Recensions et notes de lecture

 
 
 
     

 

 

« Les années fastes » de Chan Koonchung, plus « fastes » que jamais

par Brigitte Duzan, 11 avril 2025 

 

 

 

 

Roman d’anticipation de Chan Koonchung (陈冠中) participant d’une réflexion en profondeur sur la Chine, son histoire et sa culture autant politique que sociale, « Les années fastes » (盛世:中国2013年》) a été écrit en 2008, dans le contexte des Jeux olympiques de Pékin, et publié à Hong Kong en 2009.

 

Le roman est né de la constatation des profondes mutations qui ont commencé à transformer la Chine bien avant les Jeux olympiques, mais qui sont devenues sensibles à ce moment-là. Le roman est à peine de l’anticipation puisque, comme son titre chinois l’indique, il dépeint la Chine en 2013, donc dans un très proche avenir. C’est une réflexion sur les mécanismes du pouvoir totalitaire en Chine d’autant plus glaçante que, vingt ans plus tard, elle paraît toujours aussi fondée, et plus actuelle que jamais.

 

Nous sommes donc en 2013. Après une nouvelle crise économique au début de 2011, alors que les pays occidentaux sont en récession, la Chine est en pleine croissance, la prospérité nationale étant accompagnée d’une euphorie générale. Écrivain de Hong Kong vivant à Pékin et alter ego de Chan Koonchung, Lao Chen (老陈) est, lui, en panne d’inspiration et vit modestement en allant voir tous les mois, pour se distraire, les films que passe l’un de ses amis dans son restaurant, projections auxquelles assiste aussi un bureaucrate insomniaque, membre de l’oligarchie au pouvoir, nommé He Dongsheng (何东生).

 

Peu à peu, Lao Chen s’intéresse aux recherches menées par son vieil ami Fang Caodi (方草地) qui tente de comprendre ce qui est arrivé pendant le mois de février 2011 : le mois a disparu des documents officiels et personne ne semble plus s’en souvenir, dans un étrange phénomène d’amnésie collective doublé d’un sentiment général d’euphorie dans la population. Fang Caodi est secondé dans ses recherches par une ancienne « petite amie », Wei Xihong (韦希红), Xiao Xi (小希) pour les intimes[1], une juriste qui a travaillé au bureau de la Sécurité publique et qui est devenue activiste sur internet.

 

Ils finissent par kidnapper He Dongsheng pour le faire parler. Le dernier tiers du livre relate sa confession, qui explique ce qui s’est passé. La crise économique menaçant son autorité et sa légitimité, le Parti communiste a mis en place un plan d’action draconien instituant une mainmise totale sur toutes les activités gouvernementales ; après suppression des troubles et restauration de l’ordre manu militari, des mesures interventionnistes ont été instaurées pour relancer la consommation intérieure afin de sortir de la crise. Parallèlement était lancée une politique étrangère inspirée de la Doctrine Monroe visant à assurer la suprématie de la Chine dans le Sud-Est asiatique, et une influence croissante dans le reste du monde.

 

Pour bien contrôler la population, enfin, de l’ecstasy a été mélangée à l’eau potable et à l’eau minérale en bouteille, d’où l’euphorie constatée, et ressentie, par Lao Chen. Dans ce contexte, la disparition du mois de février correspond à la suppression de la mémoire collective de la répression effectuée pour le rétablissement de l’ordre. Après avoir vainement tenté de discuter des avantages de la démocratie libérale avec un He Dongsheng sceptique, ils le relâchent et chacun part de son côté au petit matin…

 

Dans son poème en prose « Le bon enfer perdu » (《失掉的好地狱》)[2], Lu Xun (魯迅), déjà, avait critiqué la tendance nationale à se nourrir de nostalgie collective pour un passé glorifié, en préférant se réfugier dans ce passé en fermant les yeux sur l’enfer qu’il avait pu être, « le bon enfer perdu », plutôt que d’avoir à affronter un présent dont l’enfer était bien réel. Chan Koonchung poursuit la réflexion de Lu Xun en montrant que la nostalgie du passé s’est mutée en sentiment euphorique tout aussi fallacieux, car fondé sur un paradis artificiel. 

 

Avec le recul, quelque quinze ans plus tard, le schéma échafaudé par Chan Koonchung semble à peine de la politique-fiction, la drogue ajoutée à l’eau apparaissant juste comme une allégorie. Depuis ses débuts, l’histoire du régime communiste chinois peut se lire comme une suite de répressions pour maintenir l’ordre nécessaire à la croissance et assurer la légitimité du Parti à contrôler le pays.

 

Le problème, aujourd’hui, est que le sentiment de contentement général, voire de fierté nationaliste, est doublé d’un repli frileux sur un régime qui donne un sentiment de sécurité dans un monde où la démocratie affiche ses faiblesses, et ses dangers.

 

Voir en complément

 

Le compte rendu de la séance du club de lecture de littérature chinoise (CLLC) qui était consacrée à ce roman.


 

[1] Prénom qui a sa signification : Xihong, c’est l’ « espoir rouge », Xiao Xi, c’est le « petit espoir ».

[2] C’est-à-dire le 14e des poèmes en prose du recueil « La mauvaise herbe » (yěcǎo《野草》).


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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