Nouvelles de a à z

 

« Il ne faut jamais manquer de répéter à tout le monde les belles choses qu’on a lues »

Sei Shōnagon (Notes de chevet)

 
 
 
     

 

 

Jiang Yitan - L’ermite du mont Lushan (extraits)

蒋一谈《庐山隐士》 (书摘)

par Brigitte Duzan, 16 février 2016

 

Les textes de ce recueil de Jiang Yitan (蒋一谈) [1], publié en juin 2015, sont qualifiés de « récits extra-courts » (超短篇小说). Ils représentent une nouvelle exploration de la forme narrative courte, dans des styles très divers, allant d’une grande simplicité à des tonalités poétiques ou fantastiques, avec des récits rappelant les chroniques de l’étrange, des contes et légendes, ou des souvenirs historiques.

 

Ils rappellent par moments les textes de « l’Herbe sauvage » (《野草》) de Lu Xun (魯迅),  à d’autres des passages des « Chroniques au fil de mes pensées » (《随想录》) de Ba Jin (巴金) : dans un style apparemment très simple, ce sont des réflexions qui en amènent d’autres.

 

Le recueil commence par une citation en exergue qu’il faut comprendre dans son contexte :

 

L’Ermite du Mont Lushan

 

人生是一座医院 Cette vie est un hôpital

         ——夏尔·波德莱尔        -- Charles Baudelaire [2]

 

  村庄

Le village

 

  在地图上找不到这个村庄,这个村庄是一个被遗忘的存在。多年前,年轻人和孩子们离开这里,再也没有回来过,村庄里只剩下三男两女五个孤独老人。

  在一天的大部分时间里,他们枯坐在老树下,偶尔说两句话,更多的时候沉默不语。死神在不远处看着他们,他们感觉到了,可是他们不想死,还想从余生里攫取最后的快乐。

  可是,最后的快乐是什么呢?他们的想法各不相同。后来,他们认为,在风烛残年1的时候讨论最后的快乐,意义重大,五个人的快乐感受必须一致,得来的快乐才是真正的快乐。他们想啊想啊想啊想啊,想到日落日升。最后,一个瞎了右眼的老头说话了:

买一个男孩,做咱们的孙子吧。

  “好啊!

  “好啊!

  “好啊!

  “好啊!

  想法终于一致了。死神听见他们的笑声,皱起了眉头。死神不明白,他已经抓了那么多恶人,地狱空间早已拥挤不堪,怎么还有这么多恶人呢?死神想马上抓走他们,可是又好奇他们的故事。

  他们老了,走不远了,商量出了一个办法:把买男孩的告示贴在村口路边的树上,谁能办成此事,谁就能得到村庄里的所有财产。他们这样做了,高兴坏了,好像此生从没这么高兴过。

  他们坐在老树下等待。几天过去了,半个月过去了,一个月过去了,没有人走进村庄。五个老人开始哭泣,并不知晓村庄周围方圆几百里早已没有了人烟。没有人来,也就没有了故事。死神忽然幽默起来,想创造一个故事。

  在成为死神的岁月里,他还是头一次这样做。死神揭下告示,化身为五个一模一样的小男孩,穿越漫天沙尘,一步一步走进村庄。五个老人看见了人影,颤巍巍站起身2,面面相觑3,眼泪和口水因激动四处漫延。五个一模一样的小男孩走到五个老人面前,齐刷刷站立4,随后跳起欢快的舞蹈。五个老人先是惊呆,后来全部瘫软在地5,几乎同时被吓死了。

 

1. 风烛残年 fēngzhúcánnián sur ses vieux jours, un pied dans la tombe.

2. 颤巍巍 chànwēiwēi chancelant

3. 面面相觑 miànmiànxiāngqù se regarder (les uns les autres) consternés, déroutés.

4. 齐刷刷 qíshuāshuā égal, uniforme

5. 瘫软 tānruǎn être affaibli, ramolli (par la chaleur, par ex.)

