Histoire littéraire

 
 
 
          

 

 

Brève histoire du xiaoshuo et de ses diverses formes,

de la nouvelle au roman

par Brigitte Duzan, 25 avril 2015

                                             

II. Les huaben et le pinghua sous les Song

                    

Instaurée en 959 après une période de division d’une cinquantaine d’années, la dynastie des Song est marquée par de profonds bouleversements sociaux qui ont influé sur le développement d’une littérature populaire, de nature orale, destinée au divertissement du petit peuple des villes, en pleine expansion, et qui est fondée en grande partie sur l’art des conteurs. Les xiaoshuo traditionnels en langue classique, en revanche, n’ont plus la fraîcheur ni l’inventivité d’antan.

                    

1.       Continuation du xiaoxhuo classique

                    

Les recueils des Song du Nord

                    

Le premier et le plus vaste recueil compilé au début de la dynastie des Song est l’encyclopédie de quelque 500 volumes ou juǎn (), commandée par l’empereur Taizong au printemps de la seconde année après la réunification de l’empire (977) et gravée pendant l’ère Taiping Xingguo (太平兴国), d'où son nom : le Taiping Guangji (太平广记), ou « Vaste recueil de l’ère de la Grande Paix ». C’est au printemps 981 qu’ordre fut donné de l’imprimer. Cependant, comme certains émirent des doutes sur son utilité, les planches furent remisées, et les

 

Le Taiping Guangji

contemporains furent très peu nombreux à pouvoir les consulter.

                    

C’est pourtant une collection inestimable qui comporte des xiaoshuo remontant jusqu’aux anecdotes de la dynastie des Han. Comme la plupart des originaux ont disparu, c’est aujourd’hui encore une anthologie unique.

                   

L’un des personnages du Jianghuai Yiren lu

 (Pan Yi)

 

Douze personnes y ont travaillé. Parmi ces compilateurs, deux ont aussi écrit des contes qui nous sont parvenus. Le premier, Xu Xuan (徐铉), né en 916, était à l’origine membre de l’académie Hanlin dans le royaume des Tang du Sud [1] ; quand le royaume fut annexé par les Song, il partit à la nouvelle capitale et y fut nommé censeur impérial. Il avait commencé à écrire des chuanqi bien avant et, en vingt ans, il a composé les six volumes de ses « Recherches sur les esprits » ou Jishen lu (《稽神录》) qui comprend 150 histoires, dont certaines furent incluses dans le Taiping Guangji.

                    

Le second, Wu Shu (吴淑), était le gendre du premier, et il était historiographe et réviseur de la bibliothèque royale sous les Tang du Sud. Il a écrit un ouvrage intéressant en trois volumes : « Mémoire sur des personnages hors du commun des vallées du Yangzi et de la Huai » ou Jianghuai Yiren lu  (《江淮异人录》)  dont vingt-cinq chapitres se trouvent dans l’encyclopédie Yongle (《永乐大典》) ;

ils décrivent autant de personnages qui sont des prêtres et magiciens taoïstes, mais aussi des redresseurs de torts, des xia ().  

                    

Wu Shu est à replacer dans la lignée de Duan Chengshi (段成式) qui, sous les Tang (au 9ème siècle), a consacré un chapitre de ses « Mélanges Youyang » (《酉阳杂俎》) à l’histoire de « bandits d’honneur » (《盗侠》). Mais il s’agissait d’histoires isolées. Wu Shu, au contraire, crée dans son ouvrage tout un univers chimérique imaginaire de personnages étranges. Il est le premier à le faire, préfigurant ainsi le monde marginal du jianghu, les "fleuves et lacs" emblématiques du roman « Au Bord de l’eau » (水浒传).

                    

Après eux, il y eut encore bien d’autres récits de prodiges, oracles, et événements extraordinaires de toutes sortes. Les croyances à la magie et aux esprits étaient enracinées dans les esprits, ce qui est d’ailleurs une constante dans l’histoire chinoise. A partir du règne de l’empereur Huizong (徽宗), soit à partir de 1110, le taoïsme revient en force : l’empereur tombe sous l’influence d’un prêtre taoïste,

 

Mélanges Youyang

Lin Lingsu (林灵素), et verse même dans le chamanisme. C’est une atmosphère qui favorise la littérature fantastique.

                    

Essoufflement sous les Song du Sud

                    

Ces pratiques et modes de pensée restent vivaces quand la dynastie se replie vers le Sud, en 1127. L’empereur Gaozong (高宗) est même réputé avoir été un fervent amateur de récits fantastiques et merveilleux.

