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Li Juan « La route qui mène à la source du désert » 

李娟《通往滴水泉的路

(extraits)

par Brigitte Duzan, 25 mars 2015

 

Cette courte nouvelle est la sixième du recueil « Mon Altaï » (《我的阿勒泰》), publié en juillet 2010. C’est l’une des plus connues de Li Juan (李娟), l’une des plus représentatives, aussi, de son style. Elle y conte l’histoire d’une minuscule source dans le désert au nord du Xinjiang, une source qui s’écoule tout doucement, goutte à goutte [1], en formant autour d’elle une oasis fraîche et verdoyante, mais si petite, si difficile à trouver, qu’elle est restée longtemps inconnue, même des bergers qui en avaient fait une légende.

 

Li Juan mêle à son récit des bribes d’histoire, qui sont la toile de fond de la légende, mais l’histoire, finalement, dans ce bout de désert, n’est qu’un tissu d’autres légendes.

 

Figure légendaire, en premier lieu, cet Osman (乌斯曼) dont il est question dès les lignes introductives : il s’agit

 

Mon Altaï

d’Osman Batyr (ou Batur), héros de la résistance kazakhe, né en 1899 dans la préfecture d’Altaï ; à la tête de ses partisans, il a participé aux côtés des Mongols à la Révolte de l’Ili soutenue par les Soviétiques contre le Guomingdang en 1944 (伊宁事变), puis il a tourné casaque, s’est rangé aux côtés du Guomingdang pour lutter contre les Mongols et l’Union soviétique en 1946-48. Il a ensuite mené la résistance kazakhe contre les Communistes, a été capturé, condamné à mort et décapité à Urumqi le 29 avril 1951. Ses partisans se sont ensuite réfugiés en Turquie.  

 

Osman Batur

 

Il est ici qualifié de tǔfěi (土匪), bandit, hors-la-loi. C’est la version originale du texte. Ce passage est à lire comme une sorte d’hommage à un personnage qui rappelle les hors-la-loi du grand classique « Au bord de l’eau », le shuihuzhuan (《水浒传》). Mais il a suscité l’ire des kazakhs, et a été supprimé dans les versions publiées ultérieurement.

 

Ces premières lignes annoncent le style du texte qui suit : un texte poétique, empreint du sentiment nostalgique du temps qui passe et du regret de voir le « progrès » effacer des modes de vie qui tenaient leur sens de leur proximité et de leur respect de la nature. En même temps, elle évoque, en termes tout aussi poétiques,

et comme une autre légende, les efforts des premiers pionniers venus « de l’intérieur » pour mettre en valeur un bout de terre inhospitalière mais attachante, y rester vivre malgré tous les aléas, et finir par s’y sentir chez soi. C’est un peu son histoire, et c’est de là que le texte tire une bonne partie de sa force émotionnelle…

 

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最早的时候,通往滴水泉的路只有乌斯曼小道。乌斯曼是一百年前那个鼎鼎有名的阿勒泰土匪头子1,被称为哈萨克王

 

1. 土匪 tǔfěi bandit, hors-la-loi.

 

Autrefois, le chemin d’Osman était la seule route menant à la source cachée qui coule, goutte à goutte, dans le désert. Il y a un siècle, cet Osman était un célèbre chef de bandits de l’Altaï*, un personnage important que l’on avait appelé « le roi des Kazakhs ».

 

而更早的一些时候,在这片茫茫大地上,所有的路都只沿着戈壁沙漠的边缘绕过。那些路断断续续地、虚弱地行进在群山褶皱之中1,遥遥连接着阿尔泰群山的绿洲2和南方的草原雪山。没有人能从这片荒原的腹心通过。没有水、没有草,马饥人渴,这是一块死亡之地。唯一知道水源的,只有那些奔跑在沙漠间的鹅喉羚3与野马,但它们不能开口说出一句话来。它们因为深藏着水的气息而生有晶莹、深邃的眼睛。

 

1. 褶皱 zhězhòu plissement de terrain (en géologie)   2. 绿洲 lǜzhōu oasis

3. 鹅喉羚 é hóulíng gazelle du Xinjiang (gazelle à goitre ou gazelle de Perse)

 

Auparavant, dans l’immensité de ces terres désolées, toutes les routes sinuaient en bordure du désert de Gobi. Elles formaient, le long des montagnes, un ruban discontinu et fragile qui reliait les lointaines oasis des monts de l’Altaï aux pâturages et montagnes enneigées des régions plus au sud. Personne ne pouvait traverser l’espace désertique au milieu ; c’est une contrée implacable, sans ni eau ni végétation, où les chevaux seraient morts de faim et les hommes de soif. Seuls les chevaux sauvages et les gazelles du désert sont capables d’y trouver de l’eau, mais ils n’ont pas les paroles pour communiquer ce qu’ils savent. C’est le secret de l’eau, caché au plus profond d’eux-mêmes, qui donne à leur regard son éclat diaphane et pénétrant.  

