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				蒋韵《红色娘子军》Jiang Yun « Le détachement féminin rouge »
 par Brigitte Duzan, 2 janvier 2010
 
				      
				Analyse
 Cette nouvelle est d’une structure assez complexe, construite 
				comme un double récit dans le récit, un récit secondaire 
				constitué par les souvenirs personnels de la narratrice venant 
				s’insérer dans le récit principal, et l’éclairer. Elle joue en 
				outre sur un certain nombre de thèmes et de leitmotivs qui se 
				recoupent et se juxtaposent subtilement.
 
 Note : on pourra préférer lire d’abord la nouvelle, et s’en 
				laisser imprégner, pour revenir ensuite vers ces quelques lignes 
				de réflexion a posteriori.
 
					
						
						1. Développement autour de deux 
						thèmes principaux      
					Thème principal : « Le détachement féminin 
					rouge »      
				Ce thème sert d’image symbolique d’une période et 
				d’une génération ; comme le dit la narratrice de la nouvelle : « 
				c’est l’image de toute ma jeunesse ». Il y a là un élément 
				autobiographique (1) repris dans le récit inséré dans le récit 
				principal selon le procédé cher à Jiang Yun (voir sa 
				présentation)
 Thème général : le ballet et sa symbolique
 
 
					
						| 
						« Le détachement féminin 
						rouge » est d’abord, chronologiquement, une nouvelle et 
						un film de Xie Jin (谢晋), réalisé aux Studios de Shanghai 
						pour la commémoration du dixième anniversaire de la 
						fondation de la République populaire et sorti en 1960. 
						C’est l’une des plus belles œuvres "de propagande" 
						jamais réalisées. Relatant l’histoire d’une jeune femme 
						exploitée par un cruel propriétaire terrien qui réussit 
						à s’évader pour rejoindre le « détachement féminin rouge 
						» créé dans les années 1930 par les communistes dans 
						l’île de Hainan pour lutter contre les forces locales du 
						Guomingdang, le film est une œuvre symbolique, une sorte 
						de poème épique d’une grande beauté (2).        
						Pourtant, lorsqu’éclate la Révolution 
						culturelle, en 1966, Xie Jin et toute sa famille sont au 
						premier rang des victimes. Dénoncés comme 
						contre-révolutionnaires, ses parents se suicident : son 
						père en avalant des barbituriques, sa mère en se jetant 
						par la fenêtre (comme le père de Ge Hua dans la 
						 |  |  |  
						nouvelle, et tant d’autres). Xie Jin lui-même, accusé de « 
				confucianisme », se retrouve à nettoyer les toilettes et balayer 
				les Studios de Shanghai, sommé régulièrement de faire des 
				autocritiques publiques et finalement envoyé en « rééducation » 
				à la campagne. 
				       
					
						|  |  | 
						L’ironie de l’histoire 
						veut que « Le détachement féminin rouge » ait été choisi 
						dès 1964 par la femme de Mao pour devenir, après 
						adaptation en ballet, l’une des huit œuvres phares de la 
						Révolution culturelle, les seules à pouvoir être 
						interprétées en Chine pendant dix ans ; ce sont les 
						fameux 
						 
						« 
						样板戏 » yàngbǎnxì, souvent traduits par 
						 
						 « opéras 
						modèles » mais qui comportent en réalité deux ballets : 
						« Le détachement féminin rouge » et « La fille aux 
						cheveux blancs » (《白毛女》). Des deux, c’est le premier qui 
						est devenu le plus symbolique, 
						 |  
				celui dont le succès a été le plus durable : un 
				film à partir du ballet a été réalisé en 1970 pour en faciliter 
				la diffusion, et le ballet a été choisi pour le spectacle 
				présenté au président Richard Nixon lors de sa visite historique 
				en Chine en 1972, et, récemment, pour l’inauguration officielle 
				de l’opéra de Beijing, en octobre 2007. 
						       
					
						| 
						Les deux héros de l’histoire, la jeune Wu 
						Qinghua (吴清华 ) et le commandant du 
						détachement, Hong Changqing (洪常青), 
						sont des héros romantiques qui ont fait rêver et ont 
						enthousiasmé la jeunesse des années 1970. Les chants, 
						dont ceux cités dans la nouvelle, étaient connus de tous, 
						et le sont encore largement. 
 Thème dérivé : le souvenir personnel
 
 « Le détachement féminin rouge » est utilisé par Jiang 
						Yun dans un récit secondaire comme support d’un souvenir 
						tragique qui vient étayer et expliquer les sentiments du 
						« leader étudiant » du récit principal. Ce souvenir 
						quasi obsessionnel remonte du fond de la mémoire de la 
						narratrice, introduit comme en aparté, par une sorte 
						d’interstice dans le cours du récit, et sert de symbole 
						à ce que signifie
 |  |  |  
				
				pour la narratrice le ballet et la période qu’il 
				représente. C’est une sorte d’explication par analogie de 
				l’épisode dramatique conclusif de la nouvelle. 
				     Dilution du sens : la représentation aujourd’hui
 
 Cet épisode final est centré sur la représentation du ballet 
				dans une mise en scène moderne, aujourd’hui. Le symbole est 
				devenu vide de sens pour la génération actuelle, réduit à des 
				images qui continuent à soulever l’enthousiasme, mais plus pour 
				leur aspect esthétique. La narratrice souligne ainsi le décalage 
				entre générations, et la dévaluation des mythes révolutionnaires 
				désormais dénués de leur sens profond, qui apparaissent ainsi 
				terriblement creux.
 
					
					2ème thème : Singapour      
				L’histoire se passe à Singapour, au cours d’un 
				voyage réalisé à des fins professionnelles par un écrivain 
				chinois (l’époux de la narratrice de la nouvelle), mais l’auteur 
				remonte dans le temps, par un procédé de flashback, ou de récit 
				dans le récit, en procédant par allusions subtiles, les 
				événements politiques étant à peine esquissés à travers les 
				malheurs subis par les personnages du récit. Ils forment une 
				trame floue qui évoque des événements tragiques du même ordre 
				que ceux subis par les jeunes Chinois pendant la Révolution 
				culturelle, d’où une mise en abyme qui donne toute sa profondeur 
				au récit.
 Le contexte de la nouvelle est la communauté chinoise de 
				Singapour, communauté qui s’est développée, surtout à partir de 
				1840, par une immigration en provenance du sud de la Chine dont 
				elle reflète donc la diversité ethnique, mais surtout 
				linguistique (une grande majorité parlant des dialectes « minnan 
				» du Fujian, du Guangdong ou de Hainan). Par ailleurs, il 
				existait une communauté de « Chinois Baba », descendants 
				d’immigrants chinois mariés à des femmes malaises, et qui 
				parlaient malais et/ou anglais, mais de plus en plus le chinois 
				à partir des années 1920-30.
 
 Les trois personnages principaux de la nouvelle sont donc issus 
				de la communauté chinoise de Singapour, tandis que le « leader 
				étudiant », décrit comme ayant des traits « typiquement malais 
				», vient plutôt de la communauté « baba ». Il faut souligner que 
				c’est dans cette communauté que se sont recrutés les principaux 
				leaders des mouvements politiques ayant mené à l’indépendance de 
				Singapour, dont Lee Kuan Yew (李光耀 Lǐ Guāngyào de son nom chinois).
 
 Il faut souligner encore que, après la fondation de la 
				République populaire, les dialectes furent remplacés dans les 
				écoles par le mandarin, et que, en 1956, fut créée à Singapour 
				la première université chinoise du sud-est asiatique. La 
				nouvelle fait des allusions subtiles au développement de l’étude 
				du mandarin (d’une « superbe difficulté »), et à l’attachement 
				des trois personnages à la langue chinoise, qui sous-entend le 
				climat amical et légèrement déférent qui règne entre les 
				personnages dans la nouvelle et justifie en partie le climat de 
				confiance suscitant la confidence au centre du récit.
 
 C’est la juxtaposition de ces différents thèmes qui donne toute 
				sa profondeur à la nouvelle en la dégageant des récits 
				traditionnels sur la Révolution culturelle : elle l’ouvre sur 
				une autre réalité, similaire et tout aussi tragique, et provoque 
				un décalage avec la réalité de la perception de ces mêmes thèmes 
				aujourd’hui. Les éléments dramatiques s’en trouvent à la fois 
				relativisés et renforcés.
 
 Ce qui donne cependant, in fine, toute sa force à la nouvelle, 
				c’est l’émotion qu’elle diffuse en permanence, à partir du 
				moment où commence le premier récit dans le récit, émotion 
				savamment entretenue par le recours à des leitmotivs récurrents, 
				mais en permanente mutation, qui plongent aux sources du mythe 
				et touchent d’autant plus.
 
					
						
						2. Diffusion d’une émotion latente 
						par utilisation de leitmotivs     
					 
				Là aussi, la nouvelle procède par juxtaposition 
				de deux séries de leitmotivs, les premiers offrant un 
				contrepoint aux seconds, élusifs et ambivalents :
 1) Les leitmotivs de surface :
 - Le fleuve et les lanternes : ils sont liés aux touristes, 
				comme symbole de l’aspect clinquant de la vie d’aujourd’hui à 
				Singapour, comme ailleurs ; ils mettent en perspective les 
				souvenirs douloureux d’un passé qui finit par devenir 
				difficilement compréhensible et provoque un décalage tragique 
				entre des générations qui n’ont pas vécu les mêmes événements 
				douloureux ;
 
 2) Les leitmotivs de fond :
 - la nuit et ses fantômes : la nuit est à la fois la nuit 
				carcérale, implacable, et l’inconnu, insondable, mais qui peut 
				s’animer, se peupler de fantômes, comme autant de liens avec un 
				passé dont ne subsiste que la nostalgie ;
 - la mer et le panier de bambou (et le gâteau de taro) : le 
				panier représente toute la force, et les peines, de l’amour, 
				capable de faire communiquer le monde d’ici-bas et l’au-delà, et 
				symbolisé par la mer dans sa forme ultime – une mer tout aussi 
				ambivalente que la nuit, qui devient inquiétante lorsque habitée 
				par elle…
 
 On part d’une excursion sur le fleuve Singapour, avec ses 
				lanternes et ses rires factices, pour revenir, en une superbe 
				boucle, vers ce monde qui semble bien avoir réussi à évacuer la 
				nuit et ses fantômes…
 
 (1) Les éléments autobiographiques, dans la nouvelle, ne se 
				bornent pas aux souvenirs suscités par « Le détachement féminin 
				rouge » ; ils affleurent à tous les niveaux, et c’est sans doute 
				aussi ce qui donne à la nouvelle cette profondeur et cette 
				émotion ressenties en la lisant.
 Citons par exemple cette description des trois écrivains au 
				centre du récit, qui pourrait aussi bien être celle de Jiang Yun, 
				du moins à ses débuts :
 
					
					他们也说到了自己寂寞的写作,是更严酷的寂寞45,不知道写给几个人看,也许根本没有人看。可是仍然在写,在表达...Ils évoquèrent aussi la solitude dans laquelle ils 
					écrivaient, une solitude terrible, car ils ne savaient pas 
					si ce qu’ils écrivaient serait lu par quelques rares 
					lecteurs, peut-être que personne ne le lirait. Mais ils 
					continuaient quand même à écrire, à témoigner…
 
				(2) Voir :
				
				
				http://v.youku.com/v_show/id_XNDA2NjYyOTY=.html
 
 
				      
				Le Vide dans la 
				narration  
				
				Réflexion à partir de 
				la nouvelle « Le détachement féminin rouge » de Jiang Yun 
				蒋韵《红色娘子军》 
				
				(intervention lors d’un 
				séminaire en mars 2010 sur le thème « Le vide et la trace ») 
				       
				Le 
				Vide est une notion centrale de la pensée chinoise, un pivot de 
				fonctionnement de ce système de pensée. C’est un élément 
				dynamique, le lieu où s’opèrent les transformations qui 
				permettent au Plein d’atteindre sa plénitude.  
				       
					
						|  |  | 
				
						Cette notion est généralement connue et discutée dans 
						son aspect fondamental, son contenu conceptuel, en 
						revanche elle a aussi des aspects pratiques qui 
						concernent le mécanisme de nombreux domaines liés à la 
						vie, artistiques ou même physiologiques, la 
						représentation du corps humain et l’acupuncture par 
						exemple. Dans le domaine artistique, le Vide est 
						essentiel en musique, par le silence, en poésie, entre 
						autres par les mots creux, et surtout, de la manière la 
						plus évidente, la plus visible, en peinture, par le jeu 
						des nuages et des brumes. François Cheng a 
						remarquablement étudié et illustré l’importance du Vide 
						dans ces deux derniers cas, dans ses livres sur 
						l’écriture poétique  |  
				
						chinoise  
				et le langage pictural chinois, ce dernier ouvrage devant 
				d’ailleurs beaucoup aux discussions qu’il avait eues, dans les 
				années 1970, avec Jacques Lacan. 
				      
				Il 
				n’a cependant pas abordé la question dans le domaine de la 
				littérature, et plus spécialement de la fiction. Et pourtant, là 
				aussi, le Vide est un élément dynamique qui peut animer le Plein 
				du récit en permettant d’y révéler des profondeurs 
				insoupçonnées, des traces enfouies. 
				       
				
				Mais il faut d’abord comprendre ce qu’est ce Vide dont on parle 
				tant. 
				       
				
				Introduction à la notion de Vide dans la pensée chinoise 
				 
				       
				
				C’est l’un des grands apports de François Cheng d’avoir abordé 
				le Vide dans une approche non philosophique, mais sémiologique, 
				en l’envisageant comme un signe. Mais il est important de 
				préciser comment il est conçu pour en comprendre la portée 
				pratique.  
				       
				1. 
				Le Vide est d’abord du domaine du nouménal, 
				fondement de l’ontologie taoïste, mais dans un double sens qui 
				se reflète dans la terminologie, et qu’il faut comprendre pour 
				en saisir toute la portée dans la lecture de la nouvelle dont je 
				vais parler.  
				       