                    

Les contes de Yijian

 

C’est l’époque où le préfet Guo Tuan (郭彖) écrit son « Char extraordinaire » (《睽车志》) en cinq volumes, et Hong Mai (洪迈), mort en 1202,  ses « Contes de Yijian » ou Yijian zhi (夷坚志), vaste recueil de 420 juan, regroupant des histoires sensées avoir été recueillies par ouï-dire par le dénommé Yi Jian [2].

                    

C’est une compilation hétérogène d’histoires d’immortels, de fantômes et de sorciers, de moines cupides, de traîtres et de fonctionnaires corrompus, et de divers us et coutumes ; elles ne sont pas classées par catégories, juste réparties en trois parties, et ont été jugées inintéressantes par des lettrés comme Zhou Mi, étant assez sommaires et sans beaucoup de subtilités narratives selon le jugement porté par Lu Xun. Mais elles auront un intérêt en étant une source d’inspiration pour les conteurs.

                    

Parmi les histoires inspirées par des faits historiques, dans la lignée des xiaoshuo correspondants des Tang, il y a « L’histoire de Perle verte » (《绿珠传》), et « La Biographie véridique de la concubine impériale Yang » (《杨太真外传》), toutes deux attribuées à un auteur du nom de Le Shi (乐史).  Mais elles se terminent par des mises en garde moralisatrices très appuyées qui reflètent l’esprit confucéen de l’époque.

                    

Beaucoup d’écrivains opèrent un retour vers des thèmes historiques, dans des styles imitant ceux du passé, Tang voire Han, au point que l’on a pu se tromper dans l’attribution de certains des récits ; beaucoup de titres affichent la prétention à une source ancienne, « Contes retrouvés de… », ou bien l’ouvrage est précédé d’une préface expliquant qu’il a été retrouvé par hasard.

 

Perle verte, illustration

                    

Ce trait est caractéristique d’auteurs sans esprit novateur. La novation littéraire, à l’époque Song, vient des conteurs dont l’art se développe à la faveur de la croissance urbaine, et c’est un art fondé sur la langue parlée.

                   

En ce sens, le tournant littéraire de l’époque Song, avec émergence d’une littérature en langue populaire que l’on a appelée pinghua (平话), est à mettre en parallèle avec les développements de la nouvelle en baihua au 20ème siècle.

                    

2.       Les conteurs et les huaben

                     

Les conteurs

                    

La fête de Qingming au bord du fleuve,

détail des petits commerces dans la rue

 

A l’époque des Song du Nord, dans un empire prospère à l’économie en plein essor, apparaissent de très grandes agglomérations urbaines. La capitale, Bianjing (汴京), c’est-à-dire l’actuelle Kaifeng (开封), avait une population de quelque 400 000 habitants. Le célèbre tableau de Zhang Zeduan (张择端) « Au bord du fleuve lors de la fête de Qingming » (清明上河图) montre, au début du douzième siècle, une ville débordante d’activité, avec de nouvelles classes sociales : un menu peuple de

petits commerçants, employés, commis, artisans et domestiques avide de divertissements.

                     

Dans sa « Chronique des splendeurs de rêve de la capitale orientale » ou Dongjing Menghualu  (《东京梦华录》), Meng Yuanlao (孟元老), qui résida à Bianjing jusqu’à ce qu’elle tombe aux mains des Jürchen en 1126, décrit avec une foison de détails la vie des différents quartiers, et en particulier ceux réservés aux amusements populaires. C’étaient des sortes de grands marchés, des « bazars » - wazi (瓦子) ou washe () - où l’on trouvait petits commerces, maisons de thé, de jeu et de prostitution, à côté d’emplacements réservés aux spectacles [3]. Cette organisation urbaine se retrouvera à Lin’an (临安), l’actuelle Hangzhou, quand les Song du Sud en feront leur capitale.

                    

Meng Yuanlao détaille les différents spectacles auxquels on pouvait assister ; il montre en particulier une profession de conteurs professionnels, ou ‘diseurs d’histoires’

 


La fête de Qingming, un conteur (détail)

(shuohuazhe 说话者), diversifiée et organisée en guilde, un métier transmis de père en fils et des professionnels pour qui le xiaoshuo est devenu un gagne-pain, et non plus un passe-temps de lettré.

                     

Le Ducheng Jisheng

 

Un autre ouvrage, daté de 1235, « Notes sur les merveilles de la capitale » ou Ducheng Jisheng  (《都城纪胜》), d’un auteur signant sous le pseudonyme de Nai deweng (耐得翁),  décrit en détail les spectacles offerts au public à Lin’an et montre une profession de conteurs tellement diversifiée qu’ils sont classés en quatre écoles (说话有四家) qui recoupent des genres littéraires distincts : les conteurs d’anecdotes ou xiaoshuo et les conteurs de cas judiciaires ou gong’an (公案), ceux qui content des chroniques

historiques ou jiangshi (讲史) ou des écritures saintes ou shuojing ().