 

大约就在那个时候,便有了关于滴水泉的传说吧?那时,只是在牧民之间,寂静而神秘流传着一种说法——在戈壁滩最最干渴的腹心地带,在那里的某个角落,深深地掩藏着一眼奇迹般的泉水。水从石头缝里渗出,一滴一滴掉进地面上的水洼中,夜以继日,寒暑不息。那里有着一小片青翠静谧1的草地,有几丛茂盛的灌木2。水流在草丛间闪烁,沼泽边生满了苔藓4。那是一片狭小而坚定的沙漠绿洲——有人声称亲眼目睹过那幕情景。当时他身处迷途,几天几夜滴水未进,已是意识昏茫,濒临死亡。这时,他一脚踩入滴水泉四周潮湿的草丛中,顿时感激得痛哭起来。他在那里痛饮5清冽甘泉,泪流满面。


1. 青翠 qīngcuì frais et verdoyant 静谧 jìngmì calme, paisible

2. 灌木 guànmù buisson ( guàn irriguer) 3. 沼泽 zhǎozé marais

4. 苔藓 táixiǎn mousse  5. 痛饮 tòngyǐn boire tout son soûl

 

Est-ce alors qu’est née la légende de la source secrète?  Ce n’était au début qu’une rumeur mystérieuse, circulant sans bruit parmi les bergers ---- murmurant qu’il y avait une source, cachée dans un endroit perdu au plus profond du désert du Gobi, et que c’était un vrai miracle. Goutte-à-goutte, jour et nuit, disait-on, l’eau coulait d’une fente dans une roche, formant au fil du temps et des saisons une dépression humide en contrebas. L’eau faisait de cet endroit calme une petite prairie fraîche et verdoyante où poussaient quelques buissons luxuriants. Le filet d’eau brillait en s’écoulant au milieu des bouquets d’herbe, et les bords de la zone humide étaient couverts de mousse. C’était une minuscule oasis, immuable dans le désert --- il y a quelqu’un qui a prétendu avoir vu ce spectacle de ses propres yeux. L’homme s’était perdu et n’avait plus une goutte d ‘eau depuis plusieurs jours ; il commençait à divaguer et n’était plus très loin de la mort quand ses pas l’ont conduit dans l’herbe humide autour de la source ; il en a instantanément ressenti une telle émotion qu’il a fondu en larmes, et c’est en larmes qu’il s’est désaltéré à l’eau fraîche et pure de la source.


每一个牧民进入荒野深处寻找丢失的羊羔时,都坚信滴水泉就在附近,也许就在前方那座寻常的沙丘背面?他四面呼喊,又饥又渴地走过一座又一座沙漠中的高地,垫足遥望。野地茫茫,空无一物,但他仍然坚信着滴水泉。

滴水泉如同这片大地上的神明。它的水,一滴一滴从无比高远之处落下,一滴一滴敲打着存在于这里的一切生命痕迹的脉搏,一滴一滴无边无际地渗入苦寂的现实生活与美好纯真的传说。

 

Chaque fois qu’un berger s’enfonçait dans le désert à la recherche d’un agneau égaré, il était convaincu que la source était tout près, peut-être juste derrière la dune toute ordinaire qui se dressait devant lui. Alors il hélait ses moutons, et, endurant la soif et la faim, gravissait une dune après l’autre pour scruter le lointain. C’était une immensité désertique qui s’étendait à perte de vue, et pourtant il était persuadé que la source était là, quelque part.

La source était comme la divinité tutélaire de cette contrée. Tombant, goutte à goutte, d’une hauteur et d’une distance sans pareilles, l’eau battait ainsi, au rythme de ses gouttes, du même pouls que les êtres qui vivaient là, et, s’infiltrant goutte à goutte dans les moindres pores de ces existences silencieuses et solitaires, elle était devenue légende, une pure et merveilleuse légende.

 

然而战乱使大地上不再存在安静的角落。滴水泉最终还是从牧民世代口耳相传的秘密中现身了,它的确切位置在戈壁滩平凡的遥远之处被圈点了出来。乌斯曼的烈马走出了一条忽明忽暗的道路,笔直地戳1向滴水泉。那些烽火连天、浓烟四起的年月里,他一手持匕首一手握马缰,无数次孤身前往这隐蔽的绿洲,补充给养,然后北上南下,穿梭战事5。滴水泉的隐秘在无形间造成了这个“哈萨克王”的神出鬼没6吗?在当时,除了官道以外,居然还有一条路也能使人在荒原上来去自如,这是乌斯曼的传奇,也是滴水泉的传奇。

 