				La 
				difficulté que l’on rencontre lorsqu’on veut traduire le terme 
				en chinois sous-tend la complexité de la notion elle-même. Si 
				l’on exclut le terme de kōng
				空
				, 
				qui est celui 
				privilégié 
				par les bouddhistes, le Vide peut se traduire par deux termes 
				qui sont complémentaires 
				et se définissent 
				par leurs opposés : 
				
				-         
				
				
				wú 无 (無) 
				
				est 
				le non-avoir, le Rien, qui s’oppose à
				
				 yǒu
				有, 
				il y a. 
				-         
				
				xū 
				虚 
				(虛)
				
				est le Vide opposé au 
				Plein shí 
				实 
				(dont c’est le sens 
				premier, avant de désigner le réel, comme xū 
				虚
				a fini par
				désigner 
				l’illusoire) 
				Le
				wú 无 
				désigne l’origine, le néant originel dont tout procède : « A 
				l’origine il y a le Rien, qui n’a pas de nom. Du Rien est né 
				l’Un, qui n’a pas de forme…. etc » (Zhuangzi). C’est un point de 
				départ. 
				Le
				xū 虚
				désigne 
				en revanche le Vide, en tant qu’état 
				originel et immanent 
				vers lequel tend toute 
				chose :
				
				
				« Qui 
				parvient à sa vertu primitive s’identifie avec l’origine de 
				l’univers, et par elle avec le Vide (xū 
				虚) »
				(Zhuangzi). Dans 
				ce sens, c’est un Retour. « Dans le développement linéaire du 
				temps, le Vide .. introduit le mouvement circulaire qui relie le 
				sujet à l’Espace originel. » (François Cheng, « Le Vide et le 
				Plein ») 
				       
				2. 
				A partir de là, le Vide s’analyse dans le monde matériel comme 
				élément primordial du phénoménal. Si l’univers 
				procède du Vide, il ne fonctionne aussi que grâce à lui. Il 
				n’est pas seulement état primordial d’où tout procède et vers 
				lequel tout tend, il est aussi substance, principe actif au cœur 
				de toute chose, qui, en permettant la circulation des souffles 
				vitaux, en permet les transformations, et donc la vie, en 
				aspiration constante à la plénitude. 
				       
				Ce 
				Vide au cœur de toute chose, dans son interaction avec le Plein, 
				est illustré de la façon la plus simple et la plus claire par 
				les deux traits de base des hexagrammes du Livre des Mutations : 
				le trait plein du yang opposé au trait brisé du yin (- -) . 
				      
					
						| 
				
				C’est ce Vide médian, qui permet au couple yin-yang et aux 
				souffles vitaux qui leur sont associés de fonctionner, selon un 
				système transformationnel ternaire qui se résout dans l’unité et 
				l’harmonie du Dao.  
				      
				
				« Entre le souffle yang 
				et le souffle yin, intervient le souffle du vide médian, qui les 
				élève idéalement vers une transformation bienfaisante. C'est 
				dans cet «entre-deux» que le vivant peut accéder à une présence 
				authentique au monde. »  (François Cheng) 
				      
				3. 
				C’est dans la peinture que le Vide se manifeste de la 
				façon la plus visible et la plus complète. D’une part, il occupe 
				souvent une part non négligeable du tableau, mais il est même au 
				sein de l’espace peint, c’est-à-dire du monde représenté. Le 
				monde visible est ainsi constitué en deux pôles, la montagne et 
				l’eau, entre lesquels circule le Vide, sous forme de nuages et 
				de brumes qui les entraînent dans un processus de devenir 
				réciproque : par le biais du Vide médian, la montagne peut se 
				fondre en vague et l’eau s’ériger en montagne, il n’y a pas de 
				différence de nature, tout vient du même fond immanent qui est 
				lui-même Vide originel. En ce sens, le Vide dans le tableau 
				introduit une discontinuité interne qui inaugure le processus de 
				Retour, processus chargé de toute la vie remémorée et rêvée, 
				« sans cesse jaillissante » dit François Cheng. 
				       
				Et 
				c’est ce Vide, justement, que l’on trouve dans la nouvelle de 
				Jiang Yun, « Le détachement féminin rouge », « faisant jaillir » 
				la part  |  |  |  
				
				remémorée du récit et surgir soudain le fond indifférencié et 
				immanent du passé comme facteur explicatif, par défaut, du 
				présent.   
				      
				
				Le Vide dans le récit 
				       
				La 
				nouvelle de Jiang Yun est d’une structure assez complexe : elle 
				joue sur un certain nombre de thèmes et de leitmotivs qui se 
				recoupent et se juxtaposent subtilement, mais surtout, pour ce 
				qui nous intéresse ici, elle est construite comme un double 
				récit dans le récit, un récit secondaire constitué par les 
				souvenirs personnels de la narratrice venant s’insérer, comme 
				par un interstice, dans le récit principal, et l’éclairer.
				 
				       
				
				1. La nouvelle 
				
				       
				Le 
				récit est celui que fait la narratrice d’un voyage de son mari à 
				Singapour ; il est écrivain et va participer à un jury 
				littéraire qui doit remettre un prix à un écrivain local. En 
				marge de la manifestation sont organisées des activités 
				touristiques, dont une soirée en bateau qu’il passe avec trois 
				écrivains singapouriens de langue chinoise qui l’accompagnent 
				ensuite prendre une bière dans un endroit populaire, hors 
				sentiers touristiques balisés.  
				       
				La 
				bière, les rires autour d’eux et la nuit contribuent à créer une 
				atmosphère détendue et chaleureuse. Ils commencent à parler, de 
				littérature bien sûr, jusqu’à ce qu’un nom prononcé, au hasard 
				de la conversation, ouvre une première faille dans le récit 
				principal. C’est un nom mystérieux, l’Ile verte, qui suggère un 
				endroit idyllique et romantique, mais qui fut en réalité le nom 
				d’un camp où furent emprisonnés des prisonniers politiques à 
				Singapour, un nom tabou, refoulé dans l’indicible de la mémoire 
				et évoqué comme « là-bas » : chacun des protagonistes y a passé 
				plusieurs années, et de ce premier interstice dans le récit 
				surgit de la mémoire de l’un des Singapouriens l’histoire d’un 
				personnage qu’il a connu quand il était étudiant et dont il a 
				été très proche. Commence ainsi un premier récit dans le récit, 
				conté de manière poignante en utilisant divers leitmotivs comme 
				autant de symboles qui traversent la nouvelle comme des fils 
				d’Ariane. 
				       
				
				C’est une histoire tragique, liée à la répression contre les 
				intellectuels chinois qui a eu lieu à Singapour dans les années 
				1950-1960, et qui est ici effleurée à travers les répercussions 
				qu’ont eues ces événements sur la vie du personnage au cœur du 
				récit, alors qu’il était leader étudiant : lors d’une 
				manifestation, il est arrêté et envoyé « là-bas », dans l’Ile 
				verte, où il restera douze ans. Au moment d’être arrêté, il a 
				juste le temps de demander qu’on transmette un message à une 
				jeune fille dont il était amoureux, lui demandant de l’oublier. 
				Mais celle-ci ne comprend pas le message, ou celui-ci ne lui est 
				jamais parvenu, quoi qu’il en soit elle cherche le disparu dans 
				toute l’île, et, de désespoir, finit par se jeter dans la mer.
				 
				       
				
				Pendant ses douze ans de captivité, le leader étudiant survit en 
				pensant qu’elle est toujours vivante, et ce n’est que quand il 
				sort, au bout de douze ans, qu’il apprend la triste nouvelle. 
				Ses cheveux blanchissent d’un coup, mais la vie continue, 
				imperturbablement, une vie médiocre et répétitive de petit 
				fonctionnaire sans avenir, une vie aseptisée de chef de famille 
				ordinaire. « La vie suivait son cours » dit la narratrice « Il 
				n’y avait pratiquement plus rien de grave. »  Le seul ami qui 
				lui reste est son vieux copain, celui qui raconte l’histoire, 
				qu’il continue à voir de temps en temps.  
				       
				Un 
				jour, l’ami a deux invitations pour une représentation d’un 
				ballet par une troupe chinoise de passage dans l’île. Il s’agit 
				du « Détachement féminin rouge », qui est une œuvre mythique de 
				la période de la Révolution culturelle, en Chine.  Au sortir de 
				la représentation, le « leader étudiant » a un malaise : lui qui 
				n’avait pas versé une larme à sa sortie de prison s’effondre 
				alors en pleurs, submergé par une douleur qui brusquement refait 
				surface.  
				       
				
				2. La fissuration du 
				récit  
				
				       
				
				« Le détachement féminin rouge » est un symbole puissant de 
				toute une époque, dix ans de répression encore entourés de 
				non-dit. C’est une œuvre enracinée dans les mémoires. Le 
				problème est que le public actuel n’en a forcément pas la même 
				perception que ceux qui ont vécu cette époque, et que toute 
				représentation actuelle dégage une impression de kitsch 
				vaguement rétro, comme les quartiers anciens reconstitués des 
				villes chinoises.   
				       
				
				Dès le départ, l’ancien leader étudiant est tragiquement 
				décalé : il arrive en T-shirt, son copain est obligé de lui 
				prêter un costume, qui ne lui va pas. « Dans le costume prêté 
				qui ne lui allait pas, le leader étudiant allait tout en riant, 
				l’air perdu, à ce rendez-vous avec le ballet rouge. » Et, 
				évidemment, le décalage s’accroît dans le théâtre, créant une 
				distanciation entre les spectateurs et lui, entre le spectacle 
				et lui : c’est le Vide, brusquement, qui se crée autour de lui. 
				       
				
				Comme par un effet d’empathie, c’est le même Vide qui se crée 
				alors dans l’esprit de la narratrice, et de ce Vide surgit tout 
				un passé enfoui, un souvenir atroce du domaine de l’indicible. 
				Et c’est ce souvenir surgissant brusquement des brumes du passé, 
				comme la montagne surgissant dramatiquement de l’eau dans le 
				tableau de Shitao, qui vient expliciter, par analogie, les 
				sentiments du personnage effondré dans sa douleur. 
				       
				
				Les souvenirs de la narratrice remontent à l’époque de sa 
				jeunesse, celle de la Révolution culturelle, celle aussi de la 
				jeunesse du leader étudiant. Elle faisait alors partie d’une de 
				ces troupes de jeunes qui étaient chargées de jouer les « opéras 
				modèles », seules œuvres à l’époque à pouvoir être représentées. 
				Son souvenir est lié à une répétition du « Détachement féminin 
				rouge ». « Je peux toujours entendre » dit-elle «  un cri 
				perçant, le cri perçant d’une petite fille, semblable au son 
				d’un sifflet métallique, ou au cri d’un oiseau inconnu : 
				« Gehua, ton père s’est jeté par la fenêtre ! » Ces 
				défenestrations furent courantes à l’époque : beaucoup 
				d’intellectuels dénoncés et arrêtés tentèrent ainsi d’échapper 
				aux tortures. Ce qui est le plus atroce, dans l’histoire contée 
				par Jiang Yun, est la réaction de la petite fille : « s’ouvrant 
				un passage au milieu des gens, elle s’est précipitée, comme 
				hébétée, a hésité un instant, un très bref instant, puis 
				brusquement, avec une brutalité inouïe, elle fit un « pouah… » 
				et cracha sur le mort dans sa flaque de sang. » C’est ce 
				souvenir-là, indicible, qui est resté attaché dès lors au ballet 
				rouge. 
				       
				
				« Des années plus tard, » continue la narratrice « une troupe 
				d’opéra est passée dans notre ville au cours d’une tournée, et 
				ils ont justement donné cet extrait du « Détachement féminin 
				rouge » ; en entendant ce chant repris en chœur [celui qu’elle 
				était alors en train de répéter] j’ai senti un instant mon 
				regard se brouiller, je la retrouvais à l’improviste sur mon 
				chemin, cette Gehua inconnue, sanglante, cette enfant qui 
				m’avait tant fait de mal et qui pourtant me faisait d’autant 
				plus pitié. Seulement, le détachement féminin rouge que j’avais 
				devant les yeux, sur scène, cette foule de combattantes, 
				c’étaient toutes, sans exception, de jolies et frêles jeunes 
				femmes, elles n’avaient rien à voir avec le détachement féminin 
				rouge des années trente, ni avec celui des années cinquante et 
				soixante, elles n’avaient rien à voir avec celui de Gehua ni 
				avec le mien. Quels que fussent leur jeu, leur maquillage, leurs 
				costumes, elles n’en restaient pas moins une troupe de 
				charmantes et frêles beautés, et les treillis militaires gris, 
				sur elles, donnaient une impression toute autre, le sentiment de 
				quelque chose à la mode.  
				     
				  
				Ce 
				soir-là, je pense, ce que le leader étudiant et Huang junior ont 
				vu, c’est très certainement ce genre de « détachement féminin », 
				un détachement de charme et de luxe. .. Tous ces hommes et 
				femmes en costumes et chaussures de luxe, huppés et branchés, 
				qui avaient payé une fortune pour être là, admiraient béatement 
				ce spectacle qui ne pouvait toucher le leader étudiant ni Huang 
				junior … » Impression de futilité renforcée par les dernières 
				lignes de la narration, qui revient au cadre du récit, ce fleuve 
				décoré pour les touristes où s’élève un chant d’opéra représenté 
				pour eux… qui achève de clore le cycle des récits emboîtés, dans 
				la même note. 
				       
				
				3. Le Vide, aspiration 
				au retour au fond immanent des choses 
				       
				Le 
				Vide se crée autour du leader étudiant et en lui, comme il se 
				crée dans l’esprit de la narratrice, et de ce Vide soudain 
				surgit une mémoire qui se fait parole, ce qui nous ramène à ce 
				que disait Jacques Lacan : le discours commence de ce qu’il y 
				ait béance (1). Cette mémoire qui surgit est au départ mémoire 
				personnelle, mais devient mémoire collective, le fond immanent 
				de la mémoire collective vers lequel on revient comme au Vide 
				des origines, indifférencié et indéfinissable parce qu’il est 
				sans nom (无名
				wúmíng), qui 
				contient toutes choses en soi et permet donc de communier dans 
				une même perception des choses.  
				       