                     

Les premiers, cependant, les conteurs de xiaoshuo, semblent avoir été les plus populaires, et les plus prolixes, redoutés en particulier des conteurs de chroniques historiques, dit ironiquement Nai deweng, car ils étaient capables de raconter toute une dynastie ou toute une époque en un instant. Toujours d’après le Ducheng Jisheng, ils étaient appelés yinzi’er (银字儿), du nom de l’instrument avec lequel ils attiraient le public (flûte damasquinée d’argent ou claquettes de bois auxquelles étaient accrochées des pièces de monnaie, d’où la référence à l’argent yin dans les deux cas). Ils étaient eux-mêmes spécialisés en trois types d’histoires qui recoupent les différents thèmes des xiaoshuo à la fin des Tang : histoires d’amour ou yanfen (烟粉), récits surnaturels ou lingguai (灵怪) et histoires extraordinaires ou chuanqi (传奇) [4] incluant histoires de sabre et aventures martiales.

                    

Tous ces détails, à des nuances près dans les classifications,  se retrouvent dans deux ouvrages ultérieurs : l’un de 1274, la « Chronique du rêve de millet » ou  Mengliang lu (梦粱录) de Wu Zimu (自牧), qui donne en outre les noms des plus célèbres conteurs de xiaoshuo ; et l’autre terminé en 1290, « Vieilles histoires de Wulin [5] » ou Wulin Jiushi (《武林旧事》) de Zhou Mi (周密), qui en cite même cinquante-deux, alors qu’il ne cite que vingt-trois conteurs de chroniques historiques et dix-sept d’apologues bouddhiques. C’était donc bien la catégorie la plus populaire sous les Song du Sud, et sans doute la plus sophistiquée.

                    

Tous ces conteurs puisent dans le fond de xiaoshuo existant. Dans ses « Propos du vieil ivrogne » ou Zuiweng tanlu  (醉翁谈录), Luo Ye (罗烨)  nous dit que les conteurs [6] connaissaient également les chroniques dynastiques, les œuvres des grands poètes, mais aussi les « Contes de Yi Jian » de Hong Mai - reflétant la vie de tous les jours, ces histoires représentaient une véritable mine pour les conteurs qui n’avaient plus qu’à broder en s’en inspirant.

                    

C’est donc à partir des recueils de récits en langue littéraire que les conteurs se constituent alors un répertoire, tout leur art consistant ensuite à adapter les histoires en fonction de leur auditoire.

                    

Les huaben et l’imprimerie

                    

La sophistication croissante de l’art des conteurs entraîne alors l’émergence d’une nouvelle sorte de textes faisant office de livrets, ou d’aide-mémoire, donnant la trame de récits à développer ensuite oralement : les huaben (话本). Ce sont des textes courts, des récits pouvant se conter en une séance ou hui (), certains étant cependant divisés en plusieurs séances, avec maintien du suspense et quête parmi l’auditoire à la fin de chacune. Commençant souvent par quelques vers, ils peuvent se terminer par un quatrain.

                    

En retour, ces huaben – en langue vulgaire - viennent alimenter un marché de lecteurs constitué par les nouveaux citadins des couches populaires, en inspirant au passage des auteurs autres que les conteurs. Leur diffusion est par ailleurs facilitée par les progrès de l’imprimerie au même moment. L’invention des caractères mobiles, par l’artisan Bi Sheng (毕升) dans les années 1040, permet d’imprimer des recueils à moindre coût et plus vite qu’avec les méthodes d’impression par blocs de bois utilisées jusqu’alors.

                    

Les recueils imprimés deviennent même moins chers que les copies faites à la main. Un recueil comme le Yijian zhi circule à la fois en versions manuscrites et en édition imprimée. C’est aussi son impression qui facilite la diffusion du Taiping Guangji.

                    

La rédaction de huaben  devient alors un passe-temps littéraire de lettrés à part entière. Certains se contentent de reprendre des histoires de conteurs en les embellissant, mais d’autres en inventent de nouvelles. On voit se multiplier les recueils, de vrais huaben et d’imitations.

                    

La littérature-spectacle

                    

Les conteurs de xiaoshuo partaient en général de récits historiques ou jiangshi, ce qui, on l’a vu, devait irriter les conteurs spécialisés dans ces récits. Ils étaient déjà un mélange de vrai et de faux, les conteurs relatant des faits réels en y apportant la contribution fictive de leur imagination.

