Les grands sinologues

 
 
 
     

 

 

Les grands sinologues français

Jacques Dars (1937-2010)

Présentation

par Brigitte Duzan, 19 mai 2022

 

Sinologue, traducteur et chercheur au CNRS né en 1937 à Paris et mort en 2010 à Annecy, Jacques Dars reste aux yeux de bien des lecteurs français le traducteur émérite du grand classique « Au bord de l’eau ». Mais il est bien plus : un traducteur inégalé de nombreux recueils de textes en langue classique qui offrent le même bonheur de lecture grâce à sa profonde intelligence des deux langues, mais aussi un chercheur qui a apporté sa contribution au travail de défrichage dans le domaine du conte chinois en langue vernaculaire entrepris dans les années 1970 par André Lévy. Il a fait connaître des textes rares, réputés difficiles, de lettrés de la fin des Ming et du début des Qing en doublant ses traductions de tout un appareil de préfaces et de notes qui les rendent accessibles, et même passionnantes.

 

Traductions

 

Jacques Dars, portrait par Shi Li 施莉,

 acrylique sur toile, mai 2014 pour IDEO

 

Jacques Dars était un élève de Jacques Gernet sous la direction duquel il avait conduit sa thèse de doctorat, à Paris VII, sur « La Marine chinoise du Xe au XIVe siècle », thèse soutenue en 1973 mais publiée seulement vingt ans plus tard, en 1992. Elle reste une référence sur le sujet, dont elle balayait les idées reçues, pourtant toujours telles, qui veulent que les Chinois sont enracinés dans une culture terrienne qui a toujours tourné le dos à la mer.

 

Il a ensuite abandonné le sujet pour se tourner vers la littérature ancienne, largement comprise comme allant de la fin des Han au 18e siècle.

 

Aux portes de l’enfer,

édition originale Nulle part

 

Le premier ouvrage auquel il s’est attaqué est le Taiping Guangji, cette vaste anthologie compilée sous les Song du Nord, à la fin du 10e siècle. En 1970, il a en effet effectué une thèse de 3e cycle à Paris VII sur « Quelques aspects du fantastique dans la littérature chinoise des Tang et des Song », sous-titrée « Histoires de démons et de fantômes du Taiping Guangji ». Outre le thème de l’exorcisme, il y étudiait en particulier les pratiques funéraires et leur symbolique.

 

En 1984, il publie en supplément à la revue « Nulle part » d’André Velter un recueil intitulé « Aux portes de l’enfer. Récits fantastiques de la Chine ancienne », dont les 61 récits seront repris par Philippe Picquier en 1997 en collection de poche, avec un avant-propos de Paul Martin outre la préface pleine de sel du traducteur lui-même.

 

Deux ans plus tard, Jacques Dars passait aux chuanqi des Ming avec un recueil dédié à son maître Jacques Gernet : « En mouchant la chandelle. Nouvelles chinoises des Ming », publié en 1986 chez Gallimard. Ce sont 14 récits tirés du recueil « En mouchant la chandelle » (《剪灯新话》) de Qu You (瞿佑) datant de 1378, et sept autres du recueil « Suite aux histoires "En mouchant la chandelle" »  (《剪灯余话》) que Qu You a inspiré à Li Zhen (李祯) et qui fut publié vers 1433, avec le même succès. Reprenant la thématique fantastique des chuanqi des Tang, Qu You se livrait dans ses textes à une satire sociale critiquant les travers de la dynastie des Yuan sous laquelle il a commencé à écrire, mais qui pouvait aussi bien, vu que ce n’est pas précisé, être compris comme une attaque contre la nouvelle dynastie des Ming ; outre les descriptions érotiques, cela a valu au recueil d’être interdit en 1442.

 

 

En mouchant la chandelle

Six des 21 récits seront repris dans un petit recueil publié début 2008 en Folio sous le titre « Le Pavillon des Parfums-Réunis et autres nouvelles chinoises des Ming ».

 

Dans le même registre du fantastique chinois, il publie ensuite en 1987, dans la superbe collection « Connaissance de l’Orient » fondée et dirigée chez Gallimard par Etiemble, la traduction de la collection des « Contes de la Montagne sereine » (Qingping shantang huaben (《清平山堂话本》) éditée vers 1550 par le grand bibliophile Hong Pian (洪楩), rarissime édition de huaben, ou livrets de conteurs, dont il livre une petite histoire dans son introduction. La traduction est précédée d’une préface de Jeannine Kohn-Etiemble qui loue la traduction « magistrale et succulente »  et termine son éloge par une synthèse des qualités de cette traduction : « Ce qu’il a su retrouver, sans jamais éluder la difficulté, et toujours docile aux intenses variations sur les niveaux de langage et de style, c’est le ton, ce sont les tons si variés des huaben : de la langue la plus éthérée aux expressions les plus crues. Ce qui suppose une intelligence et une égale imprégnation des deux langues… »

