|
Yang Jisheng
杨继绳
Présentation
par Brigitte Duzan,
18
novembre 2020
Journaliste et historien chinois, Yang Jisheng est
l’auteur de deux ouvrages fondamentaux sur deux
événements de l’histoire chinoise contemporaine
qu’il est l’un des rares à avoir traités en
profondeur, sur la base de témoignages directs
autant que de recherches en archives : la Grande
Famine induite par le Grand Bond en avant et la
Révolution culturelle. À ce titre, il est l’un de
ceux qui auront permis de reconstituer, afin de la
préserver, la mémoire de ces deux périodes tragiques
de l’histoire de la période maoïste.
Journaliste engagé
Né en novembre 1940, Yang Jisheng (杨继绳) est né dans
le Hubei, dans une famille paysanne. Son père |
|
Yang Jisheng |
meurt de
faim quand il a 19 ans, mais il n’en comprend pas
tout de suite les raisons.
En 1960, il est admis à l’université Qinghua, à Pékin, et en
sort avec un diplôme d’ingénieur six ans plus tard, en 1966.
Entre-temps, en avril 1964, il est entré au Parti communiste. En
1966, alors qu’éclate la Révolution culturelle, il entre à
l’agence Chine nouvelle où il est resté jusqu’à sa retraite, en
2001. Il travaille d’abord au bureau de Tianjin où il publie de
nombreux articles sur des faits de société sur lesquels il mène
des enquêtes. Dans les années 1980, il écrit des articles
scientifiques.
En 1984, il est nommé premier journaliste national d’exception.
En 1992, il reçoit une allocation spéciale versée par le Conseil
d’Etat en récompense de la qualité de ses contributions.
Yanhuang Chunqiu
le numéro de juillet 2010
|
|
Cependant, sa foi dans le Parti est ébranlée par les
événements de Tian’anmen en 1989. Au début des
années 1990, tout en continuant son travail de
journaliste, il commence à faire des recherches sur
la Grande Famine et à mener des interviews sur le
sujet.
Après avoir pris sa retraite, en 2001, il entre au
comité de rédaction de divers journaux. En 2003, il
entre au mensuel Yanhuang Chunqiu (炎黄春秋)
de Pékin dont il devient rédacteur en chef adjoint
en 2008. Fondé en 1991 par des vétérans réformistes
du Parti, d’orientation libérale, le journal publie
des articles sur des sujets sensibles.
En juillet 2010, il publie un mémoire écrit par
l’ex- membre du Politburo Yang Rudai (杨汝岱)
en hommage à l’ancien Premier Ministre réformiste
Zhao Ziyang (赵紫阳),
démis de ses fonctions après avoir
|
manifesté son
soutien aux étudiants sur la place Tian’anmen et placé en
résidence surveillée jusqu’à sa mort en 2005.
En janvier 2013, le site web du journal a été temporairement
bloqué par le gouvernement chinois après la publication d’un
éditorial demandant le respect des droits accordés par la
Constitution.
En juillet 2015, Yang Jisheng a été forcé de
démissionner, et il a été remplacé par le fondateur
du journal, Du Daozheng (杜导正).
Au moment de quitter le journal, il a publié deux
lettres : l’une pour expliquer les raisons de sa
démission aux membres de la rédaction du journal,
l’autre adressée à l’Administration générale pour la
presse et l’édition, critiquant les restrictions
gouvernementales |
|
Du Daozheng annonçant son limogeage
du Yanhuang Chunqiu |
croissantes
limitant les sujets que le journal était laissé libre de
traiter. Du Daozheng fut d’ailleurs limogé en juillet 2016
avec son équipe de rédaction.
Yang Jisheng collabore par ailleurs au China Media Project, un
programme indépendant de recherche et d’échange créé fin 2003 en
partenariat avec le Centre de journalisme et d’étude des médias
de l’université de Hong Kong.
