Repères historiques

 
 
 
     

 

 

Brève histoire de la bande dessinée chinoise

V. Lu Xun, les lianhuanhua et les illustrations de ses œuvres

par Brigitte Duzan, 24 novembre 2015

 

Lu Xun a été un ardent défenseur du lianhuanhua qu’il envisageait comme un moyen de promotion culturelle des masses, mais surtout comme un art à portée sociale. Il a défendu ses arguments dans un article intitulé « En défense des lianhuantuhua » ("连环图画"辩护》) [1], publié dans le mensuel littéraire Wenxue yuebao (文学月报) en novembre 1932 [2].

 

Défense du lianhuanhua

 

Dans cet article, Lu Xun s’élève contre le mépris avec lequel étaient considérés les lianhuanhua, auxquels on reprochait d’être un genre sans histoire ni racines en Chine, et de médiocre qualité artistique. Il démontre qu’il n’en est rien, en remontant à l’histoire du livre illustré, et s’appuie sur les antécédents de la gravure sur bois comme art socialement responsable pour revendiquer au contraire un riche potentiel pour le genre, fondé sur ce mode de reproduction. Le lianhuanhua apparaît ainsi, sous sa plume, comme un art populaire, lié à la tradition, mais potentiellement capable de devenir art de progrès [3].

 

Lu Xun attribue en effet au lianhuanhua une caractéristique essentielle qui est une fonction « d’éveil » (启蒙性), à prendre au sens concret de fonction didactique, résultant directement du lien entre image et texte. Selon Lu Xun, les images – y compris les images cinématographiques – se prêtent à merveille à expliquer des idées et éduquer une population en majeure partie analphabète, qui n’a pas accès au texte. Il appelle donc à abandonner une conception élitiste de la littérature ; c’est par l’image que le lianhuanhua doit faciliter la compréhension des textes, et participer non seulement à l’alphabétisation de la population et à l’amélioration de ses capacités de lecture, mais aussi au développement des connaissances, voire de la culture scientifique. Art populaire, il doit devenir un art de masse et ne pas se borner à raconter des histoires. 

 

C’est en grande partie grâce à lui,et selon ces lignes, que le lianhuanhua s’est développé, en retenant l’aspect didactique de sa « défense », et en oubliant la gravure sur bois [4]. Mais c’est une conception essentiellement tournée vers l’engagement social, à replacer dans le contexte des préoccupations de Lu Xun à l’époque (il a été l’un des cofondateurs de la Ligue des écrivains de gauche en mars 1930) ; elle portait en germe le développement ultérieur qui ferait des lianhuanhua un formidable vecteur de propagande.

 

De façon significative, ses idées seront reprises et développées dans les années 1950, en particulier dans un article, paru en 1956 dans le Journal des lianhuanhua, appelant à perfectionner l’art du lianhuanhua dans l’esprit des conceptions de Lu Xun [5].

 

Illustrations de ses œuvres

 

Ses œuvres elles-mêmes ont souvent fait l’objet d’éditions illustrées, de son vivant mais aussi après sa mort, mais sans que ces illustrations puissent être toujours considérées comme des applications directes de ce qu’il prônait. Si Feng Zikai a remarquablement servi le texte de « La véritable histoire d’AQ » comme des autres nouvelles qu’il a illustrées, He Youzhi nous a livré une vision bien plus impressionniste de « La Lumière blanche », en rendant par ses images non tant le récit lui-même que l’émotion qu’il suscite. 

 

Années 1930-40 : Feng Zikai, Lu Xun et Zhou Zuoren

 

Feng Zikai (丰子恺) est l’un des grands peintres dessinateurs de manhua des deux décennies précédant la fondation de la République populaire. Il est d’autant plus intéressant qu’il a lui-même été l’auteur d’essais sanwen (散文), dont il a publié

 

Feng Zikai

de nombreux recueils, le premier en 1931, « Essais de la maison des affinités » (缘堂随笔). Ces essais étaient pour lui une autre manière de s’exprimer, parallèlement au dessin, et il passait indifféremment de l’un à l’autre, au gré de son humeur et des circonstances [6].

 

Une chance de vie

 

Il y a donc chez lui une profonde résonnance entre le texte et l’image, dont l’un des plus beaux exemples est son dessin intitulé Shengji ou « Une chance de vie » (《生机》) : c’est une illustration de l’un de ses poèmes, célébration de la vie d’un trait aussi minimal que la poésie et l’idée qu’elle exprime, et dont on ne sait trop finalement, si c’est le dessin qui illustre le poème ou le poème qui illustre le dessin :

小草出墙腰,亦复饶佳致,Un brin d’herbe surgit du mur, nouveau prodige et promesse à venir,
我为勤灌溉,欣欣有生意。Je l’arrose autant que faire se peut, et ainsi s’épanouit la vie.