1. chuō piquer, enfoncer   2. 烽火 fēnghuǒ les feux de la guerre

3. 匕首 bǐshǒu dague  4. 隐蔽 yǐnbì cacher, dissimuler 

5. 穿梭 chuānsuō faire la navette, aller et venir

6. 神出鬼没 shénchū guǐmò les esprits apparaissent et les démons disparaissent

    = qui apparaît et disparaît / change de façon imprévisible, rapidement


Mais, ravageant la contrée, la guerre y avait semé le chaos et n’en avait laissé aucun endroit en paix. Et la source, qui était restée si longtemps le secret soigneusement préservé de générations de bergers, la source fut finalement découverte. Son emplacement précis dans l’immensité du désert de Gobi fut noté. Se lançant sur le sentier incertain qui y menait, le fougueux cheval d’Osman fonça droit sur elle. En ces temps où les feux de la guerre faisaient constamment rage avec leur cortège de fumées épaisses aux quatre vents, d’une main tenant les rênes et de l’autre brandissant une dague, Osman est venu de nombreuses fois se réfugier seul dans cette oasis secrète ; après s’être ravitaillé, il repartait au nord ou au sud, d’une bataille à une autre. Est-ce la source cachée qui, dans sa virtualité, a créé ce fantomatique « Roi des Kazakhs », apparaissant et disparaissant à volonté ? A l’époque, étonnamment, en dehors des routes officielles, la légende voulait qu’il existât un chemin permettant de parcourir l’immensité du désert dans la plus grande liberté ; c’était la légende d’Osman, et c’était aussi la légende de la source qui coulait goutte à goutte.

……………….

(Li Juan raconte alors ses souvenirs d’enfance liés à la région et aux diverses routes qui contournaient le désert… expliquant que, en hiver, quand les routes étaient bloquées par la neige, le seul moyen de se rendre à Urumqi, la capitale, était de traverser le désert en passant par la source…)

………………..

后来,有一对夫妻从内地来到新疆,辗转来到滴水泉,在泉边扎起了帐篷1,开了一家简陋的小饭馆。果蔬、米面2和粮油全都由过往的司机捎送。这样一个小店对于司机们来说,简直如天堂一般。

然而,这对夫妻在那样的地方讨生活,不只是辛苦,更多的怕是寂寞吧?常常一连几天,门口的土路上也不会经过一辆车。男的也常常会搭某辆路过的卡车离开一段时间。


1. 帐篷 zhàngpeng tente 2. 果蔬 guǒshū fruits et légumes 米面 mǐmiàn riz et pâtes

 

Plus tard, un couple de Chinois de l’intérieur venus s’installer au Xinjiang sont arrivés à la source ; ils y ont dressé une tente, et ont ouvert une petite auberge toute simple. Les fruits et légumes, le riz et les pâtes ainsi que l’huile de cuisson, tout était livré par les chauffeurs de passage. Pour eux, les chauffeurs, cette petite gargote était comme le paradis sur terre.

Pour le couple, cependant, la vie n’était pas facile, mais le plus dur à affronter était certainement la solitude. Ils pouvaient passer plusieurs jours d’affilée sans voir un seul camion prendre le chemin poussiéreux qui menait à leur porte. L’homme s’esquivait un moment, de temps à autre, en empruntant un camion de passage.

再后来,多多少少发生了一些事情——那个女人跟着一个年轻的司机走了;那个男人也没有等待,很快也走了。滴水泉又恢复了深沉的寂静!

不知又过去了多长时间,又发生了怎样的周折1,那个女人和那个司机再次出现在了滴水泉。帐篷又重新支了起来,还挖了地窝子。饭馆重新开张了。泉水边还放养了几只鸡,简陋的餐桌上出现了鸡蛋和鸡肉。

司机们也不用睡狭窄的驾驶室了,新的小饭馆还有住宿的地方,虽然只是地窝子里的一个大通铺2

 

1. 周折 zhōuzhé complications (dans une histoire, une intrigue).

2. 通铺 tōngpū banquette recouverte d’un mince matelas où plusieurs personnes peuvent dormir côte à côte.

 

La description de Li Juan rappelle le dortoir du camp de Jiabangou mis en scène par Wang Bing (王兵) dans « Le fossé » (《加边沟》) – il était également creusé dans la terre, dans les mêmes conditions, Jiabangou étant dans le désert de Gobi :

 

Tongpu traditionnel

 

Dortoir du camp de Jiabangou mis en scène par

Wang Bing (王兵) dans « Le fossé » (《加边沟》)

 

Il s’est ensuite produit pas mal de choses --- et d’abord, la femme est partie avec un jeune chauffeur. L’homme n’a pas attendu qu’elle revienne et a très vite abandonné les lieux. La source a retrouvé la plénitude de son calme d’antan.

Mais, au bout d’un certain temps, nouvelle péripétie : la femme et son jeune chauffeur sont revenus à la source. Ils ont à nouveau dressé là une

tente, et creusé un abri en-dessous. La petite auberge a rouvert ses portes. Ils ont élevé quelques poules à côté de la source, et des œufs et du poulet sont ainsi venus améliorer l’ordinaire.
En outre, les chauffeurs n’avaient plus besoin de dormir à l’étroit dans les cabines de leurs camions, ils avaient maintenant dans la petite auberge un endroit où passer la nuit, même si ce n’était qu’une longue couche dans l’abri creusé dans la terre.

……………………

(suit l’histoire de la petite auberge, avec ses joies et ses peines…jusqu’à ce qu’une nouvelle route soit construite, moderne et toute droite à travers le désert…)

………………………

(traduction entière à paraître dans le n° 4 de la revue Jentayu)

 

 

[1] D’où le titre exact de la nouvelle : la route qui mène à la source qui goutte, ou qui coule goutte à goutte

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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