				On 
				retrouve là la grande constante de la pensée chinoise, bâtie sur 
				une polarité animée par le Vide médian qui peut être schématisée 
				de la façon la plus simple qui soit, par un premier trait, 
				rectiligne et continu, sous lequel s’inscrit un second trait 
				parallèle, mais rompu en son milieu, porteur du Vide dynamique 
				d’où tout procède et auquel tout aspire :  
				
				___ 
				- 
				 - 
				
				Encore faut-il que ce fonctionnement idéal ne soit pas bloqué. 
				Or c’est ce qu’on ne dit guère mais qui s’est passé en Chine, et 
				pas seulement récemment, depuis l’Antiquité. C’est ce que 
				François Jullien appelle «la dissolution de la plainte dans la 
				logique d’immanence ». La revendication identitaire disparaît et 
				se fond dans  « l’indifférentiation harmonisante », pensée par 
				Zhuangzi. On supprime le drame au profit de la cohérence 
				d’ensemble.        
				Du 
				coup, la mémoire est bloquée dans le non-dit, et ne peut surgir 
				que par une faille impromptue dans le cours des choses ; elle 
				transparaît alors en discours, permettant ce retour au fond 
				immanent et sans nom  无名
				wúmíng dont le  wú
				n’est pas sans rappeler l’in- de l’inconscient, 
				inconscient défini par Jacques Lacan comme un langage au milieu 
				de quoi est apparu son écrit...   
				     
				  
				
				(1) « D’un discours qui ne serait pas du semblant » 
				      
 
				    
				蒋韵《红色娘子军》
 Jiang Yun « Le détachement féminin rouge »
 
 一
 那天,他们三人陪我丈夫游新加坡河1。
 三个人,三位先生,我都不认识,新加坡河也是我不认识的。那个以整洁、富足、纪律和迷人2风光闻名世界的岛国,我的同胞中很多人都去观光过了3,我却还从没有去过比三亚4更南的地方。
 那是十一月中旬5,夜晚,新加坡河灯光旖旎6。在我们这里,我的城市,第一场雪已经下过了,虽说是暖冬,却也差不多人人都穿上了厚厚的冬装,我丈夫就是穿着一件羽绒衣7登上新航的班机的8。他带了比较正式的衬衫和上装,因为此行,他是作为评委9去参加一个文学颁奖10活动,还因为,他对那里的炎热估计不足11,所以,那天,在游船的甲板上12,他一直汗流浃背13,这让他觉得新加坡河是一条太热闹太局促的14河流,虽然它流向浩瀚的大洋15。
 此前,他已经去过了那些该去的地方,也就是通常一个观光客3必去的那些所在,比如,圣淘沙岛16。但是由于炎热他对那些地方几乎没有感觉。在圣淘沙岛,他和一群来自台湾的观光客邂逅相逢17,那是一大群学生模样的青年,非常时尚,他们在他眼前拍照,摆“POSE”18,一个接一个,无一例外做出时尚画报中那些经典的小资19的动作、手势和表情,日复一日,年复一年,圣淘沙岛就是被这样的动作、手势和笑容覆盖着20,也许,整个新加坡就是被这样的动作、手势和笑容覆盖着,像一张巨大的喜气洋洋的假面21。这城市这土地真实的表情和内心,又是怎样的呢?我丈夫禁不住这样想。
 游河是主人安排的最后一个节目,也是新加坡之旅的最后一个夜晚, 
				[...]满河飘荡着中国式的红灯笼。马达声轰鸣着22,每一只船上都有这样一只勤奋而欢快的马达。游船是从前载货用的23小木船,如今悬挂起24红灯笼做着观光的生意。不用说,在船上我丈夫他们又一次和旅游者遭遇了,仍旧是一群年轻人,不过是一群说日语的东洋客25, 
				叽叽呱呱的26,做着“V”字之类那些眼熟的手势拍照。在他们的喧闹26和马达的轰鸣声中我丈夫觉得黏稠的27河水似乎就要漾进船舱28里来了。
 [...]
 陪同他的三位先生,有两位都姓黄,为了区别我们暂时可称他们为大黄先生和小黄先生,其实,他们的年龄都比我丈夫要年长,一位做教师一位在公司做职员。当然,他们还有一个共同的身份,那就是,用中文、用华语写作的作家29。另一位先生,则是诗人,他有一个非常北方化的姓氏——骆30,还有着北方人高大的体魄和虬髯31。几天来,无论是开会,还是观光,他们一直陪着我丈夫,同时还充当32司机和导游。本来,一切都将这样友好和客气地结束,雁过无痕地33结束,但是忘了是谁,很可能是那位有虬髯的诗人,忽然在上岸后提出来去喝啤酒。我说过了,游河游出了我丈夫一身的油汗,黏兮兮的34,很不舒服,喝啤酒这建议立刻就被他愉快地接纳了。
 于是他们就来到了较远处一个海鲜大排档35。
 仍然是热闹的一个地方,不过在这里喝酒吃东西的人,不再仅仅是兴高采烈的36游客们,有了本土的味道,生活的味道。离他们不远处的桌子上,一家人正在为一个小少年过生日,生日蛋糕上的蜡烛将那孩子的脸映得金灿灿的37。啤酒也非常好,是我丈夫最喜欢的“青岛啤酒”,河风或者是海风迎面吹来38,带着善意的自然的气息。忽然人人都觉得很放松。从这里远远望去,新加坡河上一盏盏红灯39,竟有了某种温暖而多情的诗意。
 猝不及防的40,他们谈起了文学。
 让我丈夫始料不及的41是,关于中国的当代文学,中国的小说、诗歌,中国的作家,他们了解得是那么的深入。深入和严肃:不是见解42而是见解之后的某种更重要更珍贵的东西43。几乎每一部重要的新作品他们都知道并且读过,这其中自然包括我丈夫的作品。他想起“信徒”这样的字眼44,他们眼中那种渴望、热烈的神情让他在那一瞬间相信世界是浪漫的。这让他非常感动。他们也说到了自己寂寞的写作,是更严酷的寂寞45,不知道写给几个人看,也许根本没有人看。可是仍然在写,在表达,用伤痕累累的汉语。那不仅仅是爱,那几乎是他们生存的理由。
 酒和这样的谈话,让我丈夫脸红心热。
 不经意间46,他听他们说到了一个词,一个地名,大黄先生,小黄先生,还有虬髯诗人骆先生,不知是谁先提起的,这个地名一出口让他们沉默了几分钟。这是一个我丈夫从没听说过的名字,十分陌生,以至他根本没有记住它。但是,后来他很快就知道了,这个地名不同寻常47,相当于——美丽岛,绿岛。
 
 01新加坡河 Xīnjiāpōhé le fleuve Singapour (cœur 
				historique de l’activité commerciale de Singapour, et 
				aujourd’hui de plus en plus artère touristique)
 02 整洁 zhěngjié propre et net 富足fùzú confortable 纪律 jìlǜ 
				discipline 迷人mírén charmant, fascinant
 03 同胞 tóngbāo compatriote 观光 guānguāng visiter (en touriste : 
				观光客guānguāngkè)
 04 三亚 Sānyà ville à l’extrême sud-est de l’île de Hainan
 05 中旬 zhōngxún les dix jours au milieu d’un mois (十一月中旬 la mi-novembre)
 06 旖旎 yǐnǐ plein de charme (pour un paysage…) avec une note de 
				romantisme
 07 羽绒 yǔróng duvet (羽绒衣 anorak, doudoune)
 08 新航 Xīnháng = 新加坡航空Xīnjiāpōhángkōng Singapore airlines 班机bānjī 
				vol
 09 评委 píngwěi membres d’un jury
 10 颁奖 bānjiǎng remettre, décerner un prix, une récompense
 11 炎热 yánrè d’une chaleur écrasante 估计gūjì envisager, prévoir
 12 甲板 jiǎbǎn pont (d’un bateau)
 13 汗流浃背 hànliújiābèi la sueur lui trempait le dos
 14 局促 júcù où l’on se sent à l’étroit, gêné (dans ses mouvements)
 15 浩瀚 hàohàn (litt.) vaste, immense (en général pour la mer ou 
				le désert)
 16 圣淘沙岛 shèngtáoshādǎo île de Sentosa, à Singapour, centre 
				touristique réputé et à la mode
 17 邂逅相逢 xièhòuxiāngféng (se) rencontrer par hasard
 18摆 « pose » bǎi « pose » prendre une pose
 19 小资 xiǎozī gens qui, par leur attitude, dénotent une certaine 
				aisance
 20 覆盖 fùgài couvrir
 21 喜气洋洋 xǐqìyángyáng joyeux, rayonnant 假面jiǎmiàn fausse 
				apparence
 22 马达声 mǎdáshēng bruit de moteur 轰鸣hōngmíng gronder (comme le 
				tonnerre)
 23 载货 用的 zàihuòyòngde utilisé pour le transport des marchandises
 24 悬挂 xuánguà être suspendu
 25 东洋 dōngyáng terme utilisé autrefois pour désigner le Japon
 26叽叽呱呱 jījīguāguā (onomatopée) cris divers 喧闹xuānnào brouhaha
 27 黏稠 niánchóu épais et visqueux
 28 漾进 yàngjìn submerger 船舱chuáncāng cabine
 29中文、华语 zhōngwén, huáyǔ la langue chinoise, dans le premier cas 
				la référence est la langue littéraire, dans le deuxième cas le 
				terme a une connotation nationale, 华语 est la langue « des 
				Chinois » (nuance ici importante dans le contexte de Singapour). 
				Voir l’explication comparée des termes :
 http://zhidao.baidu.com/question/51409426.html
 30骆 luò nom de famille (originaire, selon certaines sources, de 
				ce qui était l’Etat de Qi à l’époque des Printemps et Automnes, 
				c’est-à-dire le Shandong actuel – le nord de la Chine vu de 
				Singapour).
 31 体魄 tǐpò physique 虬髯 qiúrán favoris frisés
 32 充当 chōngdāng agir en tant que, servir de
 33 雁过无痕 yànguòwúhén comme les oies sauvages, passer sans laisser 
				de trace
 34 黏兮兮 niánxīxī (se sentir) collant, poisseux
 35 大排档 dàpáidàng marché
 36 兴高采烈 xìnggāocǎiliè ravi, d’humeur joyeuse
 37 金灿灿 jīncàncàn doré et brillant
 38 迎面吹来 yíngmiàn chuīlái souffler en plein visage
 39 盏 zhǎn classificateur de 红灯hóngdēng les lampions rouges
 40 猝不及防 cùbùjífáng prendre par surprise/ de manière abrupte, 
				sans prévenir
 41 始料不及 shǐliàobùjí de manière imprévue
 42 见解 jiànjiě opinion, point de vue
 43 珍贵 zhēnguì précieux
 44 信徒 xìntú disciple, adepte 字眼zìyǎn terme, expression
 45 严酷 yánkù sévère, austère 严峻yánjùn sévère, dur, rude
 46不经意(间) bùjīngyì(jiān) par inadvertance, par mégarde
 47 不同寻常 bùtóngxúncháng pas ordinaire
 
 二
 八十年代初,当邓丽君风行1大陆时,《绿岛小夜曲》2是我最先学会的几首台湾流行歌曲中的一首。那时我极无知,以为绿岛是一个十分浪漫多情的爱情之岛。我将这首小夜曲唱得缠缠绵绵柔情似水3。有一天,一个朋友问我说:
 “你知道绿岛是什么地方吗? 集中营4!”
 一语惊破梦中人。我惊惧莫名5,从此,有许多年,我不再唱这首让我害怕的歌。
 这一晚,我丈夫知道了,眼前这三个人,大黄先生,小黄先生,虬髯诗人骆先生,都是从新加坡的“那个地方”回来的人。
 青岛啤酒泛着雪一样的泡沫,我丈夫心里也像落了雪,有一种凛冽的6感觉。原来在这富足安详7、风光如画的岛屿8之上,竟也有过血火的酷烈9青春。不错,这三人,大黄、小黄,还有骆先生,都曾经是热血青年,有着左翼10的革命的理想。那当然是上世纪五六十年代的事,在那个风起云涌11的年代,革命,似乎是所有热爱自由、仇视不公的热血青年的宿命12。而在他们那里,“革命”还有着另一层意义,那时,汉语是被禁止的语言,可他们却坚持用汉语书写、表达,他们和汉语一起罹难13。
 “我关了八年。”小黄先生对我丈夫说。
 大黄先生六年。骆先生最短,五年。
 游船和红灯,将新加坡河装点成一条不夜的河,而稍远处,大洋则是黑色的。海岸线璀璨14的灯火,人间的灯火,远远没有力量能够穿透大洋深不可测的伟大的黑暗。在这微如芥豆的光明的岛礁之上15,萍水相逢的人16原来也能够这样肝胆相照17。酒酣耳热之际18,“红色娘子军”的故事水到渠成的来了19,讲述者是坐过八年牢狱的公司职员小黄先生。
 这是学长的故事,小黄先生这样说道。小黄先生的学长是何许人20? 
				这就说到了《红色娘子军》,《红色娘子军》里有一个情节,叫“常青指路”21,对于小黄先生来说,学长就是那个洪常青式的指路人。小黄先生从乡下考进城里的大学,报到第一天,在校园里,他向一个人问路,那人接过他手中的藤条箱22顶着骄阳23将他送到了他要去的地方。一路上他们闲谈,他说,这地方可真大呀,那人回答道:“是啊,长安大,居不易24。”
 这个人就是学长。
 学长是生来做领袖的那种人,他念经济,却熟读诗书,在学生组织中担任着重要的职务,还主编着一份叫做“启明”的校刊25。听这名字就知道那应该是一份激进的刊物26。他约小黄先生写稿——从此将这个青年这个渔家的儿子带进了热情似火又崎岖险恶的27命运之中。
 学长是个美男子,一张典型的马来人28种的脸,轮廓29十分鲜明,两只深凹的大眼睛果真如启明星一样聪慧、明亮。一笑,洁白的牙齿晃得人眼痛。这样的男生注定是要被女人爱的,校园里,喜欢学长的女生何止30三个五个!有不少女生参加集会游行等激进的活动据说初衷31就是为了追随学长。“爱情”使她们忽略了32这其中最严峻和严酷的东西(I.44)。后来,学长恋爱了,他爱上了一个一年级的新生,一个花朵般娇嫩的33女孩儿,学长毫无创意一见钟情地34爱上了这个娇小的姑娘,从看见她的第一眼,到一生。
 姑娘有个十分小家碧玉的名字35:美玉,唐美玉。
 唐美玉是个安静的姑娘,胆小,娇柔,不关心大世界大事情36,对学长热衷31的革命懵懵懂懂37。意气风发叱咤风云的38学长在她面前,不知怎么就变得安静了,缠绵了I.3。学长仿佛是借着她的眼睛看见了从前常常被他忽略的事物,比如流云的美丽,比如露珠的晶莹39,比如花的千姿百态40。从前,在学长眼中,花其实是很笼统的41一个概念,艳丽42却模糊地好着,而现在,它们竟像一个个活生生的人似的呼之欲出43。[...]这是另一个世界,他从前无暇顾及的44,琐碎、细微,却另有一番辽阔和幽深45。
 这个世界中还有一个重要的角色,就是——鬼。学长从不知道就在他的周围还有这样多的鬼魂出没着。在图书馆地下室、在实验室、在学生们寄宿的公寓46。听上去这些鬼倒也没什么可怕,不过是去了另一个世界却还留恋47这个世界的亡人而已。这样的鬼故事在大学城在校园里就像传统一样代代流传着,生生不息48。比如有这样一个故事,说的自然是一对恋人,禁欲49时代的恋人吧,都住在公寓里,男生住这边楼上,女生住那边楼下,森严的校规使他们不方便相见。于是,每天夜里,痴情的50小女生就要煮一碗甜品给她的恋人做宵夜51,一碗红豆粥52,或是一碗酒酿圆子53。每晚到固定的时辰,男生就从自己的窗口,垂下一只拴绳子的竹篮54,小女生就把煮好的红豆粥放在篮中让他吊上去吃。夜夜如此,他们就用这种方式传递着彼此绵长的想念55。忽然,有一天,因为一桩急事男生获准56去找他的小恋人,他兴奋地来到女生公寓,公寓中的人们非常惊讶,说:“她不在了呀,她已经去世一个多月了!”男生更惊讶,说:“怎么会?我昨晚还吃她煮的粥呢!”原来,这个做了鬼的小女生仍旧夜夜回来,给她心爱的人做宵夜吃……
 这样幼稚的故事57,这样幼稚的鬼,常常让学长捧腹大笑58。这种时候唐美玉就叹气,说:
 “你怎么能不敬畏59黑夜?”
 她敬畏黑,因为黑不可知。她敬畏一切强大的、不可知的东西。他们手牵手60在海边漫步,看黑夜是怎样彻底地结实地吞噬了61大海。岸上的灯火,城市的万家灯火,在彻底的深渊般的62黑暗边缘显得是那样虚张声势和孱弱63。她依偎64在学长身边,声音像在风中一样打颤,说:
 “你怎么能不敬畏黑夜?”
 