 

C’est cette subtile affinité que l’on retrouve dans les illustrations de Feng Zikai des textes de ses deux illustres contemporains, Lu Xun (鲁迅) et son frère Zhou Zuoren (周作人), illustrations que l’on peut considérer comme

emblématiques de l’intime correspondance entre image et texte à une période fondamentale à cet égard en Chine. 

 

Les nouvelles de Lu Xun illustrées par Feng Zikai

 

On a dit de Feng Zikai qu’il « écrivait » ses dessins (). Il dessinait d’un trait fin, inégal et expressif, sans détails superflus, dans l’esprit de la peinture traditionnelle, et de la gravure sur bois. Il travaillait tout à fait dans l’optique de Lu Xun, et l’affinité était d’autant plus grande que Feng Zikai était originaire d’une localité proche de Hangzhou, donc peu éloignée de Shaoxing, la ville natale de Lu Xun.

 

La genèse tortueuse de l’illustration par Feng Zikai de la première nouvelle de Lu Xun qu’il a illustrée, « La véritable histoire d’AQ » (《阿Q正传》), montre bien à quel point ce travail lui tenait à cœur et l’importance que l’œuvre avait à ses yeux. La publication a plusieurs fois été remise en cause par les aléas de la guerre.

 

Feng Zikai a en effet commencé à dessiner les premiers croquis au printemps 1937, à Hangzhou. L’ouvrage devait être gravé, imprimé et publié à Shanghai, mais l’imprimerie et les dessins ont brûlé lors de la bataille de Shanghai. Feng Zikai reprend son travail à Canton, et, un an

 

AQ, une page du manhua

plus tard, envoie huit autres dessins à une revue de Hankou, la revue Wencong (《文丛》杂志). Mais six d’entre eux sont à nouveau la proie des flammes avant de parvenir à destination, deux seulement réussissent à être imprimés et publiées.  

 

AQ, une page du manhua avec dialogues

 

Ce n’est qu’au printemps 1939 qu’il parvient à terminer sontravail et qu’il estpublié à Shanghai, aux éditions Kaiming (开明书店). « Mes dessins peuvent être détruits dans les bombardements, pas ma volonté » a déclaré le dessinateur (炮火只能毁吾之稿,不能毁吾之志). L’ouvrage aura un succès considérable et sera réédité quinze fois au cours des douze années suivantes, jusqu’en 1951.

 

Il faut noter qu’il s’agit d’un manhua (《漫画阿Q正传》), et non à proprement parler d’un lianhuanhua. C’est une illustration du texte, un texte « mis en image » (小说改为绘画), non un récit illustré le résumant pour en raconter l’histoire. Le texte de la nouvelle est sur la page de droite, en regard de l’illustration de Feng Zikai. Ce sont des illustrations sur page entière de scènes du récit, et parfois des extraits de dialogues figurent au-dessus des personnages, dans 

des esquisses de bulles. Il y a donc, de la part du dessinateur, volonté de fidélité au texte, de mise en valeur du texte par le dessin.

 

C’est le même principe que l’on retrouve dans son illustration d’un recueil de huit autres nouvelles célèbres de Lu Xun [7]. Publié à Shanghai en 1949, le recueil comporte pas moins de 140 illustrations, et il est édité sous le titre : « Nouvelles illustrées de Lu Xun » (《绘画鲁迅小说》). Il est précédé d’une préface de Feng Zikai où il exprime, justement, son respect pour l’auteur et son désir de donner encore plus de retentissement à son œuvre :

 

“[我把小说译作绘画]...就好比在鲁迅先生的讲话上装一个麦克风,

使他的声音扩大

[En traduisanten images les nouvelles de monsieur Lu Xun]…  j’ai voulu, pour ainsi dire, lui prêter un micro, pour faire porter ses paroles encore plus loin.

 

Zhou Zuoren illustré par Feng Jikai

 

Feng Jikai a cependant été plus proche de Zhou Zuoren que de Lu Xun ; leur entente était d’abord littéraire. Pendant l’hiver 1925, après la parution à Pékin d’un recueil de poèmes de Yu Pingbo (俞平伯), « Souvenirs » (《忆》), avec des illustrations en couleurs de Feng Zicai, Zhou Zuoren a publié un article louant ses illustrations. Par la suite, ils ont partagé le même intérêt pour l’écriture d’essais d’un style nouveau, en baihua, dont Zhou Zuoren a été l’un des promoteurs.