 

Je n’arrive pas à trouver le village sur la carte ; son existence a disparu, effacée par l’oubli. Il y a des années de cela, jeunes et enfants en sont partis, et ils ne sont pas revenus. Il ne reste là que cinq vieillards solitaires, trois hommes et deux femmes.

 

Ils passent la plus grande partie de leurs journées assis sans bouger au pied du vieil arbre, en ne rompant le silence que pour échanger deux ou trois mots de temps à autre. La mort les surveille non loin de là, ils sentent bien qu’elle ne va pas tarder, mais ils n’ont pas l’intention de mourir ; ils veulent au contraire dérober les dernières joies de l’existence.

 

Seulement, quelles sont-elles, ces joies ? Ils ne sont pas d’accord. Mais, en fin de compte, pensent-ils, quand on a déjà un pied dans la tombe, discuter des dernières joies de l’existence est très important, et les ressentir une nécessité identique pour tous les cinq ; ce ne peut être que des joies authentiques. Ils pensent et pensent et pensent encore, pensent jusqu’au coucher du soleil, et jusqu’à ce qu’il se lève à nouveau, et finalement le vieil homme qui a perdu l’œil droit s’exclame :

         - on devrait s’acheter un enfant, pour avoir un petit-fils.

         - ah oui !

         - ah oui !

         - ah oui !

         - ah oui !

Ils sont tous du même avis, finalement. En entendant leurs rires, la mort fronce les sourcils. Elle ne comprend pas, elle a déjà emporté tant de crapules, les prisons en sont pleines à craquer, comment se fait-il qu’il y en ait encore autant ? Elle s’apprête à aller les ramasser, mais elle est curieuse de voir la suite de l’histoire.

 

Ils sont vieux, ils ne peuvent pas aller bien loin, alors ils trouvent une solution : ils vont coller un avis de recherche, pour l’enfant, sur un arbre au bord de la route, à l’entrée du village – celui qui réussira à leur en trouver un, ils lui donneront tous les biens du village. Une fois l’avis posé, ils sont super contents, ils ont même l’impression de ne jamais avoir été aussi contents de leur vie.

 

Puis ils reviennent s’asseoir sous l’arbre et attendent. Ils attendent un jour, quinze jours, un mois… personne ne passe par le village. Alors ils se mettent tous les cinq à pleurer. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que, à des lieues à la ronde, il n’y a plus âme qui vive depuis longtemps. Mais, si personne ne passe, il n’y a pas d’histoire. Alors la mort se lève, sans un bruit : elle va en inventer une.

 

A son âge, c’est la première fois qu’elle fait une chose pareille, la mort. Elle va arracher l’avis de recherche et se transforme en cinq enfants parfaitement identiques, et les voilà, à travers la tempête de sable qui offusque le ciel, entrant pas à pas dans le village. En apercevant des silhouettes humaines, les cinq vieillards se lèvent en chancelant, se regardent dans le plus profond désarroi, leurs larmes se mêlant à leur salive sous l’effet de l’émotion. Une fois arrivés devant les cinq vieillards, les cinq petits clones s’arrêtent dans le plus parfait ensemble, puis se mettent à danser une ronde joyeuse. Les cinq vieillards en sont d’abord stupéfaits, puis restentplantés là, comme paralysés ; ils ont été à deux doigts de mourir de frayeur.

 

  白色的火焰

La flamme blanche

 

  白衣女孩坐在桌边,半张脸埋在交错的胳膊里面。她盯着眼前的透明玻璃杯,眼睛一眨不眨。杯子里装满了滚烫的白开水,热气往外涌动,她的眼睛看不见却能感受到。

  女孩透过玻璃杯,看见对面坐着一个白衣女人。女人坐在桌边,半张脸埋在交错的胳膊里面。女人盯着眼前的透明玻璃杯,眼睛一眨不眨。她看见女人的手指一点一点滑向玻璃杯,慢慢握住了玻璃杯,接着女人把杯子送到嘴边,仰起脖颈,把滚烫的白开水全部倒进了嘴巴。她看见女人痛苦的脸,没看见女人的眼泪。