 01 邓丽君 Dèng Lìjūn Teresa Teng (1953-1995), 
				chanteuse taïwanaise spécialiste des chansons d’amour et de 
				nostalgie, qui connut une grande vogue en Chine à partir du 
				début des années 1980, en dépit des relations diplomatiques 
				tendues entre les deux pays.
 02《绿岛小夜曲》la sérénade de l’île verte, célèbre chanson de Teresa 
				Teng (小夜曲xiǎoyèqǔ sérénade) :
 http://blog.zjol.com.cn/912081/viewspace-771516
 03 缠缠绵绵 chánchánmiánmián (musique) doux et mélodieux /touchant
 柔情似水 róuqíngsìshuǐ sentiments tendres comme l’eau = (chanter) 
				avec beaucoup de sentiment
 04集中营 jízhōnɡyínɡ camp de prisonniers, de concentration
 05 惊惧 jīngjù choquer, terrifier 莫名mòmíng indicible
 06 凛冽 lǐnliè glacial
 07 富足安详 fùzú ānxiáng confortable et paisible
 08 岛屿 dǎoyǔ îles
 09 酷烈 kùliè féroce, cruel
 10 左翼 zuǒyì gauchiste, de gauche
 11 风起云涌 fēngqǐyúnyǒng la tempête se lève = (période de) grands 
				bouleversements
 12 仇视 chóushì être hostile à 不公bùgōng injuste 宿命 súmìng destin
 13 罹难 línàn subir une catastrophe, un accident fatal…
 14 璀璨 cuǐcàn éblouissant, resplendissant
 15 微如芥豆 wēirújièdòu minuscule comme un grain de moutarde 礁 jiāo 
				récif
 16 萍水相逢 píngshuǐxiāngféng rencontrer par hasard
 17 肝胆相照 gāndǎnxiāngzhào ouvrir son cœur
 18 酒酣耳热 jiǔhān'ěrrè réchauffé par l’alcool
 19水到渠成 shuǐdàoqúchéng ‘l’eau en arrivant forme le canal’ = tout 
				arrive (réussit) quand les conditions sont mûres, naturellement.
 20 何许人 héxǔrén quelle sorte de personne
 21常青指路 chángqīng zhǐlù (Hong) Changqing (洪常青) montre le chemin, 
				la voie
 22 藤条箱 téngtiáoxiāng valise en rotin
 23 顶着骄阳 dǐngzhejiāoyáng sous un soleil écrasant, de plomb
 24长安大,居不易cháng'ān dà, jūbúyì la ville de Chang’an est grande, il 
				n’est pas facile d’y vivre (dicton)
 25主编 zhǔbiān être éditeur en chef de 校刊xiàokān revue de l’école/刊物kānwù 
				publication
 “启明”"Qǐmíng" qui annonce l’aurore (comme启明星qǐmíngxīng Vénus, 
				l’étoile du matin), ou qui apporte la lumière.
 26 激进 jījìn radical, extrémiste
 27 崎岖/险恶 qíqū/ xiǎn'è (comme un chemin de montagne) accidenté /périlleux
 28 马来人 mǎláirén malais
 29 轮廓 lúnkuò contour, silhouette
 30 何止 hézhǐ dépasser (le chiffre de)
 31 初衷 chūzhōng intention première 热衷 rèzhōng aspirer à/ se 
				passionner pour
 32 忽略 hūlüè négliger, passer sur
 33 娇嫩 jiāonen frêle et délicat
 34 一见钟情 yíjiànzhōngqíng tomber amoureux au premier coup d’œil, 
				avoir le coup de foudre
 35 小家碧玉 xiǎojiābìyù jolie jeune fille d’humble extraction (碧玉bìyù 
				jaspe美玉měiyù beau jade)
 36 关心大世界 guānxīndàshìjiè s’intéresser aux affaires d’Etat, aux 
				grands événements du monde
 37 懵懵懂懂 měngměng dǒngdǒng ne pas avoir d’idées claires sur…
 38 意气风发 yìqìfēnɡfā déborder d’enthousiasme
 叱咤风云 chìzhàfēngyún commander aux éléments, être tout-puissant
 39 晶莹 jīngyíng scintillant et translucide, d’un éclat cristallin
 40 千姿百态 qiānzībǎitài d’attitudes, formes, aspects divers
 41 笼统 lǒngtǒng général
 42 艳丽 yànlì superbe, resplendissant
 43 呼之欲出 hūzhīyùchū (en peinture, littérature..) prêt à prendre 
				vie au moindre appel = peint d’une manière très vivante
 44 无暇顾及 wúxiá gùjí ne pas avoir le temps, le loisir de
 45琐碎 suǒsuì insignifiant, sans importance 辽阔liáokuò vaste 幽深yōushēn 
				profond et paisible
 46 寄宿的公寓jìsùde gōngyù logements des étudiants
 47 留恋 liúliàn avoir du mal à quitter
 48生生不息 shēngshēngbùxī se multiplier sans cesse
 49 禁欲 jìnyù ascétique (qui réprime ses désirs)
 50 痴情 chīqíng passionné, follement amoureux
 51 宵夜 xiāoyè plat léger pris le soir tard
 52 红豆粥 hóngdòu zhōu gruau de haricots rouges (les 红豆 ont une 
				valeur symbolique, c’est un cadeau rituel entre deux jeunes 
				amoureux séparés pour montrer qu’ils pensent l’un à l’autre)
 53 酒酿圆子 jiǔniàng yuánzi boulettes de riz glutineux dans du vin 
				de riz doux
 54 拴绳子的 shuānshéngzide attaché par une corde 竹篮zhúlán panier en 
				bambou
 55 绵长 miáncháng pendant longtemps 想念xiǎngniàn trouver à dire, 
				souffrir de l’absence de
 56 一桩急事 yìzhuāngjíshì affaire urgente 获准huòzhǔn obtenir la 
				permission
 57 幼稚 yòuzhì puéril, naïf
 58 捧腹大笑 pěngfùdàxiào se tordre de rire
 59 敬畏 jìngwèi révérer, considérer avec un respect mêlé de 
				crainte
 60 手牵手 shǒuqiānshǒu main dans la main (牵qiān mener [un cheval 
				par la bride])
 61 吞噬 tūnshì engloutir
 62 深渊 shēnyuān abîme
 63 虚张声势 xūzhāngshēngshì bluffer 孱弱chánruò frêle, faible
 64 依偎 yīwēi s’appuyer sur, se serrer contre
 
 三
 抓捕1是在一次反对某个法案的大规模集会之后,一天深夜,军警包围了校园,学长和小黄他们被带走时他对身边的人说了一句话,学长说:“告诉美玉,让她忘掉我。”
 恐怖和仓皇中2,也许人们忘记把这句至关重要的话3转告这个娇小的姑娘了,也许说了也没有用,从此,唐美玉就开始了对学长的等待和寻找。她几乎是逢人就问:“告诉我,他在什么地方?”人人都看出突如其来的4惊吓和打击使这个小家碧玉这朵温室中的鲜花凋谢了5,她变得神智不清6。她在校园里、街头、海边和码头四处游荡,她乘船到圣淘沙(I.16)..,她走遍了他们曾经去过的每一处地方,寻找他,到处向人打听他的踪迹7。每天傍晚,她去“兰记”排队买他最喜欢吃的芋头糕8,从前,他曾经一边吃芋头糕一边和她这样开玩笑,说:“要是有一天,我们失散了,你可别忘记,我会在我住的窗口,吊一只竹篮,那是我的记号9,你看到这篮子,就放一块芋头糕进去,我就知道那是你来了。”
 “不一定,也许是鬼,鬼放进去的呢。”
 他笑了,搂着她娇嫩的(II.33)、不堪一击的10小肩膀,说:“鬼也是你变的鬼,世上最可爱的鬼,怕什么?”
 如今,她真的手捧一块芋头糕,东西南北满城寻找一个垂着竹篮的窗口,她仰着几乎快要折断的脖子,跌跌撞撞11,梦想撞上一个奇迹12。可是,奇迹在哪里?人海中,万万千千个窗子,华贵的简陋的13,璀璨的(II.14)黑暗的,哪一扇也不是他的,哪一扇也不见竹篮的蛛丝马迹14。她只好把芋头糕抛进黑暗的大海——上帝的大篮子里, 
				她敬畏地无限信任地说 :
 “海,你是有办法的,只有你能把这糕带给他,拜托你了15——”
 终于,有一天,她等来了他的消息,是一封信,他的来信,只有短短的一行字,血字,写在撕下来的16一块衬衫布上,他用他的血写道:
 “美玉,好姑娘,把我忘掉吧,好好生活!”
 她把这血书拿给认识的每一个人看,她说:“你看,他说的是什么话?多奇怪!”她怀揣着血书来到码头上,登上了一只船,一只轮渡17,船行到中途时,她跳了海——她把自己投进了“篮子”里。有人听到这个疯子说的最后一句话是:
 “海,你能把我带给他,拜托你了——”
 要到很久以后,学长才能知道这不幸的结局。他要等十一年,等四千多个日日夜夜,才能和这结局相逢。在那个“绿岛”似的岛屿上,四千多个夜晚,漆黑的18海浪一浪一浪耐心地淘卷19着他的青春,他的生命。他想起她的话,“你怎么能不敬畏黑夜?”白天,海鸥的20叫声让他生出“自由”的遐想21,他闭上眼睛小心翼翼地22想象着蓝天下的她,嫁了人,生下了女儿,又生下了儿子,变得圆润丰满23。这想象是痛苦的却又有一点英雄的豪情,牺牲的豪情24。十一年之后,学长刑满出狱了25。未满四十岁的他,已是两鬓苍苍26,而当他终于从朋友那里知道了唐美玉的结局时,一夜之间,他像文昭关前的伍子胥一样27彻底地白了头。
 而生活在继续。
 汉语不再是禁忌28。甚至,变成了学校里必修的语言28,它不再需要谁去为它牺牲和献身了。它变成了堂皇的29困难,让如今的年轻人望而生畏30和头疼。还有谁需要记得它蒙难的昨日31?
 生活在继续。
 似乎,没有了沉重的东西。[...]
 年复一年,他结了婚,成了家,有了一份虽然卑微32却还能养家糊口的工作,过起了朝九晚五的33平常日子。在人人焗油染发追捧34青春的时尚大潮中,他始终顶着一头雪似的白发,这使他看上去有一种心不在焉的35苍老和无可奈何的落魄。过去的同窗朋友们,大多都不来往了,除了极个别的几个,比如,像小黄先生这样也是从“那个地方”归来的人。他烟抽得很凶,无论太太怎样跟他生气也是戒不掉的。他还爱喝酒,“金门高粱”36这一类的白酒几乎每晚必饮,不过却从没见他醉到人事不知,更不会借酒撒疯。酒不过是一味药而已,用来催眠37。休息日,他去河上垂钓38,一边怀想从前这河水的清澈39。那几乎是他唯一的癖好40,他喜欢这种静止的、凝视的41、与生活拉开距离的感觉,却几乎弄不清楚这河中是否真的有鱼,因为他鲜有42收获。从他身边经过的路人,无一例外地把他看做是一个夕阳西下的老人,落魄,与世无争43。
 只是再也不吃芋头糕。
 偶尔,有过那么几次,很少的几次,大概是酒喝得比往常过量的缘故44,他梦游似的,做了荒唐的醉事45:从他卧房的窗口,吊下一只不锈钢器皿,一只烧锅46。他把尼龙绳拴在锅的双耳上,垂下去,垂到窗外,在想象中那大概是一只竹篮吧,一只向另一个世界传递消息的竹篮。金属47品质的烧锅,吊在半空,无着无落,在偶尔吹过的夜风中咣啷咣啷48撞着墙壁,一夜之间伤痕累累49,惶恐又无辜50。他沉入梦乡,现在他敬畏黑夜了,可是那仍然是没有鬼的黑夜...。
 