Il a reçu de nombreux prix, dont le Hayek Book Prize en 2013, le
Stieg Larsson Prize en 2015 et le prix pour 2015 du Chinese Pen
Center pour la version en chinois de son livre sur la Grande
Famine.
En décembre 2015, le livre lui vaut encore, au titre de 2016, le
Louis M. Lyons Award
for Conscience and Integrity in Journalism décerné par la
fondation Niemans. Il est invité à Harvard pour la cérémonie de
remise du prix, mais il lui est interdit de se rendre aux
Etats-Unis. Le discours qu’il avait préparé est publié sur le
site de la fondation Niemans
.
C’est une ardente profession de foi :
退休了,不能做新闻记者了,我就当“旧闻记者”——从事历史写作。昨日的新闻是今日的历史。新闻和历史的共同点就是信,即真实可信。信,是新闻和历史的生命。中国史家历来重视史德:忠于史实,善恶必书,书必直言。以直书为己任,以曲笔为耻辱的史家,几乎代有其人。为保持史家的节操,许多人不惜以生命为代价。在中国史家的精神影响下,我记录了我所经历的重大事件:大饥荒,文化大革命,改革开放。我们不仅要记住美好,也要记住罪恶,不仅要记住光明,也要记住黑暗。让人们记住人祸、黑暗和罪恶,是为了今后远离人祸、黑暗和罪恶。[《墓碑》这本书记录了一场持续数年的惨烈人祸。虽然
它只能在香港出版,是大陆的禁书,但是,追求真相的人们,通过种种渠道、种种方式,在大陆广为传播,从中原腹地到云贵高原到新疆边塞,都不时有盗版《墓碑》销售。]来自全国各地的大量读者来信,给我以我坚定而热情地支持。这说明,真相有强大的穿透力,它可以冲破行政权力构筑的铜墙铁壁!
« Comme je suis à la retraite, je ne peux plus faire un travail
de journaliste, c’est pourquoi je me suis fait « journaliste du
passé » et j’écris des livres d’histoire. L’actualité d’hier est
l’histoire d’aujourd’hui. L’actualité et l’histoire ont un point
commun : devoir être véridiques et crédibles. La véracité est ce
qui fait leur vie. Les historiens chinois ont toujours mis
l’accent sur l’éthique de l’histoire : fidélité aux faits
historiques et authenticité, distinguant le bien du mal. À
chaque époque il y en a eu pour considérer de leur devoir de
fournir une version authentique des faits, et une honte de les
falsifier. Beaucoup ont préservé leur intégrité morale au prix
de leur vie. C’est inspiré par cet esprit des historiens chinois
du passé que j’ai rendu compte des événements majeurs que j’ai
moi-même vécus : la Grande Famine, la Révolution culturelle, la
Réforme et l’Ouverture. Nous ne devons pas garder seulement les
bons souvenirs en mémoire, il faut nous remémorer aussi les
mauvais, nous rappeler les ténèbres aussi bien que la clarté.
Permettre à chacun de garder en mémoire les catastrophes dont
l’homme est responsable, du mal et des ténèbres ainsi produits,
c’est ainsi que l’on évitera qu’ils se reproduisent à l’avenir.