 

En 1948, quand la revue Yibao (《亦报》) de Shanghai décida de publier les poèmes pour enfants écrits par Zhou Zuoren en prison (《儿童杂事诗》), l’éditeur demanda à Feng Jikai de les illustrer. Ces poèmes reflètent les coutumes populaires et la vie des enfants à Shaoxing pendant l’ère Guangxu (光绪年间), ce qui était aussi un sujet d’intérêt pour Feng Jikai.

 

Il a réalisé 69 illustrations pour les soixante-douze poèmes du recueil, qui a été publié en 1950. On est là dans la grande

 

Les poèmes pour enfants de Zhou Zuoren illustrés par Feng Zikai (édition 1991)

tradition du livre illustré, où l’image met en valeur le texte, et l’illustrateur se met à l’écoute de l’auteur, dans un souci d’échange et de compréhension mutuelle, un esprit d’affinités électives selon Goethe, ou selon les anciens lettrés chinois.

 

Et quand, ensuite, dans les années 1960, Feng Zikai s’est absorbé dans la traduction du grand roman japonais « Le Dit du Genji », Zhou Zuoren l’a aidé à en relire les épreuves…

 

1981 : « La Lumière blanche » par He Youzhi

 

C’est une toute autre approche que celle de He Youzhi (贺友直) illustrant « La Lumière blanche », ne serait-ce que parce qu’il n’était pas contemporain de Lu Xun.

 

La nouvelle

 

« La Lumière blanche » (《白光》) est l’une des nouvelles du recueil « L’appel aux armes » (《呐喊》). Elle a été initialement publiée en juillet 1922 dans la revue de Shanghai Dongfang zazhi (东方杂志).

 

He Youzhi aujourd’hui

 

C’est une histoire aussi sombre et désespérée que celle de Kong Yiji. Le personnage principal, Chen Shicheng (陈士成), est lui aussi un lettré raté ; schizophrène, il est obsédé par ses échecs et possédé par une idée fixe, la recherche de l’or perdu de la famille.

 

La Lumière blanche, la nouvelle de Lu Xun

 

Le début de la nouvelle le dépeint absorbé dans la lecture de la liste des candidats qui ont été reçus à l’examen impérial au niveau du district (le niveau xiucai 秀才). Son nom n’y figure toujours pas : c’est la seizième fois qu’il échoue. Il rentre chez lui désespéré, et se plonge dans de mornes pensées qui tournent à une sorte de délire de persécution. Il voit les noms qu’il a lus sur la pancarte se changer en visages qui le dénigrent ; même les poules se moquent de lui. Alors, pour tenter de sortir de ses hallucinations, il se lance dans la quête folle du fantomatique trésor perdu qui l’occupe depuis des années.

 

Une lumière blanche tombée de la lune vient éclairer son bureau et lui apparaît comme un signe occulte lui indiquant l’emplacement du trésor. Il commence alors à creuser, et finit par trouver les débris d’un crâne, une mâchoire qu’il lui semble voir bouger et lui parler. La voix lui souffle que le trésor n’est pas dans cette pièce, mais dans la montagne. Il s’y précipite dans la nuit, et son corps est retrouvé le lendemain matin, au bord d’un lac où il s’est noyé.

 

La source du récit

 

Le récit est d’autant plus dramatique qu’il est inspiré de l’histoire du grand-oncle de l’écrivain, Zhou Zijing (周子京), qui vivait dans la demeure familiale, à Shaoxing, et qui a aidé Lu Xun enfant à se familiariser avec les classiques. Il a effectivement passé des années à étudier pour passer les examens impériaux, sans jamais réussir – ce qui était par

 

La Lumière blanche, le lianhuanhua

de He Youzhi : Chen Shicheng

consultant la liste, au début

ailleurs également le cas du père de Lu Xun. Mais le grand-oncle était une figure bien plus tragique. 

 

Il était un problème pour la famille, et, pour Lu Xun, représentait tout ce que le système des examens impériaux pouvait avoir de pernicieux : les lettrés comme lui pouvaient passer leur vie à étudier pour les passer et, d’échec en échec, se retrouver sans aptitude autre que la connaissance des classiques, ce qui les rendait incapables de subvenir à leurs propres besoins, et encore moins de nourrir une famille.