  滚烫的白开水,透明的火焰?不,是白色的火焰,白色的火焰穿越喉咙和食管流进胃里,那是什么样的滋味?女孩闭上眼睛,摸了摸眼前滚烫的玻璃杯,很想试一试。她最后松开了手指。在那一刻,她忽然意识到,未来的生活会送给她这样的勇气。

 

Toute habillée de blanc, la petite fille est assise à la table, le bas du visage enfoui dans ses bras croisés. Elle a les yeux rivés sur le verre transparent posé devant elle, sans même battre un cil. Le verre est rempli d’eau bouillante qui dégage une chaleurqu’elle ressent, sans qu’il lui soit possible de la voir.

 

A travers le verre, la petite fille distingue la femme vêtue de blanc qui est assise en face d’elle, à la table, le bas du visage enfoui dans ses bras croisés, les yeux rivés sur le verre transparent devant elle, sans le moindre battement de paupières non plus. Elle voit la femme glisser peu à peu ses doigts vers le verre, le saisir lentement, l’approcher de ses lèvres, puis, après avoir levé la tête, avaler une gorgée du liquide brûlant. Elle voit le visage de la femme se tordre de douleur, mais ne voit pas ses larmes.

 

L’eau bouillante, est-ce une flamme transparente ? Non, c’est une flamme blanche, et cette flamme blanche, une fois parvenue dans l’estomac, après être passée dans le larynx puis l’œsophage, quel goût a-t-elle ? La petite fille ferme les yeux, touche le verre brûlant, elle voudrait tant goûter. Mais finalement, elle écarte la main. En cet instant précis, elle prend soudain conscience que la vie, à l’avenir, pourrait bien lui donner ce courage-là.

 

  下雪了

Il neige

 

  我和一个名叫田田的女孩坐在鼓楼馄饨侯饭馆吃午餐1。窗外清冷,行人寂寥2。这个冬天已经过去大半,北京城还没有迎来一片雪花。

  我们静静地品尝美味馄饨,田田慢慢挺直上半身,静静地望向窗外,大约十几秒钟之后,我听见她的一声轻叹。

  “唉……”

  “怎么了?

  “我刚才看见一位白头发爷爷,还以为下雪了……”

  我望向窗外,久久地望向窗外。

 

1. 北京馄饨侯” : restaurant traditionnel pékinois qui sert des « wonton » (馄饨), soit des sortes de raviolis dont chaque région de Chine a ses propres variantes.

2. 寂寥 jìliáo (cl.) solitaire

 

J’étais en train de déjeuner avec une petite fille nommée Tiantian dans un restaurant de wonton près de la Tour du tambour. Dehors, il faisait beau et froid, les passants étaient rares. Une bonne moitié de cette journée d’hiver s’était déjà écoulée sans que Pékin ait vu le moindre flocon de neige.

 

Un restaurant “Hou’ Wonton” à Pékin

 

Nous étions tout au plaisir de savourer paisiblement nos wonton quand Tiantian s’est lentement redressée et s’est mise à regarder tranquillement dehors ; au bout d’une dizaine de secondes, je l’ai entendue pousser un très léger soupir.

         « Ahhh…. »

         « Qu’y a-t-il ? »

         « Je viens de voir un vieux monsieur aux cheveux blancs, j’ai cru qu’il neigeait… »

J’ai regardé par la fenêtre, et suis resté longtemps, très longtemps, à contempler au-dehors.

 

 

裙子上的苏格拉底

Socrate sur la jupe

 

  喝多之后,我想搂抱女人,我觉得只有在这个时候,女人的怀抱和安慰才能让男人酒醒。现在是下午,离黄昏还有两三个小时,酒吧里除了我,还有一个趴在桌子上酣睡的醉酒男人。我推开酒杯,摇摇晃晃走到街上。惊蛰已过1,残冬的风2还没有投降3。我没有地方可去,路边碰巧4有一块半大不小的石头,我坐下来,点上一根烟。

  我看见一个缓步走过来的短发女人,起初没多留意,我对短发女人没有更多的感觉,但这个女人又有点特别,气质干净帅气,她的灰色长裙上面缀满了汉字。

 

1. 惊蛰 jīngzhé réveil des insectes et animaux hibernants, 3ème des 24 périodes solaires ou jiéqì (节气) qui durent une quinzaine de jours. La fin de la période Jīngzhé est vers le 20/21mars, pour l’équinoxe de printemps.