 

Contes de la Montagne sereine

 

Il se tourne alors vers les récits de voyage du grand lettré-voyageur de la fin des Ming que fut Xu Xiake (徐霞客), qui renonça à une carrière mandarinale pour se livrer à son « impérieux penchant », nous dit Jacques Dars, et découvrir des régions encore mal connues ; se faisant explorateur et géographe [1], il a en même temps écrit des carnets de voyage qui sont un chef-d’œuvre de prose poétique. Jacques Dars a choisi de traduire les « poèmes-paysages » relatant les périples de l’auteur dans les grandes montagnes chinoises comme une véritable quête spirituelle : « Randonnées aux sites sublimes » a été publié en 1993 dans la même collection « Connaissance de l’Orient » que le précédent recueil.

 

Et c’est encore dans cette même collection qu’il publie cinq ans plus tard « Passe-temps d’un été à Luanyang » du lettré du 18e siècle Ji Yun (纪昀). Après avoir connu de brillants débuts mandarinaux à la cour de l’empereur Qianlong, il fut banni deux ans à Urumchi, avec d’être nommé rédacteur en chef de la collection impériale dites des Quatre Trésors (Siku Quanshu《四库全书》), charge qu’il exerça avant d’accéder à celle de Grand Secrétaire du trône, puis ministre de la guerre en 1796. Il a laissé six volumes de « Notes de la chaumière de la subtile perception » (Yuewei caotang biji《阅微草堂笔记》), publiées en 1789 à Pékin [2], puis dix recueils de contes fantastiques publiés entre 1789 et 1800.

 

 « Passe-temps d’un été à Luanyang » est une sélection des « Notes de la chaumière de la subtile perception » dont la langue d’une extrême concision présentait de telles difficultés que Jacques Dars aura peiné cinq ans et plus sur cette traduction que Pierre Kaser a qualifiée, à juste titre, de « tour de force » dans son hommage post-mortem au traducteur [3]. Le recueil a fait l’objet d’une réédition partielle en Folio en 2005 sous le titre « Des nouvelles de l’au-delà ».

 

De toutes les traductions de Jacques Dars, cependant, la plus connue des lecteurs français et la plus magistrale est sans doute son formidable « Au bord de l’eau » (Shuihuzhuan《水浒传》) : il y fait preuve d’un talent littéraire rare, loué par Etiemble pour être « re-créateur » dans son avant-propos à l’édition historique de la traduction dans la Bibliothèque de La Pléiade parue en 1978. Traduction rééditée en Folio en 1997 dans une version légèrement écourtée.

  

Les carnets secrets de Li Yu

 

« Au bord de l’eau » reste le modèle inégalé, auquel on ne cesse de se référer, Jeannine Kohn-Etiemble elle-même dans les derniers mots de sa préface aux « Contes de la Montagne sereine » publiés près de dix ans après l’édition initiale du roman de Shi Nai’an dans la Bibliothèque de La Pléiade : son intelligence des deux langues, française et chinoise, dit-elle, lui permettait de traduire les multiples variations de tons des huaben d’origine, « ce que réussissant, il offre au lecteur le bonheur d’"Au bord de l’eau" ».

 

Ce bonheur, c’était aussi un art chez l’un de ses auteurs favoris : Li Yu (李渔), dont il a traduit les « Carnets secrets » en sous-titrant : « Un art du bonheur en Chine ». Promesse de bonheur infini qui pouvait être aussi bien, pour lui, celui de se plonger dans un dictionnaire,

avec gourmandise, comme il l’a dit dans une note de lecture du Dictionnaire Ricci des caractères chinois [4].

 

Recherches

 

En marge de ses travaux de traduction, joignant le plaisir de la découverte de l’original à celle de la traduction qui en découle, Jacques Dars a participé aux recherches entreprises par André Lévy en 1978, travaux de recherche qui ont débouché sur l’« Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire » dont le tome V est paru en 2006 dans le cadre des publications de l’Institut des hautes études chinoises du Collège de France. Jacques Dars a rédigé une quarantaine de notices qui se lisent avec le même plaisir que ses traductions, parmi lesquelles celles de ce tome V sur « Les belles histoires du lac de l’Ouest » (Xihu jiahua 西湖佳話) [5].   

 

C’est ce travail de recherche qui est également à la source de l’« anthologie de préfaces et commentaires aux anciennes œuvres de fiction » écrite avec Chan Hing-ho et sept autres corédacteurs et publiée aux éditions Philippe Picquier sous le titre plus attrayant « Comment lire un roman chinois ». Car son souhait était de faire connaître

 

Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire, vol. 5

son travail de recherche à tout lecteur curieux sans être spécialiste.