 01 抓捕 zhuābǔ arrêter, faire prisonnier
 02 仓皇 cānghuáng être pris de panique
 03 至关重要 zhìguān zhòngyào vital, essentiel
 04 突如其来 tūrúqílái soudain, inattendu
 05 凋谢 diāoxiè se flétrir
 06 神智不清 shénzhìbùqīng avoir l’esprit dérangé
 07 打听 dǎting se renseigner sur 踪迹zōngjì trace
 08 芋头糕 yùtóugāo gâteau au taro
 09 记号 jìhɑo marque, signe (de reconnaissance)
 10 不堪一击 bùkānyìjī (si fragile) s’effondrerait au premier coup, 
				assaut
 11跌跌撞撞 diēdiēzhuàngzhuàng tituber
 12 奇迹 qíjì miracle
 13 华贵 huáguì somptueux, splendide 简陋jiǎnlòu rude, grossier
 14 蛛丝马迹 zhūsīmǎjì indices, clés
 15 拜托 bàituō demander, prier instamment
 16 撕下来的 sīxiàláide déchiré (de quelque chose)
 17 轮渡 lúndù ferry
 18 漆黑 qīhēi d’un noir d’encre
 19 淘卷 táojuǎn être roulé, emporté (par une vague) [淘táo tamiser]
 20 海鸥 hǎi'ōu mouette
 21 遐想 xiáxiǎng rêver (en plein jour, éveillé)
 22 小心翼翼 xiǎoxīnyìyì avec le plus grand soin
 23 圆润丰满 yuánrùn fēngmǎn (corps) rond et plein, aux formes rondes 
				bien proportionnées
 24 豪情 háoqíng sentiments nobles, élevés 牺牲xīshēng se sacrifier
 25 刑满出狱 xíngmǎn chūyù sortir de prison après avoir purgé sa 
				peine
 (noter le jeu de mot sur 满mǎn : il avait accompli ses années de 
				prison刑满 mais il n’avait pas encore quarante ans accomplis 
				未满四十岁)
 26 两鬓苍苍 liǎngbìncāngcāng avoir les tempes grisonnantes
 27 文昭关/伍子胥 Wénzhāo guān la passe de Wenzhao / Wǔ Zǐxū personnage 
				célèbre de l’histoire chinoise
 Wu Zixu était le deuxième fils de Wu She (伍奢), tuteur du prince 
				de l’Etat de Chu (楚), au sixième siècle avant Jésus-Christ, 
				pendant la période des Printemps et Automnes. Le roi fit venir 
				une princesse d’un Etat voisin pour épouser son fils, mais, en 
				la voyant, frappé par sa beauté, il la garda pour lui. Un 
				ministre le persuada alors que le prince et son tuteur se 
				préparaient à se rebeller, le prince réussit à fuir mais Wu She 
				fut arrêté. Soucieux d’éviter que les fils, réputés pour leur 
				piété filiale, ne tentent de venger leur père, le roi, toujours 
				poussé par son ministre, força alors Wu She à écrire une lettre 
				à ses fils pour les inciter à venir le rejoindre, arguant que le 
				roi lui avait pardonné. L’aîné tomba dans le piège, mais Wu Zixu 
				partit au contraire se réfugier auprès du roi de l’Etat de Wu 
				(吴). En approchant de la passe frontière de Zhaoguan (昭关), il se 
				cacha dans la forêt en réfléchissant au meilleur moyen de la 
				franchir. C’est alors que, pendant la nuit, ses cheveux 
				devinrent totalement blancs… ce qui lui permit de passer sans se 
				faire reconnaître.
 Wu Sizu devint ensuite un fidèle ministre du roi de Wu, crédité 
				entre autres des plans initiaux de la ville de Suzhou ; il 
				parvint à venger son père mais fut poussé au suicide par le roi 
				qu’il tentait de convaincre d’attaquer l’Etat voisin de Yue 
				avant que celui-ci ne le fît, ce qui ne tarda pas : Wu fut 
				vaincu et annexé, et le roi se suicida en rendant un dernier 
				hommage à Wu Sizu. C’est une figure tragique dont l’histoire 
				célèbre a été en particulier adaptée à l’opéra.
 28 禁忌 jìnjì interdit, tabou 必修bìxiū (matière ou discipline) 
				obligatoire
 29 堂皇 tánghuáng magnifique, splendide
 30 望而生畏 wàng'érshēngwèi être frappé d’effroi à la vue de quelque 
				chose
 31 蒙难 méngnàn (combattant) tomber entre les mains de l’ennemi/ 
				être victime d’un malheur
 32 卑微 bēiwēi de rang ou statut inférieur
 33朝九晚五 zhāojiǔ wǎnwǔ de 9 à 5 (heures) : heures de travail 
				ordinaires
 34 焗油染发 júyóu rǎnfà teindre les cheveux 追捧zhuīpěnɡ chercher à 
				saisir, retenir
 35 心不在焉 xīnbúzàiyān qui a l’esprit ailleurs, distrait 落魄luòpò 
				pauvre bougre, au bout du rouleau
 36“金门高粱”(酒) Jīnmén gāoliang(jiǔ) alcool de sorgho de Jinmen ou 
				Kinmen/Quemoy (îles du sud du Fujian, aujourd’hui rattachées à 
				Taiwan)
 37 催眠 cuīmián hypnotiser/endormir 催眠药cuīmiányào somnifère
 38 垂钓 chuídiào pêcher à la ligne
 39 怀想 huáixiǎng se remémorer avec nostalgie 清澈qīngchè clair, 
				limpide
 40 癖好 pǐhào hobby, passe-temps favori
 41 静止 jìngzhǐ immobile, en repos 凝视níngshì regarder fixement, 
				contempler
 42 鲜有 xiǎnyǒu rare(ment)
 43 夕阳西下 xīyáng xīxià (au) coucher du soleil 与世无争yǔshìwúzhēng 
				retiré du monde
 44 往常 wǎngcháng usuel/d’habitude 过量 guòliàng excessif 缘故 yuángù 
				cause
 45 荒唐 huāngtáng absurde, irraisonné
 46 不锈钢 búxiùgāng acier inoxydable 器皿qìmǐn récipient, ustensile
 烧锅 shāoguō marmite, cocotte
 47 金属 jīnshǔ métal
 48 咣啷咣啷 guānglāng guānglāng onomatopée : bruit de la marmite 
				contre le mur
 49 伤痕累累 shānghénléiléi cicatrices sans nombre (accumulées)
 50 惶恐 huángkǒng être terrifié, pris de panique 无辜wúgū innocent
 
 四
 但是芭蕾舞剧团1来了。
 小黄先生在电话中告诉了他这消息,其实在这之前他就已经知道了,媒体怎么能放过这样一桩娱乐界的大事? 
				来自中国的舞蹈团带来了两场节目,一场是古典芭蕾舞选场,另一场则是——
 “红色娘子军,”小黄先生在电话中压抑着隐隐的激动2,“我这里有两张最好的票,怎么样? 去吧?”
 他并不很想去,所有煽情的东西都让他厌倦3。但小黄的惋惜4和失望让他改了主意。他说:“你和别人去吧——”电话那头小黄先生沉默了一会儿回答说,“你不去,我也不去了,我想不出来还能和谁一起去……”
 就这样,他如约5来到小黄先生家和他会面,穿一件没有领子的短袖T恤。这让小黄先生吃一惊,他忘了提醒学长去那样的地方是需要穿正式服装的。他也忘了学长和“那样的地方”有多么隔膜6。于是小黄太太慌忙找出丈夫的衬衫和西装让他换上。学长比小黄先生要高,这套衣服显然是不合适的,学长支棱着7胳膊笑着对小黄说:
 “从前,都是你借我的衣服穿,记得不记得?”
 多少年来,他们几乎从来不提往事,那是一个禁忌。显然,这一天,学长很高兴。剧场离小黄先生家不算远,他们并肩8走在路上,就像从前,很久以前,这么肩并肩走着去参加一个集会,一个让人血液沸腾的集会9。落日沉下去了,大洋像着了火,又像被人捅伤了10似的汩汩翻涌着11血水。学长穿着借来的不合体的西装,有些茫然地12笑着,去和那个红色的舞剧约会。
 关于《红色娘子军》,也有一些记忆是我不能忘记的。我曾经有许多次,站在那些陌生的、操持着生杀大权13的人群面前,一遍遍重复着这样的句子:
 “吴清华14看到迎风招展的红旗,激动万分,奔向前去……红旗啊红旗,今天我可找到了你——”
 
				  我的声音,紧张、颤抖、做作。在这样的人群面前我压抑不住那种绝望的羞耻15。面对他们,面对一个留城的机会一个生存的机会卑微的工作,我知道我必然失败,可却仍然一次比一次无望地挣扎着,一次比一次可怕地伤害着自己。那时,成千上万的人和我拥有同一个名字,我们的名字叫“社会青年”或者“知青”16。 
				我双手举过头顶,想象中那是一只虚拟的斗笠17,“万泉河水清又清,我编斗笠送军……”这个姿势这个造型几乎就是我青春的姿势18。
 我总是能在这时听到一声尖叫,女孩儿的尖叫,像金属的哨声19又像某种我不熟悉的鸟叫, 
				“葛华20你爸跳楼了!”我清楚记得那天我们宣传队21是在四楼彩排22,穿着舞台上的粉绸衫,把自己打扮成23海岛上的姑娘,却不知为什么没有斗笠。那喊叫突如其来24,我们扑向窗口,居高临下25,看到了对面院子里那个人,身体摊成一个“大”字,脸亲昵地26紧贴着土地。并不那么可怕,至少,第一眼,不狰狞27。血和白色的脑浆28,污染的也只是那么一小块地方,一个人豁出性命纵身一跃29,他全部的能量30他身体中所有的爱和恨也仅仅只能污染这么一小块地方。天依然那么蓝,树依然那么绿,榆叶梅31依然开得又热闹又俗气31,人依然吵吵闹闹——吵吵闹闹围住了这个不再活着的人。然后我就看见了那个女孩儿,女孩儿分开人群冲进来,呆呆地,迟疑了一小会儿,只一小会儿,突然气壮山河32冲着那血泊中的死者“呸——”地吐了一口唾沫33。
 人群中有人鼓起了掌,还有人喊口号34。
 我永远记住了这个陌生女孩儿的名字:葛华。“葛华你爸跳楼了!”这一声尖叫,或者说,她向血泊中的亲人啐出33的那口唾沫,像子弹射进了35我的生活,射进了我尚还柔软的身心。《斗笠舞》17就这样被毁掉了,不管我怎样努力,它永不再欢乐流畅36。
 多年之后,当年的样板团21来我的城市巡演37,他们选演了《红色娘子军》中的一场,恰恰就是这一场,“万泉河水清又清,我编斗笠送红军……”歌声一起,刹那间我眼眶发热。我们又重逢了,我和陌生的葛华,血火中的葛华,这伤害了我却又让我倍加怜悯的姑娘38。只是,舞台上的女红军,女战士,女群众,无一例外地娇柔和漂亮,她们不是三十年代的红色娘子军,不是六七十年代的红色娘子军,不是葛华和我的红色娘子军。无论她们怎样掩藏,怎样化妆,也仍然是一群娇柔而漂亮的美眉39,那灰色的军装穿在她们身上有一种另类的时尚感。
 我想,那一天,那一晚,学长和小黄先生邂逅相逢的(I.17),一定也是这样一群娇柔而时尚的“娘子军”。可是,它毕竟拥有着红色的底色40,鲜血的底色,献身和牺牲的底色。国际悲歌从天而降,豪华的大剧场里,强劲的空调冷气41也仍然没有扑灭大榕树42下洪常青受刑就义43的熊熊大火。西装革履衣香鬓影的44先生女士们,花了不菲的钱,观赏着45学长和小黄先生们不能被触碰的东西46——他们激昂珍贵47却又无比脆弱的青春48。
 谢幕时49,许多人上台献了鲜花,掌声十分热烈,谢幕、返场49,不断地谢幕,鲜花的香气使人微醺50。他们走出剧场,热浪突如其来24吞噬了他们(II.61)。小黄先生脱下了西装上衣,揪开了紧紧缠在脖子上的领带51,学长却好像没有感到这热。他走得很快,步履匆匆52,雪白的头发像鸟羽似的在热风中一扇一扇,小黄先生几乎追不上他。小黄先生在身后叫着他的名字,说:“去喝杯啤酒吧。”这时他走到了一盏路灯下,只见他戛然站住了53,手扶着灯柱,慢慢滑下去,一蹲身,然后,小黄先生就听到了一声撕心裂肺的、泣血的长嚎54。
 他蹲在地上,号啕痛哭55。
 入狱、出狱、十一年监禁的岁月56,四千多个被海浪吞噬的黑夜,甚至,听到鲜花般的唐美玉蹈海的死讯,他都没有哭过,人人都以为,他骨硬如铁。
 刹那间,小黄先生热泪奔涌57。
 近在咫尺的地方58,新加坡河上,欢乐的、不夜的红灯笼,受了惊吓似的,黯淡了一下59。但是很快地,它们定了心,它们夜夜在这河上,什么没有见过呢? 
				歌仔戏60突然嘹亮地唱起来了,穿云破浪61,那当然是唱给旅游者听的。
 
