Le dernier commentaire date de 1980 : c’est le Shanhaijing jishi (《山海经) de Yuan Ke (袁珂) ; comme le titre l’indique, c’est un travail de compilation de tous les commentaires passés, une somme en quelque sorte.

 

Composition

 

 

Vision du monde

 

 

Le Shanhaijing comporte 18 fascicules (jing ) répartis en quatre sections :

- Le Livre des montagnes, en 5 fascicules, soit les montagnes des cinq directions (sud, ouest, nord, est et centre) : 南山/西山/北山//中山. Cette section représente environ les deux tiers de l’ouvrage, c’est la partie la plus ancienne (4e/3e siècles avant J.C.), et celle qui contient le plus d’informations géographiques. Elle reflète une inspiration taoïste, la description des animaux, plantes et lieux pouvant être considérés comme utiles à la pratique rituelle ou shamanique.

- Le Livre des mers en huit fascicules, soit les régions au-delà des mers (海外) et les régions à l’intérieur des mers (海內), distribuées selon les quatre directions (sud, ouest, nord, est). Donc : 海外南 etc. Cette partie, qui date vraisemblablement de la fin du 3e et du 2e siècles avant J.C., est celle qui, décrivant des pays étrangers et leurs habitants, comporte un grand nombre de mythes et légendes.

Les deux dernières parties sont des compléments postérieurs :

- Le Livre des vastes étendues sauvages (大荒经) en quatre fascicules, également répartis selon les quatre directions, mais en commençant par l’est (est, sud, ouest, nord) : il mentionne une soixantaine de contrées lointaines peuplées d’êtres fantastiques.

- Le Livre des terres entre les mers (海內经) en un fascicule.

 

Quelques animaux

 

Le texte mentionne quelque 550 montagnes et 300 fleuves. On y a décompté 277 animaux différents, tous dans le registre fantastique, ce qui peut s’expliquer d’une part parce que leurs descriptions sont à l’origine l’œuvre de fangshi (方士), maîtres du taoïsme populaire à la fois devins, géomanciens, exorcistes, astrologues, alchimistes et autres, qui ont exercé des fonctions entre le médical et l’occulte entre le 3e siècle avant J.C et

le 5e siècle de notre ère ; mais aussi parce que les textes ont été compilés et révisés par divers auteurs à différentes époques. 

 

La nature composite de l’ensemble en fait un ouvrage difficile à définir et à classer. Il n’est pas en effet une seule compilation de données géographiques, c’est aussi la source principale des mythes et légendes chinois, aussi bien qu’un recueil de rituels, notions médicales, histoire naturelle et données sur les peuples de l’antiquité chinoise du 4e/3e siècle avant Jésus-Christ au 2e siècle de notre ère. C’est donc un ouvrage hétérogène, même s’il est construit de manière rigoureuse.

 

Référence géographique ou mythologie ?

 

Deux autres animaux fantastiques

 

D’abord classique de géographie

 

Ce caractère hétérogène a entraîné un problème de classement dont les critères ont varié avec le temps. Ses premiers compilateurs et éditeurs le considéraient comme un livre de géographie, mais, dans le Qilüe (《七略》), la plus ancienne bibliographie chinoise, compilée par Liu Xiang à partir de 26 avant J.C. puis par son fils Liu Xin, le Shanhaijing apparaît comme ouvrage de techniques de divination. Sous les Han postérieurs, il fut inclus dans les ouvrages techniques de référence offerts par l’empereur Mingdi (明帝 58-75) au ministre chargé de la lutte contre les inondations. Il était encore considéré comme ouvrage de géographie sous les Sui et sous les Tang ; il figure encore comme tel dans l’encyclopédie historique Wenxian Tongkao ou « Examen compréhensif des sources littéraires » (文献通考) compilée par Ma Duanlin (马端临) en 1317 et imprimé en 1324, sous la dynastie des Yuan. C’est seulement sous les Ming qu’il apparaît brusquement parmi les recueils d’histoires fantastiques.

 

Personnages mythiques

 

Dans le Siku quanshu (四库全书), l’immense encyclopédie commandée par l’empereur Qianlong des Qing et achevée en 1782, il est classé dans les œuvres de fiction. Il devint alors l’objet d’un intérêt purement littéraire, et surtout pour les légendes qu’il relate, celles de plus de 200 personnages mythiques, comme Nüwa (女娲) réparant le pilier du ciel, l’archer Yi (羿) et son épouse Chang’e (嫦娥), la déesse de la lune, etc. C’est un document essentiel pour l’étude des mythes chinois et des divinités (on en compte près de 450). C’est « un spectaculaire tour guidé du monde connu de l’Antiquité » – pour reprendre l’expression de sa traductrice Anne Birrell.