2. 残冬 cándōng qui survit à l’hiver    3. 投降 tóuxiáng se rendre, abandonner le combat

4. 碰巧 pèngqiǎo par hasard

 

Socrate

 

J’avais beaucoup bu et avais envie d’enlacer une femme, car je pense que seul le réconfort trouvé dans l’étreinte d’une femme peut alors dégriser un homme. C’était encore l’après-midi, la nuit allait tomber dans deux ou trois heures, et, à part moi, il n’y avait dans le bar qu’un ivrogne endormi, affalé sur une table. J’ai écarté mon verre et me suis dirigé vers la rue en titubant. On avait dépassé la mi-mars, mais il soufflait encore un vent glacial comme en plein hiver. Je ne savais pas où aller, mais le hasard mit sur mon chemin une grosse

pierre en bordure de la rue ; je m’y suis assis et me suis allumé une cigarette.

 

J’ai alors vu passer une femme aux cheveux courts qui avançait sans se presser ; au début, je n’ai pas trop fait attention à elle, car je ne suis pas particulièrement attiré par les femmes aux cheveux courts ; celle-ci, pourtant, avait quand même quelque-chose de spécial, une allure d’une certaine élégance, et une longue jupe grise couverte de caractères chinois.

 

  “嗨……”我朝她扬起下巴。简洁而温和的声音。这是我和陌生女人搭讪1的方法。她继续往前走。“你的裙子好特别。”我提高了声音。她很快就要在我眼前走过去了,我站起身,在她面前站定,弯下腰,注视着裙子上的汉字,这些汉字比我的拇指大一圈,不规则地排列着。她想绕开我,我随着她的裙摆移动着步伐。我今天下午无聊得很,就想找点事做呢。我一边移动步伐一边读裙子上的汉字:“和别人……证实2……唯……平……独……等……人才……”我听见她的笑声,是那种鄙夷3的短促4的笑声。

  “我再给你一次机会,你读不出来我就走了。”她的声音平静而严肃。

  我眨巴眼睛,再次念道:“证实……不……不……和别人平等……能够证实……平等……唯独……唯独……”她绕开我,继续往前走。

  “嗨,再给我一次机会吧。”我追上去。街旁有两个人在看我们,我不在乎。这时候,我发现长裙后面也缀满了汉字,排列规则和前面的一样。看着她的后背和长裙,我想到裙子里的屁股,忽然兴奋起来。我随着她走,一边走一边读上面的汉字:“自由……争取……享有自由……善于……唯独……人……人才……”我连续读了两遍,可是汉字随着她的步幅和裙摆跳动,我还是没有抓住排列规律。

 

1. 搭讪 dāshàn engager la conversation 2. 证实 zhèngshí prouver, attester

3. 鄙夷 bǐyí méprisant   4. 短促 duǎncù bref   5. 享有 xiǎngyǒu jouir de

 

« Hello… » ai-je lancé en levant la tête vers elle. Une exclamation simple mais chaleureuse. C’est ma manière d’aborder une femme que je ne connais pas. Mais ellea poursuivi son chemin. Alors j’ai élevé la voix : « Ta jupe est vraiment bien ». Et avant qu’elle ne disparaisse de ma vue, je me suis levé, suis allé me planter devant elle, et me suis penché pour observer les caractères sur sa jupe ; ils étaient plus gros que mon pouce, et inscrits en désordre. Elle a essayé de m’écarter, mais je l’ai suivie en réglant mes pas sur le mouvement de sa jupe. Cet après-midi étaitd’un ennui mortel, alors j’étais content de trouver quelque-chose à faire. Je lisais les caractères tout en avançant : « avec quelqu’un d’autre … prouver… seulement… égal … seul …degré … talent… » Je l’ai entendue rire, d’un rire bref, du genre méprisant.