 

Le grand-oncle de Lu Xun s’est finalement suicidé, dit-on, en s’immolant par le feu et en se jetant d’un pont dans la rivière en-dessous.

 

Le lianhuanhua de He Youzhi

 

Le lianhuanhua réalisé par He Youzhi (贺友直) pour illustrer la nouvelle a été publié en 1981, et c’est l’un des plus beaux qu’il ait réalisés. C’est aussi l’un des plus beaux qui aient été publiés au début des années 1980. On a dit de

 

Pages 1-4
 

la nouvelle que c’était une complainte (“哀鸣曲”), et Ye Houzhi en a parfaitement rendu la sombre tonalité.

 

Pages 5-8


Pages 9-12

 

Les illustrations occupent les trois-quarts des pages, avec quelques lignes de texte en dessous, mais leur style est original, différent du lianhuanhua traditionnel. D’abord les contours des personnages et des objetssont dessinés d’un trait de style baimiao (白描技法), mais sans la finesse habituelle, le trait est fort et rugueux. Enfin, He Youzhi a appliqué à ses dessins des touches de lavis, dans des dégradés d’ocre et de brun, et de noir pour le personnage du malheureux Chen Shicheng.

 

L’effet est saisissant. Le dessin attire immédiatement le regard, par sa force expressive, mais le texte est là, en bas de la page, comme le souvenir de l’histoire qui se déploie au-dessus, et que l’image, justement, a pour effet de remémorer.

 

L’art du lianhuanhua atteint là un de ses sommets, dans une parfaite symbiose de l’image et du texte, l’une semblant dominer l’autre par la force avec laquelle elle s’impose au regard, mais pour, en fait, lui rendre hommage, car c’est du texte qu’elle tient sa force initiale, la force de son inspiration.

 

On est là dans la grande tradition de la peinture lettrée inspirée par un poème, poème inscrit sur le bord, dans un vide propice, les deux œuvres se nourrissant l’une de l’autre. Il n’est pas question de lire, mais de se laisser gagner par l’émotion, afin de communier grâce à elle (selon l’ancienne formule : gan er sui tong 感而遂通).

 

Le lianhuanhua se fait œuvre d’art, apprécié en tant que tel, et la tendance va se développer tout au long de la décennie, le lianhuanhua devenant un ersatz du marché de l’art alors inexistant en Chine. C’est le même phénomène que celui qui avait fait des livres illustrés édités à la fin des Ming des œuvres collectionnées par des esthètes.

 

  

 


[1] Selon le néologisme initial, créé en 1925. Le caractère tu a ensuite disparu.

[2] Réédité en 1982, l’article reste fondamental. Il est repris en introduction de l’ouvrage du grand spécialiste du genre, Jiang Weipu (姜维朴), fondateur des Editions des lianhuanhua en 1985 : « Les idées de Lu Xun en matière de lianhuanhua » (《鲁迅论连环画》), publié en 2012.

[3] C’est un art qui est toujours d’actualité, pour les mêmes raisons que celles exposées par Lu Xun, et avec les mêmes références, comme le montrent, par exemple, les créations récentes de Hu Jie (胡杰) :

www.chinesemovies.com.fr/cineastes_

Hu_Jie_peintre_et_graveur.htm

[4] C’est le point faible de son argumentation, que Leo Ou-Fan Lee a souligné : selon lui, c’était une erreur de tenter d’établir un lien, comme l’a fait Lu Xun, entre l’art de la gravure sur bois en Chine et celui des artistes

 

Pages 13-16

européens engagés comme Kathe Kollwitz, Carl Meffert ou Frans Masereel qu’il érige en modèles (voir : Literature on the Eve of Revolution : Reflections on Lu Xun’s Leftist Years 1927-1936, in Modern China, juillet 1976).

[5] « Brève discussion sur les déclarations de Lu Xun concernant les lianhuanhua» (《略谈鲁迅论连环画》).

[6] Voir la traduction par Marie Laureillard d’essais extraits de quatre de ses recueils, qu’elle a illustrés des dessins de l’auteur : « Couleur de nuage », Gallimard/Bleu de Chine 2010. 

[7] Ce sont sept des quatorze nouvelles du premier recueil, « L’appel aux armes » (《呐喊》), plus la première nouvelle du recueil « Errances » (《彷徨》) : Le Sacrifice du Nouvel An《祝福》、Kong Yiji 《孔乙己》、Mon village 《故乡》、Demain 《明天》、Le remède 《药》、Tempête dans une tasse de thé 《风波》、L’opéra de village 《社戏》、La lumière blanche 《白光》.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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