                    

Les conteurs de xiaoshuo, eux, rapportaient les mêmes histoires en les synthétisant en une séance, et en leur apportant une conclusion soudaine. On retrouve dans ce style conclusif l’une des caractéristiques de la nouvelle courte ultérieure. Les histoires étaient en outre souvent précédées d’un préambule sans lien avec l’histoire elle-même, qui était juste destiné à capter l’attention du public. C’étaient souvent des poèmes descriptifs (contrairement aux récits historiques que les conteurs débutaient plutôt en racontant la création du monde).

                    

Les huaben ainsi publiés étaient en général anonymes. On a ainsi des « Récits historiques des Cinq Dynasties » (《五代史平话》), des « Récits historiques des Liang » (《梁史平话》) ou encore des « Contes populaires de la capitale » (《京本通俗小说》) dont les récits sont construits sur le modèle préambule-récit-conclusion, répondant aux besoins d’une séance. Ils font en fait une synthèse du récit historique et du récit fantastique.

                    

Ces histoires mêlent allègrement événements réels marquants, faits anecdotiques, histoires d’amour et histoires de fantômes, le tout avec des traits burlesques ou ironiques selon l’humeur du conteur, et des ornements descriptifs poétiques pour le plaisir du spectateur.

                    

A la fin des Song du Sud, les spectacles populaires entrent dans une phase de déclin, mais maintes histoires des huaben conservés seront une source d’inspiration pour des écrivains ultérieurs ; les anecdotes martiales,

 

L’histoire de maître Sanzang parti chercher des sutras

en particulier, inspireront les auteurs des grands romans comme Les Trois Royaumes ou Au Bord de l’eau.

                    

3.       Les autres ouvrages en langue populaire

                    

Sous les Song, par ailleurs, des récits ont été écrits en langue vernaculaire sans être fondés sur des récits de conteurs. Mêlant prose et passage en vers, ils sont moins vivants que les textes issus de huaben, mais certains de ces ouvrages auront cependant une influence non négligeable.  C’est le cas, par exemple, de « L’histoire de Maître Sanzang des Tang parti chercher des sutras » (《大唐三藏法师取经记》) et des « Vestiges de l’ère Xuanhe des Song » (《大宋宣和遗事》) [7].

                    

Vestiges de l’ère Xuanhe, édition 1926

 

Le premier ouvrage est en trois volumes divisés en dix-sept chapitres correspondant à autant d’épisodes (hui ). Il ne s’agit donc plus de récits hétérogènes regroupés dans un volume. L’ouvrage se présente comme un précurseur du roman chinois à épisodes ou zhanghui xiaoshuo (章回小说). C’est aussi l’origine du grand classique des Ming « Le voyage en Occident » ou Xiyouji  (西游记).

                    

Quant au second ouvrage, « Vestiges de l’ère Xuanhe des Song », son style évoque celui des Song, mais pourrait être une œuvre de l’époque Yuan transcrite d’un ouvrage ancien d’époque Song. Quoi qu’il en soit, sa forme est celle des récits historiques jiangshi, en dix parties, dans des styles différents. L’histoire se déroule depuis les souverains mythiques Yao et Shun jusqu’à l’installation de l’empereur Gaozong à Lin’an en 1127. La quatrième partie conte l’histoire de la rébellion des marais de Liangshan, de ses débuts en 1114 jusqu’à son dénouement : la pacification

des brigands et la capture de Fang La par Song Jiang. C’est une première ébauche de l’autre grand classique de la période Ming, « Au bord de l’eau » (《水浒传》).

                   
                   


[1] Le royaume des Tang du Sud (南唐) est l’un des Dix Royaumes qui ont succédé à la dynastie des Tang après 937. Son territoire comprenait la totalité de la province actuelle du Jiangxi, et des parties du Fujian, du Jiangsu et de l’Anhui. Il a été conquis par les Song en 976.

[2] Il en existe une traduction en anglais, par Alister David Inglis : Hong Mai’s Record of the Listener and its Song Dynasty Context, State University of New State University of New York Press, 2006.

[3] Voir extraits traduits dans La Vie quotidienne en Chine à la veille de l’invasion mongole, de Jacques Gernet, Hachette 1959.

[4] Voir le texte, en quatorze parties, mais relativement bref, celle concernant les spectacles des « bazars » étant la septième (瓦舍众伎) : www.guoxue123.com/shibu/0301/0000/016.htm

[5] Il s’agit du Zhejiang actuel.

[6] Conteurs, d’ailleurs, qui pouvaient aussi être des femmes, nous précise l’auteur.

[7] Leur datation exacte, cependant, n’est pas claire, ils pourraient dater tous les deux des Yuan ; mais leur style les rapproche de la période Song.

 

                

                

 

                

 

 

 

 

     

 

 

 

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