« Je vais te donner encore une chance, mais si tu n’arrives pas à lire, je m’en vais. » Sa voix était calme, mais sérieuse.

J’ai cligné des yeux et repris ma lecture à haute voix : « Prouve… pas… pas… égalité avec … capable de prouver … égalité … seulement … seulement… » Elle m’a écarté et a continué son chemin.

 

« Eh ! Donne-moi encore une chance. » ai-je crié en essayant de la rattraper. Il y avait deux hommes, sur le bord du trottoir, qui nous observaient, mais cela m’était égal. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué qu’il y avait des caractères aussi au dos de la jupe, inscrits dans le même désordre que devant. En la regardant de dos, j’ai pensé à son cul, sous la jupe, et cela m’a soudain excité. Je lui ai emboité le pas tout en continuant à lire les caractères : « Liberté… se battre pour … jouir de la liberté … bon à … seul … homme … talent… » J’ai lu deux fois, mais les caractères dansaient au gré des mouvements de la jupe qui suivaient le rythme de ses pas, si bien que je n’arrivais pas à saisir l’ordre dans lequel il fallait les lire.

 

  “这是句子吗?”我大声问道。

  “是!”她大声说,停步转身望着我,“你以为你很特别,是吗?这件裙子我穿了两天,你是第四个拦住我的无聊男人。

  “无聊男人……我喜欢你这样说。”我摆出一副无所谓的样子,“他们读出裙子上的字了吗?

  她没有正面回答:“读出来又能怎么样呢?读出来了就能变成这样的男人了吗?

  “什么意思?”我皱起眉头。

  “仔细看,再给你一次机会,最后一次机会。

她站在那儿,捏着裙子,向我展开裙面。我看见了她的白皙1小腿。这时候,路旁几个行人聚拢过来2,大家一起看那些汉字。我忽然有些不知所措,酒劲因此上来了。我在心里默念,依然没有头绪。一个老头摘掉老花镜3,弯下身,眼睛几乎贴在裙面上辨认着,他的老伴哼哼唧唧4走过来猛拽他一把。大家笑起来。一个大学生模样的男生转了一圈,说道:

我能念出来。

  “是什么?

  “快点念出来。

 

1. 白皙 báixī blanc, d’un teint clair   2. 聚拢 jùlǒng se rassembler

3. 摘掉 zhāidiào enlever   老花镜 lǎohuājìng lunettes de presbytie

4. 哼哼唧唧 hēnghēngjījī en grommelant, geignant

 

Je lui ai demandé en criant : “C’est une phrase ?”

« Oui ! » a-t-elle répondu en un cri, puis s’est arrêtée et s’est retournée pour me regarder, « Tu penses sans doute que tu es unique dans ton genre, hein ? mais cette jupe, c’est le deuxième jour que je la porte, et tu es le quatrième homme mort d’ennui à m’arrêter. »

« Un homme mort d’ennui… j’aime bien ton expression. » lui ai-je dit d’un air indifférent « Et les autres, ils ont réussi à lire ? »

Elle n’a pas répondu directement. « Comment arriver à lire ? Et une fois que tu as réussi à lire, vas-tu pour autant devenir un homme comme ça ? »

« Qu’est-ce que tu veux dire ? » ai-je demandé en fronçant les sourcils.

« Regarde bien, je te donne encore une chance, mais c’est la dernière. »

 

Elle est restée là, en tenant sa jupe entre les doigts pour bien étaler le tissu, et j’ai aperçu ses mollets tout blancs. A ce moment-là, des passants s’étaient arrêtés et tout le monde s’était mis à lire les caractères. Je me suis soudain senti désemparé, sous l’effet de l’alcool. Je lisais en silence, mais toujours sans réussir à trouver le fil.

