Textes divers

 
 
 
     

 

 

Lao She : « Qu’est-ce que l’humour ? »

老舍 : 《什么是幽默》

par Brigitte Duzan, 20 mai 2010

 

Introduction

 

Cet article sur l’humour, publié dans le ‘Journal des Lettres et des Arts de Pékin’, date de mars 1956. Lao She était alors un personnage officiel et important, vice-président de l’Association des Ecrivains chinois. 1956 correspond, en Chine, à une période de relâchement idéologique, celle de la campagne « des Cent Fleurs » lancée en mai par le discours du président Mao : «Que cent fleurs

s’épanouissent, etc.. » ( 《百花齐放,百家争鸣》) ; c’est aussi l’année de la rédaction de son chef d’œuvre théâtral, « La maison de thé » (《茶馆》), qui lui valut d’être attaqué ensuite, dès sa publication,  l’année suivante, alors que la ligne politique avait basculé vers la répression.

Ce texte montre bien l’importance donnée par Lao She à la maîtrise d’un style humoristique qui lui a valu ses meilleures pages. Il est intéressant de voir ses références, et son amour du xiangsheng
(相声), ces dialogues comiques populaires qu’il élève à une

 

Lao She

catégorie artistique à l’égal du meilleur de la littérature dans le genre humoristique.

 
Il faut rappeler à cet égard que, en 1938, il avait lui-même écrit des quyi
(曲艺), appellation générale qui recouvre les différentes formes d’art parlé et chanté, d’origine populaire, qui font partie de la tradition chinoise, et qui incluent, en particulier, le xiangsheng. Il était alors réfugié à Wuhan, président de la nouvelle « Fédération nationale anti-japonaise des Ecrivains et Artistes de toute la Chine » (中华全国文艺界抗敌协会), qui prônait une littérature militante, proche du peuple.

On trouve ces textes sur internet, c’est un aspect moins connu de Lao She, mais révélateur de sa pensée et des sources de son style : www.hxqw.com/wxxsgl/zgwxmz/200605/2162.html

Il n’est pas inintéressant non plus de préciser que le terme
幽默 yōumò, signifiant humour, que Lao She commence par expliquer en soulignant que c’est juste une transcription phonétique, a en fait été

« inventé » par son ami Lin Yutang, en 1924. La création de ce néologisme faisait partie d’un effort délibéré de transplanter en Chine l’humour occidental, mais de manière subtile : en l’intégrant dans la tradition chinoise par une réinterprétation de certains aspects du taoïsme et du confucianisme, en particulier en concevant l’humour comme une « ironie tolérante » à la manière du regard ironique posé par les taoïstes sur le monde. Le texte de Lao She prend toute sa signification dans ce contexte.
 


 