 01 芭蕾舞剧团 bālěiwǔ jùtuán une troupe de ballet et 
				de théâtre (d’opéra) 舞蹈wǔdǎo danse
 02 压抑 yāyì réprimer, contrôler 激动 jīdòng exciter 隐yǐn caché, 
				secret
 03 煽情 shānqíng propre à émouvoir 厌倦 yànjuàn fatiguer, ennuyer
 04 惋惜 wǎnxī regretter
 05 如约 rúyuē comme convenu, comme promis
 06 隔膜 gémó (fossé d’) incompréhension / ne rien connaître de ..
 07 支棱 zhīleng dresser, tendre
 08 (肩)并肩 (jiān)bìngjiān côte à côte
 09 血液沸腾 xuèyèfèiténg bouillant d’enthousiasme
 10 捅伤 tǒngshāng poignarder, blesser d’un coup de couteau
 11翻涌 fānyǒng déferler (vagues) 汩汩gǔgǔ (onomatopée)
 12 茫然地 mángránde l’air perdu
 13 操持 cāochí être en charge, responsable de (生杀大权shēngshā dàquán 
				avoir droit de vie et de mort)
 14 吴清华 Wú Qīnghuá héroïne du « Détachement féminin rouge »
 红旗迎风招展 hóngqí yíngfēng zhāozhǎn le drapeau rouge flotte dans le 
				vent .. (acte II)
 15 羞耻 xiūchǐ avoir un sentiment de honte
 16知青 zhīqīng abréviation pour知识青年 : les jeunes instruits (les 
				jeunes étudiants qui, pendant la Révolution culturelle, furent 
				envoyés travailler à la campagne ou en usine)
 社会青年 shèhuìqīnɡnián les jeunes qui, après avoir quitté l’école, 
				se sont retrouvés sans emploi
 17 虚拟 xūnǐ factice, de fiction 斗笠dǒulì chapeau en bambou
 "万泉河水清又清,我编斗笠送军" : autre scène du « Détachement féminin rouge », 
				la « danse des chapeaux de bambou » ou 《斗笠舞》dǒulìwǔ (acte IV)
 18 姿势 zīshì attitude 造型 zàoxíng modèle
 19 哨声 shàoshēng sifflement (bruit d’un sifflet)
 20 葛华 géhuá prénom : 葛gé puéraire, plante vivace qui ressemble à 
				de la vigne, et donne de très belles fleurs / 华huá splendide – 
				prénom rare, le père devait être un intellectuel, et donc 
				persécuté pendant la Révolution culturelle. Beaucoup se sont 
				alors suicidés.
 21 宣传队 xuānchuánduì équipe de propagande : pendant la Révolution 
				culturelle, le département politique des différents corps de 
				l’Armée de libération avaient des équipes de propagande qui 
				étaient chargées en particulier d’interpréter dans les villages 
				les huit opéras et ballets modèles (样板yàngbǎn).
 22 彩排 cǎipái répéter
 23 粉绸衫 fěn chóushān maquillage et chemise de soie = costume de 
				scène
 打扮成 dǎban chéng être déguisé en
 24 突如其来 tūrúqílái brutal, inattendu
 25居高临下 jūgāolínxià occuper une position dominante
 26 亲昵 qīnnì très intime, familier
 27 狰狞 zhēngníng hideux, repoussant
 28 脑浆 nǎojiāng cervelle
 29 豁出性命 huōchu xìngmìng au péril de sa vie 纵身一跃zòngshēn yíyuè 
				sauter dans le vide
 30 能量 néngliàng énergie (全部的quánbùde totale)
 31 榆叶梅 yúyèméi prunier en fleur 俗气 súqi vulgaire, clinquant
 32 气壮山河 qìzhuàngshānhé qui a la force d’un torrent de montagne / 
				magnifique, sublime
 33 吐/啐唾沫 tǔ/cuì tuòmo cracher (de la salive) 呸 pēi onomatopée : 
				bah ! pouah !
 34 鼓掌 gǔzhǎng applaudir 喊口号hǎnkǒuhào crier des slogans
 35 子弹 zǐdàn balle (de fusil) 射进 shèjìn pénétrer, traverser
 36 毁掉 huǐdiào détruire, ruiner 欢乐流畅huānlè liúchàng joyeux et 
				gracieux
 37 巡演 xúnyǎn faire une tournée (troupe de théâtre)
 38 倍加 bèijiā doublement / bien plus 怜悯liánmǐn ressentir de la 
				pitié
 39 美眉 měiméi jolie fille
 40 底色 dǐsè couleur de fond
 41 强劲 qiángjìng puissant 空调冷气kōngtiáolěngqì climatisation
 42 扑灭 pūmiè éteindre (incendie), exterminer (ennemi) 榕树róngshù 
				banian
 43 受刑就义 shòuxíng jiùyì être torturé et mourir en martyr
 44 革履 gélǚ chaussures de cuir
 衣香鬓影 yīxiāng bìnyǐng (vêtements parfumés/ombres de favoris) 
				titre d’un roman à la mode, roman "romantique" (言情小说) diffusé 
				d’abord sur internet : http://vip.book.sina.com.cn/book/index_50104.html 
				- Jiang Yun se sert de l’expression pour suggérer l’image d’un 
				public « branché », voire légèrement superficiel, celui de ce 
				genre de roman sur internet.
 45 观赏 guānshǎng regarder avec admiration
 46 触碰 chùpèng toucher
 47 激昂 jī'áng exalté, enthousiaste 珍贵zhēnguì précieux, rare
 48 脆弱 cuìruò fragile
 49 谢幕/返场 xièmù/ fǎnchǎng rappel/bis
 50 微醺 wēixūn avoir la tête qui tourne un peu, être légèrement 
				grisé, étourdi
 51 揪开领带 jiūkāi.. lǐngdài desserrer sa cravate
 52步履匆匆 bùlǚ cōngcōng marcher d’un pas rapide, précipité
 53 戛然站住 jiárán zhànzhù s’arrêter soudain
 54 撕心裂肺 sīxīn lièfèi (pleurer) à perdre l’âme 泣血qìxuè des larmes 
				de sang 嚎háo hurler, gémir
 55号啕痛哭 háotáo tòngkū pleurer amèrement en gémissant
 56 监禁 jiānjìn en prison
 57 奔涌 bēnyǒng jaillir, couler à flot
 58 咫尺 zhǐchǐ alentours immédiats
 59 黯淡 àndàn = 暗淡 : sombre
 60 歌仔戏 gēzǎixì opéra Gezai – opéra du sud du Fujian, caractérisé 
				par ses rôles de chou et ses chants pleins d’humour –suggère une 
				ambiance gaie en total contraste avec la scène qui vient d’être 
				décrite.
 61 嘹亮 liáoliàng clair et sonore 穿云破浪 chuānyún pòláng (voix) qui 
				porte, qui résonne
 
 
 《收获》 2007年第05期
 
 
 
				    
				蒋韵《红色娘子军》
 Jiang Yun « Le détachement féminin rouge »
 Traduction
 
 I
 
 Ce jour-là, trois hommes accompagnaient mon mari lors de son 
				excursion sur le fleuve Singapour.
 Trois hommes que ne connais pas, comme je ne connais pas le 
				fleuve Singapour. Ces îles sont un monde en soi, propre, 
				confortable, discipliné et fascinant, aux paysages renommés, que 
				nombre de mes concitoyens sont allés visiter, mais moi, 
				l’endroit le plus méridional où je sois jamais allée est Sanya 
				1.
 
 C’était un soir de la mi-novembre, les lumières sur le fleuve 
				avaient quelque chose de romantique. Chez nous, dans la ville où 
				nous habitions, les premières chutes de neige étaient déjà 
				tombées, et, bien que l’hiver fût doux, tout le monde avait 
				sorti les épais vêtements d’hiver ; mon mari portait donc un 
				anorak lorsqu’il embarqua sur le vol de Singapore Airlines. Il 
				emportait aussi une chemise et une veste assez habillées, car 
				s’il faisait ce voyage, c’était en tant que membre du jury d’un 
				prix littéraire ; il n’avait rien prévu pour affronter la 
				chaleur écrasante qui régnait là-bas, et ce jour-là, donc, sur 
				le pont du bateau qui l’emmenait en excursion, le dos trempé de 
				sueur, il en vint à penser que ce fleuve était trop bruyant, 
				trop encombré, bien que coulant se jeter dans l’immensité de 
				l’océan.
 
 Auparavant, il était déjà allé dans tous les endroits à visiter, 
				tous ces lieux où les touristes se font un devoir d’aller, l’île 
				de Sentosa par exemple. Mais, à cause de la chaleur étouffante, 
				il ne les avait guère appréciés. A Sentosa, il s’était retrouvé 
				par hasard avec un groupe de touristes de Taiwan, une foule de 
				jeunes à l’allure d’étudiants, très à la mode, qui, devant lui, 
				prenaient des poses pour être pris en photo, l’un après l’autre, 
				affichant tous, sans exception, l’attitude typique des jeunes 
				bobos des magazines illustrés. Ces gestes, ces expressions, ces 
				visages rieurs, c’était sous cette apparence que, jour après 
				jour, d’année en année, apparaissait Sentosa, et peut-être même 
				Singapour dans son ensemble, comme sous un immense masque 
				faussement rayonnant de joie. Le cœur, les sentiments de cette 
				ville, de ce bout de terre, quels sont-ils vraiment ? C’est ce 
				que mon mari ne pouvait s’empêcher de se demander.
 
 L’excursion sur le fleuve était la dernière journée du programme 
				des organisateurs, c’était aussi la dernière soirée du voyage à 
				Singapour, […] le fleuve était tout entier décoré de lanternes 
				rouges, à la chinoise. Les moteurs faisaient un bruit 
				assourdissant, diffusant sur chaque bateau la même note d’ardeur 
				et de gaieté. Ces bateaux de croisière n’étaient autres que les 
				petits bateaux de bois qui servaient autrefois au transport des 
				marchandises, et qui, aujourd’hui, ornés de lanternes rouges, 
				étaient reconvertis dans le tourisme. Il va sans dire que mon 
				mari et ses collègues se retrouvèrent encore une fois au milieu 
				d’une foule de touristes, toujours des jeunes, mais venant cette 
				fois du Japon, parlant dans leur langue, très fort, et se 
				faisant photographier dans la pose bien connue, les doigts en 
				"V". Dans ce brouhaha et le ronflement des moteurs, mon mari 
				avait l’impression que les eaux visqueuses du fleuve allaient 
				submerger les cales du bateau.
 [...]
 
 Des trois hommes qui l’accompagnaient, deux avaient pour 
				patronyme Huang et nous les appellerons ici, pour les 
				différencier, Huang senior et Huang junior ; ils étaient tous 
				les deux plus âgés que mon mari, l’un était professeur, l’autre 
				employé dans une entreprise. Ils avaient bien sûr une 
				caractéristique commune : ils étaient écrivains, des écrivains 
				qui écrivaient en langue chinoise. Le troisième homme, lui, 
				était poète ; il avait un patronyme typique de la Chine du Nord, 
				Luo, et avait aussi la haute taille et les favoris frisés 
				caractéristiques de cette région. Tout au long de ces quelques 
				journées, ils accompagnèrent constamment mon mari, que ce soit 
				aux réunions ou aux excursions, lui servant à la fois de 
				chauffeurs et de guides. Tout aurait donc pu finir ainsi, de la 
				manière la plus amicale et courtoise qui soit, sans laisser de 
				souvenir marquant, si l’un d’entre eux, peut-être bien le poète 
				aux favoris frisés, mais ce n’est pas sûr, n’avait soudain 
				proposé, une fois descendu du bateau, d’aller prendre une bière. 
				Mon mari avait sué sang et eau, sur ce bateau, comme je l’ai 
				déjà dit, il se sentait poisseux et mal à l’aise, il accueillit 
				donc avec joie la proposition.
 
 Ils se rendirent alors dans un marché aux fruits de mer assez 
				éloigné.
 C’était encore un endroit bruyant, mais les gens qui y étaient 
				attablés n’étaient pas seulement des touristes d’humeur festive, 
				il y avait là une atmosphère locale, une vie et une saveur de 
				terroir. Non loin de leur table, une famille était en train de 
				fêter l’anniversaire d’un tout jeune enfant, et les bougies du 
				gâteau d’anniversaire éclairaient de reflets dorés le visage de 
				l’enfant. La bière était excellente, c’est celle que préfère mon 
				mari, la Tsingtao ; il sentait en plein visage le souffle 
				naturel et bienfaisant du vent du fleuve, ou peut-être était-ce 
				celui de la mer. Ils se sentirent tous brusquement très détendus. 
				Vue de loin, ainsi, chaque lanterne sur le fleuve avait quelque 
				chose de poétique, tendre et chaleureux.
 Ils se mirent alors, de but en blanc, à parler de littérature.
 
 Mon mari ne s’attendait pas à les voir développer des analyses 
				aussi approfondies de la littérature contemporaine, du roman, de 
				la poésie, et des écrivains chinois - approfondies et sérieuses 
				car ils ne se contentaient pas de formuler des opinions. Ils 
				connaissaient pratiquement toutes les œuvres récentes, et les 
				avaient lues, y compris bien sûr celles de mon mari. Il lui vint 
				à l’esprit le terme de « disciple », ils en avaient, à ses yeux, 
				le caractère passionné et enthousiaste, lui donnant un instant 
				le sentiment intime que le monde est romanesque. Il en fut 
				profondément ému. Ils évoquèrent aussi la solitude dans laquelle 
				ils écrivaient, une solitude terrible, car ils ne savaient pas 
				si ce qu’ils écrivaient serait lu par quelques rares lecteurs, 
				peut-être même que personne ne le lirait. Mais ils continuaient 
				quand même à écrire, à témoigner, dans une langue chinoise 
				pleine de cicatrices. Ce n’était pas seulement de l’amour, 
				c’était pratiquement leur raison d’être.
 
 Sous l’effet de la bière et de la discussion, mon mari 
				s’empourpra et s’échauffa.
 
 Alors, de manière impromptue, il entendit l’un d’eux mentionner 
				un mot, le nom d’un endroit, ce fut peut-être l’un des Huang, ou 
				le poète aux favoris frisés, qui le prononça le premier, on ne 
				saura jamais, mais, ce mot une fois prononcé, ils restèrent 
				quelques minutes silencieux. C’était un nom que mon mari n’avait 
				jamais entendu, qui lui était totalement inconnu, ou qu’il 
				n’avait jamais retenu. En réalité, comme il l’apprit vite par la 
				suite, ce n’était pas le nom d’un endroit ordinaire – c’était 
				quelque chose comme Belle île : l’Ile verte.
 
 II
 
 Au début des années 1980, quand Teresa Tang était à la mode en 
				Chine continentale , c’est sa « Sérénade de l’Ile verte » qui 
				fut la première chanson taiwanaise en vogue que j’ai apprise. A 
				cette époque-là, je ne savais pas ce dont il était question, je 
				pensais que « l’Ile verte » était une île extrêmement romantique, 
				pour amoureux sentimentaux. Je chantais donc la sérénade avec 
				beaucoup de douceur et d’émotion, jusqu’à ce que, un jour, un 
				ami me demande : « Tu sais ce qu’est l’Ile verte ? C’est un camp 
				de prisonniers ! »
 Ce fut comme si ces paroles m’avaient brutalement tiré d’un rêve. 
				Elles me causèrent un effroi indicible, et dès lors, pendant des 
				années, je n’ai jamais plus chanté cette mélodie tellement elle 
				me faisait peur.
 
 Ce soir-là, mon mari réalisa que les trois personnes qui étaient 
				à ses côtés, les deux Huang et Luo, le poète aux favoris frisés, 
				étaient de ceux, à Singapour, qui étaient revenus de « là-bas ».
 