Un vieil homme enleva ses lunettes de presbyte et se pencha, les yeux pratiquement collés contre le tissu de la jupe pour tenter de déchiffrer, mais sa vieille compagne le repoussa violemment en grommelant. Tout le monde éclata de rire. Finalement, un jeune homme qui était apparemment un étudiant se retourna et annonça :

« Je suis arrivé à le lire »

« Alors qu’est-ce que c’est ? »

« Dis vite ! »

 

  “‘唯独能够证实和别人平等的人才能和别人平等,这是前面的句子,后面的句子是唯独善于争取自由的人才配享有自由

  “说的是平等和自由吧。

  “是。

  “是证实平等和争取自由。

  “哦。

  “这两句话好有哲理。

  “谁的话?

  “鲁迅说的?

  “我觉得是胡适说的。

  旁边的人问那位大学生,他腼腆地1摇了摇头。

  “平等,自由。

  ……”

  ……”

1. 腼腆 miǎntiǎn timide, embarrassé

 

« D’abord la première phrase, celle de devant : “Seul celui qui peut prouver son égalité avec quelqu’un d’autre peut se dire son égal."  Et celle de derrière : "Seul celui qui est capable de conquérir la liberté mérite de jouir de la liberté". »

« Il est question d’égalité et de liberté. »

« Oui. »

« Il est question de prouver l’égalité et de conquérir la liberté. »

« Ah. »

« Ces deux phrases sont très philosophiques. »

« Et qui l’a dit ? »

« C’est Lu Xun ? »

« Moi je pense que c’est Hu Shi [3]. »

Les badauds ont demandé à l’étudiant ; embarrassé, il a secoué la tête.

« Liberté, égalité. »

Tout le monde a soupiré :

« ah… »

« ah… »

 

  女人走了,路人散去了。不知道为什么,我蹒跚着1步伐跟了上去。女人发现了我,眯着眼望着我:“你想干什么?

  “我……我想知道……这两句话是……是谁说的……真的……”我有些恍惚2,扶住了旁边的一棵树。

  “我也不知道,我也想知道。

  我顺着树干坐下来,地面很冷。我看见她走过来,递过来一包纸巾,说:“你流鼻涕了,擦擦吧。

  “谢谢……”我笑了笑,面部表情一定很僵硬,“我喜欢这两句话……”

  “可能是苏格拉底说的。”她的语气不那么肯定,但这已经不重要了。

  她好像又站了一会儿,又好像说完话转身离去,在一个街角消失了。我回想着……苏格拉底……裙子上的苏格拉底……真好……我笑了,想站起身,可是又觉得这样坐着也挺好,我就这样坐了下去。

 

1. 蹒跚 pánshān marcher d’un pas hésitant   2. 恍惚 huǎnghū  distrait, confus

 

La femme est partie, les badauds se sont dispersés. Sans trop savoir pourquoi, j’ai suivi la femme d’un pas incertain. Elle m’a remarqué et m’a regardé en plissant les yeux : « Qu’est-ce que tu veux ? »

« Je… je voudrais savoir… ces deux phrases… elles sont de qui ... réellement … ? »

L’esprit légèrement confus, je me suis appuyé contre un arbre, et me suis assis en me laissant glisser contre le tronc. Le sol était glacial. Je l’ai vue s’approcher et me tendre un kleenex : « Tiens, essuie-toi, tu as le nez qui coule. »

« Merci… » J’ai ri, mais j’avais le visage figé. « J’aime beaucoup ces deux phrases… »

« Elles sont peut-être de Socrate [4]. » Le ton de sa voix n’était pas très assuré, mais ce n’était plus très important.

Il me semble qu’elle est restée un moment, puis, après avoir fini de parler, qu’elle a tourné les talons et s’en est allée ; elle a disparu à un coin de rue. Je songeais … Socrate … Socrate sur la jupe … vraiment bien … Cela m’a fait rire ; j’ai voulu me lever, mais j’ai pensé que j’étais super bien, assis comme ça. Alors je suis resté assis là.