幽默是一个外国字的译音1,正像摩托德谟克拉西”2等等都是外国字的译音那样。
  为什么只译音,不译意呢?因为不好译——我们不易找到一个非常合适的字,完全能够表现原意。假若我们一定要去找,大概只有滑稽”3还相当接近原字。但是,滑稽不完全相等于幽默幽默滑稽的含意更广一些,也更高超一些4滑稽可以只是开玩笑,而幽默有更高的企图。凡是只为逗人哈哈一笑5,没有更深的意义的,都可以算作滑稽,而幽默则须有思想性与艺术性。
  原来的那个外国字有好几个不同的意思,不必在这——介绍。我们只说一说现在我们怎么用这个字。
  英国的狄更斯、美国的马克·吐温,和俄罗斯的果戈里6等伟大作家都一向被称为幽默作家。他们的作品和别的伟大作品一样地憎恶虚伪、狡诈7等等恶德,同情弱者,被压迫者,和受苦的人。但是,他们的爱与憎都是用幽默的笔墨写出来的——这就是说,他们写的招笑,有风趣8
  我们的相声就是幽默文章的一种。它讽刺9,讽刺是与幽默分不开的,因为假若正颜厉色地教训人10便失去了讽刺的意味,它必须幽默地去奇袭侧击11,使人先笑几声,而后细一咂摸12,脸就红起来。解放前通行的13相声段子,有许多只是打趣逗哏14滑稽,语言很庸俗15,内容很空洞,只图招人一笑,没有多少教育意义和文艺味道。解放后新编的段子就不同了,它在语言上有了含蓄16,在思想上多少尽到讽刺的责任,使人听了要发笑,也要去反省17。这大致地18也可以说明滑稽幽默的不同。
  幽默文字不是老老实实的文字,它运用智慧,聪明,与种种招笑的技巧,使人读了发笑,惊异,或啼笑皆非19,受到教育。我们读一读狄更斯的,马克·吐温的,和果戈里的作品,便能够明白这个道理。听一段好的相声,也能明白些这个道理。
  幽默的作家必是极会掌握语言文学的作家,他必须写得俏皮,泼辣,
20。幽默的作家也必须有极强的观察力与想象力。因为观察力极强,所以他能把生活中一切可笑的事,互相矛盾的事,都看出来,具体地加以描画和批评。因为想象力极强,所以他能把观察到的加以夸张,使人一看就笑起来,而且永远不忘。
  不论是作家与否,都可以有幽默感。所谓幽默感就是看出事物的可笑之处,而用可笑的话来解释它,或用幽默的办法解决问题。比如说,一个小孩见到一个生人,长着很大的鼻子;小孩子是不会客气的,马上叫出来:大鼻子!假若这位生人没有幽默感呢,也许就会不高兴,而孩子的父母也许感到难以为情。假若他有幽默感呢,他会笑着对小孩说:就叫鼻子叔叔吧!这不就大家一笑而解决了问题么?
  幽默的作家当然会有幽默感。这倒不是说他永远以一笑了之”21的态度应付一切。不是,他是有极强的正义感的,决不饶恕坏人坏事22。不过,他也看出社会上有些心地狭隘的人23,动不动就发脾气,闹情绪24,其实那都是三言两语就可以解决的,用不着25闹得天翻地覆。所以,幽默作家的幽默感使他既不饶恕坏人坏事,同时他的心地是宽大爽朗,会体谅人的26。假若他自己有短处,他也会幽默地说出来,决不偏袒自己27
  人的才能不一样,有的人会幽默,有的人不会。不会幽默的人最好不必勉强要俏,去写幽默文章。清清楚楚、老老实实的文章也能是好文章。勉强耍几个字眼28,企图取笑,反倒会弄巧成拙29。更须注意:我们讥笑坏的品质和坏的行为,我们可绝对不许讥笑本该同情30的某些缺陷。我们应该同情盲人,同情聋子或哑巴,绝对不许讥笑他们。

                               载一九五六年《北京文艺》三月号

 

Vocabulaire :

 

01译音 yìyīn transcription phonétique  

02 摩托 mótuō       moteur     德谟克拉西 démókèlāxī  démocratie (aujourd’hui民主mínzhǔ)

03滑稽 huájī          comique, drôle

04 高超 gāochāo excellent, remarquable

05    dòu   taquiner                   逗人哈哈一笑 dòurén hāhāyíxiào  faire rire aux éclats

06 狄更斯Dígèngsī  Dickens        马克·吐温Mǎkè. Tǔwēn  Marc Twain     果戈里guǒgēlǐ  Gogol

07 憎恶 zēngwù détester  虚伪xūwěi hypocrisie          狡诈jiǎozhà  trompeur

08 有风趣 yǒufēngqù  avoir de l’esprit         俏皮 qiàopi  spirituel, drôle

09 讽刺 fěngcì  moquer, ridiculiser

10 正颜厉色zhèngyánlìsè d’aspect sérieux, sévère        教训jiàoxun  donner une leçon

11 奇袭侧击qíxí cèjī  lancer une attaque surprise / attaquer sur le flanc

12 咂摸 zāmo  pondérer, réfléchir sur…

13 通行  tōngxíng être d’usage courant, répandu

14 逗哏 dòugén  (au théâtre) provoquer le rire (par des remarques drôles, des dialogues comiques…)

15 庸俗 yōngsú  vulgaire

16 含蓄 hánxù  implicite, voilé

17 反省 fǎnxǐng  se poser des questions, faire un examen de conscience

18 大致地 dàzhìde  en gros, dans l’ensemble

19 啼笑皆非 tíxiàojiēfēi  ne pas savoir si l’on doit rire ou pleurer

20泼辣 pōlà  (personne) acariâtre/(style) mordant, acerbe jīngpì  pénétrant, incisif

21一笑了之 yíxiàolezhī  tourner en plaisanterie, évacuer un problème en plaisantant

22 正义感 zhènɡɡǎn sens de la justice        饶恕 ráoshù  pardonner, faire grâce

23 心地狭隘 xīndì xiá’ài  d’un esprit étroit, aux vues bornées

24闹情绪 nàoqíngxù  être de mauvaise humeur, démoralisé

25 用不着 yòngbuzháo inutile de

26 宽大爽朗 kuāndà shuǎnglǎng (esprit, caractère) large et ouvert   体谅tǐliàng être compréhensif