[…Après la publication de « Stèles », écrit dans cet esprit,
qui a circulé en Chine sous le manteau malgré l’interdiction]
j’ai reçu des lettres de lecteurs de tous les coins du pays
exprimant leur soutien fervent et indéfectible, ce qui montre
bien la force de la vérité, sa capacité à s’infiltrer et à
briser les murailles de plomb et les cloisons de fer construites
par le pouvoir gouvernemental. »
Deux ouvrages sur des sujets tabous
Stèles : la Grande Famine
Sur l’histoire de la Grande Famine, il a réuni peu à
peu un immense dossier, fait de témoignages et
d’archives. Il le publie en 2008 : 1 100 pages en
deux tomes. Il l’intitule
« Stèles,
la Grande Famine en Chine, 1958-1961 »
(《墓碑─中国六十年代大饥荒纪实》)
et s’en explique dans la préface :
« c’est une stèle dressée à la mémoire de mon père
mort de faim en 1959, à la mémoire des 36 millions
de
Chinois qui sont morts de faim, à la mémoire du
système responsable de leur mort... »
C’est grâce à son statut de journaliste à l’agence
Chine nouvelle qu’il a pu enquêter sur les
conséquences économiques et humaines du Grand Bond
en avant, soigneusement occultées jusque-là par le
régime chinois ; quelques témoignages avaient
commencé à circuler de manière feutrée, et plusieurs
ouvrages ont |
|
Stèles (édition chinoise originale)
|
été publiés dès la fin des années 1990, mais souvent
accueillis avec incrédulité.
Yang Jisheng a commencé son travail au lendemain des événements
de Tian’anmen. Il a pu avoir accès à une somme considérable de
documents officiels, certains, même, confidentiels que personne
d’autre jusque-là n’avait pu consulter ; il a parallèlement
mené, dans douze provinces de la Chine du centre, de l’est et du
nord-ouest, des enquêtes qui lui ont permis de rencontrer des
survivants ainsi que des responsables de l’époque et de les
interviewer. Dans certains endroits, il a organisé des réunions
avec les villageois, et s’est rendu sur les tombes des victimes
avec eux.
Renverser ciel et terre : la Révolution culturelle
« Renverser ciel et terre, l’histoire de la
Révolution culturelle » (《天地翻覆——中国文化大革命史》)
a été initialement publié en décembre 2016 à Hong
Kong. C’est la suite du précédent. Yang Jisheng
explique dans son introduction que Mao a lancé la
Révolution culturelle parce qu’il avait perdu le
contrôle du Parti après le désastre du Grand Bond en
avant et la Grande Famine, et qu’il voyait compromis
son grand projet de révolution permanente allant
jusqu’à vouloir changer la nature humaine.
Le reste – épluché dans ses moindre détails - est
une succession de revirements politiques de Mao
sacrifiant ses appuis d’un jour pour tenter de ne
pas perdre la main, résultant |
|
Renverser ciel et terre
(édition révisée et augmentée
2018) |
dans des campagnes à répétition, un chaos total
jusqu’à
la veille de sa mort malgré une brève période de
réorganisation sous la houlette de Deng Xiaoping. Car la
Révolution culturelle aura été le grand projet de la
vieillesse de Mao, poursuivi contre vents et marées, et
contre toute logique, économique ou sociale : une utopie
devenue obsession d’un vieil homme tentant de préserver
l’entreprise de toute une vie et d’assurer qu’elle ne
disparaîtrait pas avec lui.
Aujourd’hui, il est salutaire de rappeler les détails de ces
longues années d’histoire, et les désastres engendrés par la
volonté politique d’un homme, car les répercussions s’en font
toujours sentir. Il faut rendre hommage à Yang Jicheng d’avoir
contribué à en préserver la mémoire.
Traductions en français
- Stèles. La Grande Famine en Chine 1958-1961, trad. Louis
Vincenolles, Sylvie Gentil, Chantal Chen-Andro, éd. du Seuil,
2012, 660 p.
- Renverser ciel et terre, la tragédie de la Révolution
culturelle, trad. Louis Vincenolles, éd. du Seuil, 2020, 912 p.
Traductions en anglais
- Tombstone : The Great Chinese Famine 1958-1962, tr. Stacy
Mosher & Guo Jian, introduction Edward Friedman & Roderick
Macfarquhar, Farrar, Straus and Giroux, 2013, 629 p.
- The World Turned Upside Down: A History of the Chinese
Cultural Revolution, tr. Stacy Mosher & Guo Jian, Farrar, Straus
and Giroux, 2021, 768 p.
|
|