 

Jacques Dars prit en 1991 la tête de la collection « Connaissance de l’Orient » qu’il enrichit d’une douzaine de titres, en partant du Qianshu 《潜书》de Tang Zhen (唐甄)  traduit par Jacques Gernet sous le titre « Ecrits d’un sage encore inconnu », et en poursuivant en 1992 avec des textes du Soushenji搜神記ou « A la recherche des esprits » de Gan Bao (干寶/) sous la direction de Rémi Mathieu ; le dernier titre fut le Doupeng xianhua 豆棚閒話ou «  Propos oisifs sous la tonnelle des haricots » traduit par Claire Lebeaupin et publié en 2010, l’année de sa mort.

 

Il aura donc joué un rôle inappréciable pour faire mieux connaître une littérature chinoise qu’il a rendu passionnante. On se souviendra de la modestie avec laquelle il envisageait la traduction : éminemment sujette aux modes et à l’évolution de la langue tandis que l’original reste intemporel. « Il ne saurait y avoir de traduction définitive, disait-il, car toute traduction dépend d’une époque et d’une personnalité… elle est liée à son temps, marquée par son auteur… » Et il en concluait que les traductions sont à refaire tous les cinquante ans. » [6]

 

Les siennes, pourtant, semblent être exclues de cette fatalité.

 


 

À lire en complément

 

Hommage à Jacques Dars :

Numéro spécial 2014/4 de la revue Impressions d’Extrême Orient (IDEO) : https://journals.openedition.org/ideo/238

Avec les hommages de :

- Noël Dutrait (Editorial) : https://journals.openedition.org/ideo/341

- Jacques Gernet : https://journals.openedition.org/ideo/271

 

Par Pierre Kaser :

- Bibliographie des travaux sinologiques de Jacques Dars : https://journals.openedition.org/ideo/335

- Hommage dans Etudes chinoises 2011/30, pp. 13-25 :
https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_2011_num_30_1_952

 


 

Principales publications

 

Thèse, essais et recherches

- La Marine chinoise du Xe au XIVe siècle, Economica, 1992, 390 p.

- Comment lire un roman chinois, coécrit avec Chan Hing-ho et autres, Philippe Picquier 2001,

278 p.

 

Traductions

- Aux portes de l’enfer. Récits fantastiques de la Chine ancienne, Nulle Part, 1984. Picquier poche, 1997, 136 p. 

- En mouchant la chandelle. Nouvelles chinoises des Ming, Qu You / Li Zhen, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1986, 240 p. 

- Le Pavillon des Parfums-Réunis et autres nouvelles chinoises des Ming, Qu You, Folio, 2008, 112 p. 

- Contes de la Montagne sereine, préfacé par Jeannine Kohn-Etiemble, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1987, 584 p.

- Randonnées aux sites sublimes, Xu Xiake, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1993,

432 p.

- Passe-temps d’un été à Luanyang, Ji Yun, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1998,

592 p.

- Des nouvelles de l’au-delà, Ji Yun, Folio, 2006, 144 p.

- Les carnets secrets de Li Yu : Au gré d’humeurs oisives, Philippe Picquier 2014, 431 p.

- Au bord de l’eau, Shi Nai’an/ Luo Guanzhong, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade », 2 tomes 1978. Rééd. Folio, 2 tomes 1997,  1152 p./ 960 p.

 

 


[2] Recueil dont Jacques Pimpaneau a publié une traduction d’extraits en 1995 sous le titre « Notes de la chaumière des observations subtiles » (éd. Kwok-on).

[3] Hommage à Jacques Dars par Pierre Kaser, Etudes chinoises 2011/30, pp. 13-25 :
https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_2011_num_30_1_952

Jacques Dars avait publié quelques extraits de la traduction en cours dans la même revue Etudes chinoises, vol. 13/ 1-2, printemps-automne 1994*, pp. 361-377 : « Ji Yun et son Yuewei caotang biji », alors traduit « Notes de la chaumière de la subtile perception » :

https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_1994_num_13_1_1217

* numéro thématique « Mélanges de sinologie offerts à Jacques Gernet ».

[4] Un lieu pour les livres, extraits d’une mémoire, Centre national du livre, 2006 – Le dictionnaire Ricci des caractères chinois, fiche 47 :

https://fr.calameo.com/read/00182871589b95cd5b70c

[5] Ce volume 5 comporte cinq collections de contes : Wusheng xi無聲戲ou « Opéras du silence » de Li Yu (李渔), Doupeng xianhua豆棚閒話d’Aina Jushi (艾衲居士), Yunxian xiao雲仙笑ou  « Rires du Génie des Nuées » et le Xingshi hengyan醒世恆言de Feng Menglong en plus du Xihu jiahua. Chaque œuvre est résumée et suivie d’un commentaire, des sources éventuelles des textes et des traductions existantes.

[6] Voir son article « Traduction terminable et interminable », dans l’ouvrage De l’un au multiple : traductions du chinois vers les langues européennes  de Viviane Alleton et Michael Lackner (éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999) : https://books.openedition.org/editionsmsh/1489


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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