 

De nos jours, cependant, des savants se sont penchés sur ce livre pour en étudier en particulier les descriptions géographiques : il semblerait qu’elles ne soient pas si fantaisistes qu’il y paraît, mais représentent en fait la région autour de Xi’an, au Shaanxi, telle qu’elle était il y a quatre ou cinq mille ans…

 

Quoi qu’il en soit, le Shanhaijing reste essentiellement un livre fabuleux peuplé d’animaux étranges et de personnages mythiques qui sont venus nourrir l’imaginaire chinois au cours des siècles, et ce d’autant plus qu’il était illustré et que les illustrations

 

Une illustration du phénix

ont été reconstituées sous les Qing à partir d’originaux plus anciens, et sont ainsi parvenues jusqu’à nous.

 

Extrait du premier chapitre, Les montagnes du sud 

Il s’agit d’un passage assez caractéristique, qui mêle description d’un personnage mythique, d’un animal et des signes de catastrophes qu’ils annoncent – d’où l’aspect divinatoire privilégié dans les premières classifications.

 

…又西北三百五十里,曰玉山,是西王母所居也。西王母其狀如人,豹尾虎齒而善嘯,[..]是司天之厲及五殘。有獸焉,其狀如犬而豹文,其角如牛,其名曰狡,其音如吠犬,見則其國大穰。有鳥焉,其裝如翟而赤,[..]是食魚,其音如錄,見則其國大水。

 .. A 350 li au nord-ouest, il y a la montagne dite de Jade (玉山) : c’est là que réside la Reine Mère de l’Ouest (西王母 Xiwangmu). Elle a l’apparence d’un homme, mais une queue de léopard et les crocs d’une tigresse et s’y entend comme personne dans l’art de siffler [..]. C’est elle qui préside aux fléaux du ciel (天之) et aux cinq forces destructrices (). Il y a là un animal qui ressemble à un chien, mais qui a les taches d’un léopard et les cornes d’un bœuf, et qu’on appelle le Malin () ; il aboie comme un chien et son apparition est le présage de récoltes abondantes dans le pays. Sur le mont de Jade, il y a un oiseau qui ressemble à un faisan mais qui est rouge écarlate [..] ; il se nourrit de poisson et fait le bruit du bois que l’on grave ; son apparition annonce des inondations…. 

 


 

Note complémentaire

 

Le Shanhaijing a été identifié sous les Han comme l’œuvre de Yu le Grand [1]. Il dépeint une géographie mythique du monde chinois organisé autour du thème des montagnes et des mers, avec, à la fin, quelques données sur l’origine des inondations sous les règnes des empereurs Yao et Shun et une brève description des travaux réalisés par Yu, à la suite de son « père » Gun, pour y mettre fin. L’ouvrage est divisé en deux grandes parties. La première, le Shanjing () ou Livre des montagnes, en cinq chapitres, se présente comme une série de voyages d’une montagne à l’autre, chacune d’entre elles étant identifiée par ses produits spécifiques et ses habitants, mais aussi par le type d’offrandes à y faire ; c’est le cœur de l’ouvrage, élaboré sur plusieurs siècles pendant la période des Royaumes combattants et jusqu’à la dynastie des Han. Les autres sections, le Livre des mers et celui des vastes étendues sauvages, offrent, en regard, une vision fantasmagorique du monde aux confins des terres connues.

 

Yu le Grand contrôlant les eaux

(大禹治水)

 

Le Shanjing est divisé en 26 sous-sections formant une liste de 447 montagnes situées dans la plaine centrale et liées entre elle par une sorte de voyage, ou de procession, selon le même procédé que celui utilisé dans les cosmographies de la Renaissance décrivant les merveilles et curiosités de divers endroits découverts au long d’un parcours menant de l’un à l’autre, chacun étant localisé uniquement par sa direction et sa distance par rapport au précédent. Chaque montagne est désignée par son nom, suivi d’informations sur sa faune, sa flore (y compris les utilisations médicales de certaines plantes) et les richesses minérales, mais aussi les êtres prodigieux qu’on y trouve, ainsi que les événements mythologiques qui y sont liés. Les fleuves ne sont mentionnés qu’en lien avec la montagne où ils prennent leur source. Enfin, 24 des 26 sections se terminent par le détail des offrandes qu’il convient de faire aux divinités du lieu.