 A la surface de la bière flottait une mousse couleur de neige, 
				et mon mari se sentait glacé, comme si la même neige lui était 
				tombée sur le cœur. Ainsi, dans ces îles paisibles où il faisait 
				bon vivre, dans ces paysages idylliques, là aussi des jeunes 
				avaient subi un sort cruel et sanglant. C’est vrai, ces trois 
				hommes, les deux Huang aussi bien que Luo, avaient été des 
				jeunes pleins d’enthousiasme, vibrant d’idéaux révolutionnaires 
				de gauche. C’était bien sûr pendant la période de grands 
				bouleversements des années 1950 et 1960 ; la révolution, alors, 
				semblait être le destin normal de toute une jeunesse ardente, 
				éprise de liberté et opposée à l’injustice. Pour eux, cependant, 
				là-bas, la « révolution » prit une autre signification : à ce 
				moment-là, la langue chinoise fut prohibée, mais eux ont 
				cependant résolument continué à l’utiliser pour écrire, 
				s’exprimer, ils ont alors ensemble, eux et la langue chinoise, 
				connu des heures noires.
 
 « J’ai fait huit ans de prison » dit Huang junior à mon mari.
 Huang senior, lui, en avait fait six ; quant à Luo, il fut le 
				mieux loti, il en fit seulement cinq.
 
 Les bateaux de touristes et leurs lanternes rouges éclairaient 
				la nuit sur le fleuve Singapour ; non loin de là, en revanche, 
				l’océan était noir. La ligne du bord de mer scintillait des feux 
				de l’éclairage urbain, la lumière du monde humain ; au loin, 
				cependant, il était impossible de percer les profondeurs 
				insondables de l’obscurité de l’océan. Sur cet îlot rocheux 
				lumineux, aussi minuscule qu’un grain de moutarde, les gens qui 
				se rencontrent par hasard sont portés à la confidence. Les 
				esprits étant en outre déliés par l’alcool, l’histoire du « 
				Détachement féminin rouge » vint ainsi naturellement sur le 
				tapis ; ce fut l’employé Huang junior, celui qui avait fait huit 
				ans de prison, qui la raconta.
 
 C’est l’histoire d’un camarade d’université, un leader étudiant, 
				commença-t-il. Quel genre de personne était-ce ? Dans « Le 
				Détachement féminin rouge », il y a un épisode qui s’appelle « 
				Changqing montre la voie » ; or, expliqua Huang junior, cet 
				étudiant était exactement du genre de ce Hong Changqing : un 
				meneur d’hommes. Huang junior, lui, était un villageois, et 
				avait été reçu à l’université de la ville ; le premier jour, 
				quand il arriva sur le campus pour se faire enregistrer, il 
				demanda son chemin ; la personne à laquelle il s’adressa lui 
				prit des mains sa valise en rotin et l’accompagna, sous un 
				soleil de plomb, jusqu’à l’endroit où il devait se rendre. En 
				chemin, ils se mirent à bavarder ; le jeune Huang dit que cet 
				endroit était vraiment très grand, et l’autre lui répondit : « 
				Eh oui, vaste est la capitale, difficile est d’y vivre ».
 
 C’était l’étudiant en question. Il était né pour être un leader 
				; bien qu’étudiant en économie, il s’intéressait plus à la 
				poésie ; il remplissait des fonctions importantes dans les 
				organisations étudiantes, et, en outre, était rédacteur en chef 
				d’une revue universitaire appelée « L’aurore ». Ce nom à lui 
				seul indiquait que ce devait être une publication de tendance 
				radicale. Il invita Huang junior à rédiger des articles – et dès 
				lors, ce jeune fils de pêcheur se trouva lancé dans une aventure 
				exaltante, mais accidentée et périlleuse.
 
 Cet étudiant était très beau, avec un visage malais typique, aux 
				contours très nets, et de grands yeux profonds illuminés, 
				effectivement, d’une brillante clarté comme celle annonçant 
				l’aurore de son journal. Dès qu’il riait, on était aveuglé par 
				l’éclat de ses dents. Il était du genre à être aimé des femmes, 
				et, à l’université, il y avait quelques jeunes étudiantes qui 
				avaient un faible pour lui. Bon nombre, dit-on, participaient 
				aux réunions, défilés et autres manifestations des extrémistes 
				dans l’intention, avant tout, de le suivre. « L’amour » leur 
				faisait, dans l’histoire, avaler bien des couleuvres. Puis il 
				tomba amoureux : il s’éprit d’une jeune étudiante de première 
				année, aussi délicate qu’un bouton de fleur, ce fut un véritable 
				coup de foudre ; il tomba sous le charme au premier coup d’œil, 
				et ce fut pour la vie.
 
 La jeune fille avait un prénom caractéristique des jolies filles 
				issues de familles pauvres : elle s’appelait Meiyu , Tang Meiyu.
 
 Tang Meiyu était quelqu’un de calme, timide et gentil, 
				totalement ignorante des grands problèmes politiques et des 
				grandes questions mondiales, et n’ayant aucune idée de ce que 
				pouvait être cette révolution que le leader étudiant appelait de 
				ses vœux. Et lui, le leader tout-puissant débordant 
				d’enthousiasme se calmait, s’adoucissait avec elle. Il semblait 
				découvrir grâce à elle tant de choses qu’il avait ignorées 
				jusqu’ici, comme la beauté de la course des nuages, comme le 
				scintillement des gouttes de rosée, ou l’infinie diversité des 
				fleurs. Auparavant, il considérait que les fleurs étaient un 
				concept général, superbe spectacle, certes, mais très vague en 
				même temps ; maintenant, en revanche, elles lui semblaient 
				posséder une vie individuelle comme les hommes, prêtes à 
				s’animer au moindre instant. [...] C’était un autre monde, un 
				monde auquel il n’avait pas eu le loisir de prêter attention 
				jusqu’ici, insignifiant, infinitésimal, et pourtant, par 
				ailleurs, d’une immensité sereine et profonde.
 
 Et, dans ce monde, il y avait aussi des personnages importants : 
				les fantômes. Le leader étudiant n’aurait jamais cru qu’il pût y 
				avoir autant d’esprits de ce genre autour de lui. Dans le sous-sol 
				de la bibliothèque, au laboratoire, dans les résidences des 
				étudiants. Tous ces fantômes, à ce qu’on disait, n’avaient rien 
				d’effrayant, ce n’étaient que des morts passés dans un autre 
				monde, mais qui ne se résolvaient pas à quitter celui-ci, rien 
				de plus. Toutes sortes d’histoire de fantômes circulaient sur le 
				campus de l’université, tradition transmise de génération en 
				génération, et toujours aussi vivante. Il y avait une histoire, 
				par exemple, qui était bien sûr une histoire d’amoureux, deux 
				amoureux de cette époque de répression des désirs . Les 
				étudiants vivaient dans la résidence universitaire, les garçons 
				dans les étages supérieurs, les filles en dessous, avec des 
				règles très strictes qui ne leur rendaient pas les contacts 
				faciles. Alors, tous les soirs, la nuit venue, une étudiante 
				passionnément amoureuse faisait cuire une petite gâterie pour 
				son amour, un bol de gruau de haricots rouges , ou de boulettes 
				de riz glutineux au vin doux. Tous les soirs, au moment convenu, 
				l’étudiant faisait descendre de sa fenêtre un petit panier de 
				bambou attaché par une corde, l’étudiante y plaçait le bol de 
				gruau bien chaud qu’il suffisait alors à l’étudiant de remonter 
				pour le déguster. Tous les soirs, ils se témoignaient ainsi la 
				peine qu’ils ressentaient d’être ainsi séparés. Or, un jour, 
				brusquement, pour une affaire urgente, l’étudiant obtint 
				l’autorisation d’aller voir celle qu’il aimait ; il arriva tout 
				excité, mais ses camarades de chambre, sidérées, lui dirent : « 
				Mais elle n’est plus là, cela fait plus d’un mois qu’elle est 
				morte ! » L’étudiant fut encore plus sidéré : « Comment cela ? 
				Hier soir encore j’ai mangé le gruau qu’elle m’avait préparé ! » 
				C’est ainsi que l’étudiante s’était faite fantôme pour revenir, 
				soir après soir, apporter un bol de friandise à celui qu’elle 
				aimait….
 
 Ce genre d’histoires de fantômes, aussi naïves, faisaient 
				d’ordinaire se tordre de rire le leader étudiant. Tang Meiyu 
				poussait alors un soupir et lui disait :
 « Comment peux-tu avoir aussi peu de révérence pour la nuit 
				noire ? »
 Elle révérait le noir, parce que c’est l’inconnu, comme elle 
				révérait toutes les forces inconnues. Ils se promenaient 
				lentement, main dans la main, au bord de la mer, observant la 
				nuit noire engloutir totalement, inexorablement, l’immensité de 
				la mer. Les lumières sur la rive, les lumières de milliers de 
				foyers dans la ville, aux confins de l’obscurité comme au bord 
				d’un gouffre, semblaient un geste de défi à l’obscurité, mais un 
				geste si ténu. Elle se serrait contre son compagnon, et lui 
				disait d’une voix que le vent semblait faire trembler :
 « Comment peux-tu avoir aussi peu de révérence pour la nuit 
				noire ? »
 
 III
 
 Il fut arrêté, après un grand meeting de protestation contre un 
				quelconque projet de loi, c’était par une nuit obscure, la 
				police militaire encercla le campus, et emmena le leader 
				étudiant et Huang junior ; quand il fut arrêté, le leader 
				souffla aux gens à côté de lui : « Allez voir Meiyu, dites-lui 
				qu’elle m’oublie. »
 
 Dans la panique et la confusion générales, il est possible que 
				ceux-ci aient oublié de transmettre ces paroles vitales à la 
				charmante enfant, ou peut-être les lui ont-ils transmises, mais 
				en vain ; Tang Meiyu se mit dès lors à attendre et à chercher le 
				leader étudiant. Lorsqu’elle rencontrait quelqu’un, elle lui 
				demandait : « Dites-moi, vous savez où il est ? » Les gens 
				constataient que, sous le choc de la frayeur et de la surprise, 
				cette belle et humble enfant, aussi fraîche qu’une fleur de 
				serre, s’était flétrie et n’avait plus toute sa raison. Elle se 
				mit à errer partout, sur le campus, dans les rues, au bord de la 
				mer et sur les quais, prit le bateau jusqu’à Sentosa… , 
				revisitant tous les endroits où ils étaient allés ensemble, le 
				cherchant partout, et partout demandant si l’on n’avait pas 
				retrouvé ses traces. Tous les jours, en fin de journée, elle 
				allait faire la queue au « Lanji » pour lui acheter son gâteau 
				au taro préféré ; un jour qu’il en mangeait un, il lui avait dit 
				en plaisantant : « Si, un jour, nous nous trouvons séparés, 
				n’oublie pas, je suspendrai à ma fenêtre un panier de bambou, ce 
				sera mon signal : quand tu verras le panier, mets-y un gâteau de 
				taro, alors je saurai que tu es là. »
 
 « Pas forcément, ce sera peut-être un fantôme, un fantôme venu 
				apporter le gâteau. »
 Il rit en enlaçant ses épaules si frêles qu’elles n’auraient pas 
				résisté au moindre coup, et lui dit : « Le fantôme sera ton 
				fantôme, le fantôme le plus adorable du monde entier, vraiment 
				pas de quoi avoir peur ! »
 
 Alors maintenant, son gâteau de taro à la main, elle cherchait 
				dans toute la ville, dans tous les coins, un panier de bambou 
				suspendu à une fenêtre, elle se tordait le cou à regarder en 
				l’air, trébuchant à chaque pas, imaginant en songe que se 
				produisait un miracle. Mais où était donc le miracle ? Dans 
				l’immensité de la foule, il y avait des millions de fenêtres, 
				splendides et grossières, brillantes et obscures, mais aucune 
				n’était la sienne, aucune ne montrait l’indice recherché : le 
				panier de bambou. Il ne lui resta qu’à jeter le gâteau de taro 
				dans l’immensité obscure de la mer — l’immense panier de dieu, 
				s’écriant avec révérence et une confiance absolue :
 « Mer, tu es mon seul recours, il n’y a que toi qui puisses lui 
				porter ce gâteau, je te le confie … »
 
 Finalement, un jour, alors qu’elle attendait de ses nouvelles, 
				arriva une lettre, une lettre de lui, très courte, juste 
				quelques caractères, tracés avec du sang sur un morceau de 
				chemise déchirée ; il avait écrit avec son sang :
 « Meiyu, ma bonne enfant, oublie moi, bonne chance ! »
 Elle alla montrer cette lettre écrite avec du sang à tous les 
				gens qu’elle connaissait en leur disant : « Regardez cette 
				lettre, qu’est-ce que cela signifie ? C’est vraiment bizarre ! » 
				Glissant la lettre sur sa poitrine, elle alla jusqu’au quai, 
				prit un bateau, un ferry, et, à mi-chemin, se précipita dans la 
				mer — se jetant dans le « panier ». Certains affirment l’avoir 
				entendue, dans sa folie, prononcer ces dernières paroles :
 « Mer, tu peux me conduire jusqu’à lui, je me confie à toi… »
 
 Ce n’est que bien plus tard que le leader étudiant apprit cette 
				triste fin. Il lui fallut attendre onze ans, attendre plus de 
				quatre mille jours et quatre mille nuits, pour l’apprendre par 
				hasard. Sur cette « Ile verte » au sein de ces îles, pendant 
				plus de quatre mille soirées, vague après vague d’un noir 
				d’encre, la mer avait patiemment passé sa jeunesse, son 
				existence dans son crible. Il pensait à ses paroles : « « 
				Comment peux-tu avoir aussi peu de révérence pour la nuit noire 
				? » Tout au long des jours, les cris des mouettes le plongeaient 
				dans des rêveries « libres » ; fermant les yeux, il se 
				l’imaginait avec un soin extrême, sous le ciel bleu, se mariant, 
				donnant naissance à une petite fille, puis à un petit garçon, sa 
				silhouette s’arrondissant, devenant plus pleine. C’étaient des 
				images douloureuses, mais empreintes d’un certain sentiment de 
				noble héroïsme, de noble sacrifice. Onze ans plus tard, quand il 
				sortit de prison après avoir purgé sa peine, il n’avait pas 
				quarante ans mais avait déjà des tempes grisonnantes ; cependant, 
				lorsque, finalement, il apprit d’un ami la fin de Tang Meiyu, 
				ses cheveux blanchirent en une nuit, comme ceux de Wu Zixu à la 
				passe de Wenzhao .
 