 

  二泉不映月

Deux sources sans reflet de lune

 

  那个冬夜,我观看了赖声川导演的话剧《宝岛一村》。在观看的过程中,我流了五次泪。我之所以深有感触,因为这部话剧讲述了台湾老兵的故事,而我的爷爷在1949年去了台湾,1999年在台湾去世。他在台湾生活了五十年,这期间没有回过一次大陆,他本来有机会回来看看的,后来他放弃了,给我们寄来了一封信说明原因。这封信是我家里的宝贝,我父亲把它放在柜子的最底层。现在,我已经从剧院回到家,窗外是深夜,我没有丝毫睡意。我取出这封信,在心里默念着:

 

Par une nuit d’hiver, je suis allé voir la pièce de théâtre du dramaturge Stan Lai « Un village à Formose »[5] et j’ai pleuré à cinq reprises. Je me sentais en effet en parfaite symbiose avec la pièce, car elle raconte l’histoire d’un vieux soldat à Taiwan, or mon propre grand-père y est parti en 1949 et y est mort en 1999. Il a donc vécu cinquante ans à Taiwan, et, pendant tout ce temps-là, il n’est pas revenu une seule fois sur le Continent. Il a pourtant eu l’occasion de revenir nous voir, mais il y a renoncé, et il nous a envoyé une lettre pour nous expliquer pourquoi. Cette lettre est conservée dans la famille comme un trésor que mon père a rangé tout au fond de son armoire. Je viens juste de revenir du théâtre, il fait nuit noire, mais je n’ai pas la moindre envie de dormir. Je suis allé chercher la lettre et la lis en silence : ….

 

[Le grand-père explique que, une fois arrivé à Taiwan,

 

The Village (Stan Lai en bas à gauche)

l’illusion de revenir chez lui, en Chine continentale, a fini par se dissiper, et il a refait sa vie : il s’est marié, a eu des enfants et des petits-enfants. L’idée de revenir rendre visite à l’autre partie de sa famille lui a fait peur : il a craint de mourir là-bas et de ne jamais revoir ses petits-enfants à Taiwan… les « deux sources » sont le symbole de la double nation, symbolisé par un air célèbre pour erhu que jouait un ami du grand-père : Reflet de la lune sur deux sources《二泉映月》]

 

  那一年的夏天,我离开大陆,坐船来到台湾。我心里并不知道,那一次的离开,竟带来这么多的辛苦。早知道是这样,我有可能做个逃兵,或者找个地方躲起来。发生的事已经发生,已经成为过去,说一些假设的话无非是为了寻找安慰。身为军人,几乎没有选择的机会,国家在打仗,百姓随波逐流,国运决定着家运。

  来到台湾后,我们这些老兵,心里有幻想,以为过不了多久,会重新踏上大陆。我们连队的厨师,是无锡人,背着二胡来到台湾,时常坐在那儿拉曲子,曲调好像没有变过。他告诉我们,这首曲子是《二泉映月》,是他的同乡瞎子阿炳写的,他见过阿炳,还给他买过一瓶酒。

  《二泉映月》是思乡曲,曲子里有我们思念的人。听这首曲子,听得人泪眼婆娑。我们看着月亮,想象着我们的亲人也在看着月亮,这样的时刻和氛围,能让我们感觉到台湾距离家乡只隔着一个海峡,并不太遥远——但这是一次又一次的幻觉,而幻觉之后的清醒会让人颓废,不会再轻易幻想什么了。

  后来,二胡的琴弦,开始变得丝丝拉拉。一天深夜,这位无锡老兵喝醉后把二胡摔断扔进了丛林,他说他对这首曲子麻木了,这首曲子已经不能让他心怀乡情了。我其实也麻木了,甚至绝望了,我们心照不宣,知道此生很可能回不去了。