 

Ainsi structuré, le Shanhaijing se présente comme un processus d’organisation de l’espace et un modèle d’action pour, ce faisant, assurer son pouvoir. Le contrôle des inondations par Yu passe par l’arpentage du terrain, et l’établissement d’une organisation territoriale une fois le cours des fleuves stabilisé. Dans le mémoire rédigé par Liu Xin pour présenter l’ouvrage à l’empereur, ce modèle d’organisation spatiale comme condition première pour imposer l’autorité impériale est attribué à Yu, comme sous-produit du contrôle des inondations, c’est-à-dire du territoire, Le Shanhaijing se termine par l’ordre de l’empereur Shun à Yu « d’épandre de la terre pour réguler les neuf provinces. »

 

Mais cet ordre vient en fait après une séquence de rébellion et de combats pour y mettre fin – Gun étant traité comme un rebelle dont l’élimination était nécessaire afin de maîtriser les eaux avant de pouvoir contrôler le territoire. En fait, explique le Shanhaijing dans ses dernières lignes : Gun n’avait pas le mandat du ciel…

鲧窃帝之息壤以堙洪水,不待帝命。帝命祝融杀鲧于羽郊。鲧复生禹。帝乃命禹卒布土以定九州。

Gun avait volé aux dieux la terre magique dotée de vie [2] ; ils ne lui avaient donné mandat. Alors les dieux ont envoyé Zhurong tuer Gun sur le mont de la Plume. De Gun est né Yu. Et Yu reçut des dieux la mission de répandre de la terre pour créer les neuf provinces.

 

On a ainsi un développement des thèmes de la première section, repris de textes antérieurs, avec une séquence allant du contrôle des eaux vers une organisation des terres sauvées des inondations. Le combat de Yu contre les eaux, étendu aux peuplades barbares des marges, fait en même temps écho aux combats des souverains mythiques pour établir leur autorité et un semblant d’ordre contre les rebelles et les monstres, persistance de désordres cosmiques antérieurs. 

 

[Source : The Flood Myths of Early China, Mark Edward Lewis, State University of New York Press, 2006, reed. 2012, 248 p. Part 2, chapter 1, Criminality and Flood in the Shanhaijing, pp. 64-71]

 


 

Texte original

 

En caractères traditionnels : https://ctext.org/shan-hai-jing

En caractères simplifiés : http://www.guoxue.com/zibu/zhajia/sanhaijin/shjml.htm

 


 

Traduction en anglais

 

The Classic of Mountains and Seas, tr. Anne Birrell, Penguin Books, 1999, 276 p.

 


 

Etude et traduction en français

 

Etude sur la mythologie et l'ethnologie de la Chine Ancienne, Mathieu Remi, Vol I, "Traduction annotée du Shanhai jing." Vol. II, "Index du Shanhai jing." Paris: Collège de France, Institut des hautes études chinoises, 1983.

 


 

Adaptation au cinéma

 

Le nouveau livre des montagnes et des mers 《新山海经》, film d’animation de Qiu Anxiong (邱黯雄).

Voir : http://www.chinesemovies.com.fr/films_Qiu_Anxiong_new_book_of_m_s.htm

 


 

[1] Yu le Grand (大禹), successeur de l’empereur Shun (), fondateur légendaire de la dynastie Xia (), au troisième millénaire avant J.C. Fils de Gǔn () qui avait échoué à juguler les inondations fréquentes sous le règne de l’empereur Yao (), prédécesseur de Shun, Yu est crédité de l’invention des techniques ayant permis le contrôle des inondations et la maîtrise des fleuves. Il aurait parcouru le monde pour mesurer la Terre à l'aide d'une équerre à branches égales afin de la diviser en neuf provinces ou zhou  : une province centrale et huit provinces aux quatre points cardinaux et quatre points intermédiaires.

Selon le Shanhaijing, Régions à l’intérieur des mers (《山海经·海内经》) :

禹鲧是始布土,均定九州。Yu et Gun en répandant de la terre, ont égalisé les neuf provinces.

[2] La terre xirang, littéralement « qui a un souffle », qui ne meurt pas et continue de croître, donc idéale pour lutter contre les inondations.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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