 Mais la vie suivit son cours.
 La langue chinoise n’était plus interdite. Elle était même 
				devenue une discipline universitaire obligatoire, il n’était 
				plus nécessaire que l’on aille s’offrir en sacrifice pour elle. 
				Elle devint une matière d’une difficulté superbe, qui paniquait 
				les jeunes étudiants et leur donnait des migraines. Qui donc 
				aurait ressenti le besoin de se rappeler qu’hier encore elle 
				était persécutée ?
 
 La vie suivait son cours.
 Il n’y avait pratiquement plus rien de grave. […]
 
 Des années s’écoulèrent, il se maria, fonda une famille, trouva 
				un travail, au bas de l’échelle il est vrai, mais qui lui 
				permettait de nourrir sa famille, et se retrouva menant une 
				existence ordinaire, scandée par les heures du bureau. Dans un 
				monde où la mode est de chercher à paraître toujours jeune en se 
				faisant teindre les cheveux, il apparaissait comme un vieil 
				homme distrait, un pauvre hère au bout du rouleau. De ses 
				anciens camarades de l’université, la grande majorité n’était 
				plus en contact avec lui, à quelques rares exceptions près, par 
				exemple, quelques-uns de ceux revenus de « là-bas », comme Huang 
				junior. Il fumait énormément, en dépit des colères de sa femme. 
				Il aimait aussi boire, de l’alcool de sorgho de Kinmen ; il ne 
				pouvait passer une soirée sans boire de cet alcool blanc, mais 
				on ne le voyait jamais s’enivrer à mort, et encore moins perdre 
				le contrôle de lui-même sous l’effet de la boisson. L’alcool 
				n’était pour lui qu’une drogue, ni plus ni moins, une sorte de 
				somnifère. Les jours de repos, il allait pêcher à la ligne au 
				bord du fleuve, se remémorant avec nostalgie combien ses eaux 
				étaient claires autrefois. C’était pratiquement son seul passe-temps, 
				il aimait ce sentiment de paix, de contemplation, de 
				distanciation vis-à-vis de l’existence, mais il n’était pas très 
				sûr qu’il y eût vraiment des poissons dans le fleuve, il en 
				attrapait rarement. Tous les promeneurs qui passaient à côté de 
				lui, sans exception, pensaient en le voyant que c’était là un 
				vieil homme au soir de sa vie, une âme en peine retirée du 
				monde.
 
 Il ne mangeait même plus de gâteau au taro.
 Quelques rares fois, quelques très rares fois, sans doute parce 
				qu’il avait bu plus que d’habitude, il lui arriva de faire, 
				comme en rêve, une chose absurde, comme en font les ivrognes : 
				il suspendit à la fenêtre de sa chambre un ustensile en acier 
				inoxydable, une cocotte. Il l’attacha par une corde de nylon 
				passée entre les deux anses, et la laissa pendre, à l’extérieur 
				de la fenêtre ; dans son esprit c’était vraisemblablement un 
				panier de bambou, un panier de bambou chargé de communiquer avec 
				l’au-delà. Suspendue ainsi, dans le vide, la cocotte de métal, à 
				chaque saute de vent, heurtait le mur en émettant un son grave 
				qui se répercutait dans la nuit, cette nuit où il y avait tant 
				de cicatrices, tant d’effroi mais aussi tant d’innocence. 
				Maintenant, sombrant dans le royaume des songes, il révérait la 
				nuit noire, mais c’était toujours une nuit noire sans fantôme….
 
 IV
 
 Et puis arriva un jour une troupe de théâtre et de danse.
 Huang junior lui téléphona pour l’en informer, mais il l’avait 
				déjà appris, comment les médias auraient-ils pu laisser passer 
				un tel événement du monde du spectacle ? La troupe avait choisi 
				deux ballets du répertoire de danse chinois : l’un était un 
				ballet classique, l’autre … « Le Détachement féminin rouge » ; 
				Huang junior, au téléphone, réprimait une légère excitation, « 
				j’ai deux billets très bien placés, alors ? Tu viens ? »
 
 Il n’avait guère envie d’y aller, toutes les choses faites pour 
				susciter l’émotion l’ennuyaient. Mais Huang junior était 
				tellement désolé et déçu qu’il eut une autre idée : « Vas-y 
				plutôt avec quelqu’un d’autre —— » lui dit-il. A l’autre bout du 
				fil, Huang junior se tut un instant, puis répondit : « Si tu n’y 
				vas pas, je n’irai pas non plus, je ne vois pas avec qui d’autre 
				je pourrais y aller. »
 
 Il accepta donc, et, comme convenu, passa chercher Huang junior 
				chez lui ; il était habillé d’un T-shirt sans col et à manches 
				courtes, à la grande surprise de Huang junior qui avait oublié 
				de lui signaler qu’il fallait une tenue habillée pour aller dans 
				ce genre d’endroit, ayant aussi oublié que le leader étudiant 
				n’était pas coutumier de « ce genre d’endroit ». Alors sa femme 
				alla précipitamment chercher une chemise et un costume de son 
				mari pour qu’il se change. Mais il était plus grand, le costume 
				ne lui allait pas très bien, alors, tendant les bras, il dit en 
				riant : « Un jour, c’est toi qui m’as emprunté des vêtements, tu 
				te souviens ? »
 
 Cela faisait des années qu’ils évitaient d’évoquer le passé, 
				c’était tabou. Il faut croire que, ce jour-là, le leader 
				étudiant était très gai. Le théâtre n’était pas très loin de la 
				maison de Huang junior, ils partirent côte à côte dans la rue, 
				comme dans le temps : très longtemps auparavant, ils partaient 
				ainsi côte à côte, bouillonnants d’enthousiasme, participer à 
				des réunions. Le soleil était en train de se coucher, l’océan 
				semblait de feu, on aurait dit que quelqu’un l’avait poignardé 
				et qu’il déversait en gargouillant des flots de sang. Dans le 
				costume prêté qui ne lui allait pas, le leader étudiant allait 
				en riant, l’air perdu, à ce rendez-vous avec le ballet rouge.
 
 « Le Détachement féminin rouge » est aussi lié dans ma mémoire à 
				des souvenirs que je ne peux effacer. De nombreuses fois, dans 
				le passé, debout devant une foule de responsables inconnus, 
				tout-puissants, j’ai dû répéter encore et encore cette phrase :
 « A la vue du drapeau rouge flottant au vent, Wu Qinghua se 
				précipite en avant, terriblement émue … le drapeau rouge, ah le 
				drapeau rouge, …… »
 Ma voix était tendue, tremblante, affectée. Devant un tel 
				parterre de gens, je n’arrivais pas à réprimer un sentiment de 
				honte désespéré. Face à eux, face à la perspective d’avoir un 
				travail de bas étage à la fois occasion de rester en ville et 
				occasion de survie, je savais que j’allais inévitablement 
				échouer, mais j’ai pourtant lutté, en un combat chaque fois un 
				peu plus désespéré, qui me laissait chaque fois un peu plus 
				blessée, c’était terrible. A cette époque-là, nous étions des 
				millions à être désignés du même terme : les « jeunes urbains », 
				ou encore les « jeunes instruits ».
 
 Je levais les deux mains vers le haut de ma tête en imaginant un 
				chapeau de bambou virtuel, « l’eau de la rivière Wan Quan est 
				claire, si claire, je tresse un chapeau de bambou pour l’offrir 
				à l’armée…. » Cette attitude, ce modèle, c’est pratiquement 
				l’image de toute ma jeunesse.
 
 A cet instant, je peux encore entendre un cri perçant, le cri 
				perçant d’une petite fille, semblable au son d’un sifflet 
				métallique, ou au cri d’un oiseau que je ne connais pas : « 
				Gehua, ton père s’est jeté par la fenêtre ! » Je me souviens 
				très bien que, ce jour-là, notre équipe de propagande était en 
				train de répéter au troisième étage, nous étions en chemisier de 
				soie rose, et j’interprétais une jeune fille de l’île de Hainan 
				, pourtant, je n’avais pas de chapeau de bambou, je ne sais pas 
				pourquoi. Ce cri brutal nous fit nous ruer aux fenêtres, d’où 
				nous avions une vue plongeante sur la scène ; on pouvait voir 
				cet homme dans la cour en face, le corps étalé, bras et jambes 
				écartés, le visage familièrement collé contre le sol. Il n’avait 
				rien d’effrayant, et, du moins au premier coup d’œil, rien de 
				repoussant. Le sang et la cervelle, toute blanche, n’avaient 
				taché qu’un tout petit bout de la cour : un homme peut sauter 
				dans le vide au péril de sa vie, toute son énergie, tout l’amour 
				et toute la haine qu’il a pu accumuler en lui n’arriveront à 
				maculer que cette minuscule surface. Le ciel était toujours 
				aussi bleu, les arbres étaient toujours aussi verts, les 
				pruniers en fleurs toujours aussi éclatants de vulgarité, les 
				hommes toujours aussi bruyants —— assemblés en un cercle bruyant 
				autour de cet homme qui n’était plus vivant. Alors, j’ai vu la 
				petite fille : s’ouvrant un passage au milieu des gens, elle 
				s’est précipitée, comme hébétée, a hésité un instant, un très 
				bref instant, puis brusquement, avec une brutalité inouïe, elle 
				fit un « pouah… » et cracha sur le mort dans sa flaque de sang.
 
 Il y a des gens dans la foule qui ont applaudi, d’autres ont 
				crié des slogans.
 Je n’oublierai jamais le nom de cette petite fille : Gehua . Ce 
				cri perçant, « Gehua, ton père s’est jeté par la fenêtre ! », ou 
				plutôt ce crachat en direction du père dans sa flaque de sang, 
				c’est comme une balle qui a transpercé mon existence, qui a 
				transpercé mon être encore si fragile. La « danse des chapeaux 
				de bambou » en a été marquée à jamais, j’ai eu beau m’appliquer, 
				jamais plus je n’ai pu y mettre ni grâce ni gaieté.
 
 Des années plus tard, une troupe d’opéra est passée dans notre 
				ville au cours d’une tournée, et ils ont justement donné cet 
				extrait du « Détachement féminin rouge » ; en entendant ce chant 
				repris en chœur « l’eau de la rivière Wan Quan est claire, si 
				claire, je tresse un chapeau de bambou pour l’offrir à l’armée… 
				», j’ai senti un instant mon regard se brouiller, je la 
				retrouvais à l’improviste sur mon chemin, cette Gehua inconnue, 
				sanglante, cette enfant qui m’avait tant fait de mal et qui 
				pourtant me faisait d’autant plus pitié. Seulement, le 
				Détachement féminin rouge que j’avais devant les yeux, sur 
				scène, cette foule de femmes, de combattantes, c’étaient toutes, 
				sans exception, de jolies et frêles jeunes femmes, elles 
				n’avaient rien à voir avec le Détachement féminin rouge des 
				années 1930, ni avec celui des années 1950 et 1960, elles 
				n’avaient rien à voir avec celui de Gehua ni avec le mien. Quels 
				que fussent leur jeu, leur maquillage, leurs costumes, elles 
				n’en restaient pas moins une troupe de charmantes et frêles 
				beautés, et les treillis militaires gris, sur elles, donnaient 
				une impression toute autre, le sentiment de quelque chose à la 
				mode.
 
 Ce soir-là, je pense, le spectacle qu’ont vu le leader étudiant 
				et Huang junior, c’est très certainement ce genre de « 
				Détachement féminin », un détachement de charme et de luxe. Mais 
				la couleur de fond était toujours le rouge, couleur de sang 
				frais, couleur d’abnégation et de sacrifice. Le tragique chant 
				international tombait des nues et, dans le théâtre superbe, même 
				la puissante climatisation ne parvenait pas à étouffer la 
				passion ardente de Hong Changqing, torturé et mort en martyr. 
				Tous ces hommes et femmes en costumes et chaussures de luxe, 
				huppés et branchés, qui avaient payé une fortune pour être là, 
				admiraient béatement ce spectacle qui ne pouvait toucher le 
				leader étudiant ni Huang junior —— ils avaient l’enthousiasme de 
				la jeunesse, précieux, certes, mais aussi terriblement fragile.
 
 A la fin du spectacle, beaucoup jetèrent des fleurs sur la 
				scène, il y eut des applaudissements déchaînés, des rappels et 
				des bis sans fin, le parfum des fleurs montait à la tête. Quand 
				ils sortirent du théâtre, ils furent soudain emportés par une 
				vague fervente. Huang junior ouvrit la veste de son costume et 
				desserra la cravate qui lui étouffait le cou, mais son compagnon, 
				lui, ne semblait pas avoir chaud. Il marchait si vite, à si 
				grands pas, ses cheveux d’un blanc de neige voletant comme deux 
				ailes d’oiseaux portées par la brise tiède, que Huang junior 
				avait du mal à le suivre. Huang l’appela pour lui dire : « 
				Allons prendre une bière ! » Ils étaient alors arrivés près d’un 
				poteau d’éclairage, dans la rue ; Huang le vit s’arrêter 
				brusquement, se laisser glisser, lentement, contre le poteau, 
				jusqu’à ce qu’il fût accroupi, et il l’entendit alors éclater en 
				un long sanglot à fendre l’âme.
 
 Il resta ainsi, accroupi par terre, à pleurer amèrement.
 Entre le moment où il avait été emprisonné, et celui où il était 
				sorti de prison, il s’était écoulé onze ans, plus de quatre 
				mille nuits noires englouties par les vagues de la mer, pour 
				finir, au bout du compte, par apprendre la nouvelle de la mort 
				de Tang Meiyu, disparue dans les flots comme une fleur jetée à 
				la mer ; il n’avait pas versé une larme, et tout le monde pensa 
				alors qu’il était devenu insensible.
 
 Huang junior sentit des larmes chaudes lui inonder soudain le 
				visage.
 Non loin de là, sur le fleuve, éclairant gaiement la nuit, les 
				lanternes rouges, comme effrayées, s’assombrirent un peu. Mais 
				elles se reprirent bien vite ; que n’avaient-elles vu, sur ce 
				fleuve, toutes ces nuits ? Un chant d’un opéra Gezai s’éleva 
				soudain, clair et sonore ; c’était bien sûr quelqu’un qui 
				chantait pour les touristes.
 
 
 
 
 
 
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