  再后来,我们各自在台湾结了婚,有了新的家庭,有了新的子孙,我让自己尽可能多地忘掉自己——是忘掉我自己,而不是你们——设法去爱他们,爱上新的生活。我觉得我尽力做到了,过去的那个我或许并没有越来越远,只是变了模样。这几年,我的那些老战友都老了,他们中的很多人去过大陆,有的人亲口对我说过,希望死后能叶落归根。可是我没有这样的想法。

  我现在八十多岁了,身体看上去还行,其实随时都有可能被老天爷拉走。我在战场上杀过人,我没有在战争中死去,所以也没有为多活这么多年感到了不起。我曾想过回大陆看看你们,但我非常担心,回去之后,见到你们,见到家乡的故土,老天爷会让我一病不起,会让我死在大陆,而我再也无法回到台湾,再也见不到我在台湾的子孙了。我也想过,如果有一天回到大陆,会不会想听《二泉映月》呢?可能会吧,或许到那个时候,《二泉映月》里的泉水和月亮,会在我心里变成台湾的泉水和月亮,我会深深思念那座岛屿,我的第二故乡。我已经饱受过一次别离的滋味,那次别离,让我整整唏嘘哀叹了五十年,我不想再来一次别离,半次也不想了。一次已经足够。我非常害怕老天爷惩罚我。

  人活一世,贵在自知之明。我不想再来一次别离,而台湾是我的叶落归根处,这是我的遗愿,我也请求你们别来台湾看我,再次见面意味着再次别离,何必呢?但愿我死后的灵魂,还有力气飘过不算太宽阔的台湾海峡。我知道,《二泉映月》里的二泉,是人的双眼,泪眼映照月光,月亮垂怜着中国人,默默留下无奈的眼泪。请原谅我。

  我的眼泪默默流了下来。我的奶奶,在我爷爷去世两年后,离开了我们,她守寡了几十年,此生非常辛苦。每次从电视上看见台湾老兵回大陆探亲,她都会激动得睡不着觉。她至死都不知道爷爷寄来的这封信。我父亲这样安慰她:“我们托人去台湾找了,如果我爸爸活着,他一定会回来看我们的。”我父亲原谅了我的爷爷,他没有办法不原谅,他只是深感遗憾,而这份遗憾又会伴随他终老。

  我没见过我的爷爷,在我的生命里,他是缺席的,其实在他的生命里,我也是缺席的。人有悲欢离合,月有阴晴圆缺,一曲《二泉映月》又能慰藉多少人的人生情感?我不知道……我把信放在桌上,走到窗前,窗外有月,可是灰蒙蒙的,一阵寒风在胡同里卷起大片尘烟,月亮在瞬间完全消失了。


 

[2] Baudelaire dit exactement : « Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre. » (Début de « N’importe où hors du monde », dans Le Spleen de Paris, 1862).

[3] Ironique : Lu Xun et Hu Shi sont les deux grands promoteurs du mouvement du 4 mai et de la Nouvelle Culture, qui continuent d’être une référence quasi automatique en Chine en matière d’ouverture de pensée.

[4] La première phrase évoque la théorie des formes de Socrate : on a une idée théorique de l’Egalité, qui nous vient d’avant la naissance, et nous permet de juger de l’égalité des choses autour de nous (Phédon). En ce sens on peut dire que l’égalité « se démontre », par réminiscence de l’idée d’Egalité en soi. Quant à la liberté, elle est à conquérir sur le destin, dans le contexte grec d’un ordre cosmique impliquant la prédétermination de toute chose. On notera le « peut-être » qui ne fige pas la citation, mais invite à y réfléchir, tout en posant Socrate en maître de pensée universelle. C’est une très subtile manière d’affirmer les deux principes fondamentaux des droits de l’homme.

[5] Stan Lai, ou Lai Sheng-chuan, dramaturge taïwanais né en 1954 aux Etats-Unis, auteur d’une trentaine de pièces de théâtre depuis 1984. La pièce citée par Jiang Yitan, « The Village » en anglais, date de 2008 ; c’est l’une de ses pièces les plus célèbres.



 

 

 

 

 

     

 

 

 

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