27 偏袒 piāntǎn avoir un parti pris favorable pour, regarder d’un œil favorable

28 shuǎ  jouer (avec), s’amuser à     耍字眼shuǎ zìyǎn  jouer sur les mots

29 弄巧成拙 nòngqiǎochéngzhuō  à trop vouloir montrer son adresse montrer surtout ses faiblesses (qui fait l’ange fait la bête)

30 本该 běngāi  (marque du conditionnel)  on devrait…

 

Traduction :

 

Le mot "幽默" (yōumò), signifiant "humour" en chinois, est la transcription phonétique d’un mot étranger, exactement comme  “摩托” (mótuō) pour moteur ou 德谟克拉西” (démókèlāxī) pour démocratie (1).

 

Pourquoi a-t-on opté pour une transcription phonétique, et non pour une traduction du terme ? Parce que c’est difficile à traduire – on a du mal à trouver un terme adéquat, qui exprime parfaitement le sens initial. Si l’on veut absolument un mot chinois, on ne trouvera guère que “滑稽” (huájī). Ce terme ne recouvre cependant pas totalement le sens du mot " humour " qui est beaucoup plus vaste et plus sophistiqué. “滑稽” désigne seulement quelque chose de drôle, alors que " humour " a une signification plus profonde. Si l’on veut juste déclencher des éclats de rire, sans implication plus profonde, alors “滑稽” convient très bien, mais le mot " humour ", lui, implique une réflexion et une réflexion exprimée avec art.

 

Ce terme étranger a en fait plusieurs sens différents, mais je ne vais pas les exposer ici, c’est inutile. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment l’utiliser.

 

De grands écrivains comme l’Anglais Dickens, l’Américain Mark Twain ou le Russe Gogol sont réputés être des écrivains pleins d’humour. Leurs œuvres, comme bien d’autres,  s’attaquent à l’hypocrisie, à la fourberie et toute conduite contraire à l’éthique, en général, tout en faisant preuve de compassion envers les faibles, les opprimés et les amoureux malheureux. Leurs passions et leurs haines, cependant, sont exprimées d’une plume pleine d’humour, c’est-à-dire que leurs écrits sont ironiques et drôles.

 

Nos dialogues comiques (ou "相声" xiàngsheng) sont une sorte de texte humoristique : ils sont satiriques, mais la satire est inséparable de l’humour (2), c’est le contraire du discours grave du donneur de leçon ; tout l’art du xiangsheng est dans l’humour avec lequel il porte ses attaques, d’abord cela fait rire, et ensuite cela fait réfléchir… Avant la ‘Libération’ (3), beaucoup des numéros les plus courants de xiangsheng n’étaient que des blagues pour faire rire, l’expression en était grossière, et le contenu totalement creux ; ils n’avaient pratiquement aucune portée éducative et aucune valeur artistique. Après la ‘Libération’, les textes des nouveaux xiangsheng ont évolué, leurs auteurs les ont conçus comme des satires qu’il était de leur responsabilité de diffuser : en les écoutant, les gens riaient, mais cela les incitait aussi à se poser des questions. C’est ainsi, en gros, que l’on peut expliquer la différence entre la simple blague et l’humour.

 

Un texte humoristique n’est pas un texte banal, il fait appel à la sagesse, à l’intelligence, et à toutes sortes de techniques pour déclencher le rire ; une fois lu, il vous fait rire, ou vous laisse interloqué, à la limite entre le rire et les larmes ; il communique en plus une morale. On comprend vraiment cela en lisant Dickens, Mark Twain ou Gogol, tout comme en écoutant un bon numéro de xiangsheng.

 

Les écrivains qui savent manier l’humour sont ceux qui savent manier la langue, ils ont besoin d’avoir un style drôle, mordant et incisif. Ils doivent également avoir un fort esprit d’observation et beaucoup

d’imagination. L’esprit d’observation leur permet de remarquer les détails comiques et les contradictions de l’existence, puis de les décrire et de les railler concrètement. Quant à l’imagination, elle permet de dépasser l’observation, d’en rajouter pour faire rire instantanément, et, qui plus est, de façon inoubliable.

 

On n’a pas besoin d’être écrivain pour avoir le sens de l’humour. Ce qu’on appelle ainsi consiste à déceler les éléments comiques de toute situation pour les exprimer ensuite de façon drôle, ou encore à user d’humour pour évacuer des problèmes. Par exemple, si un enfant voit un adulte doté d’un grand nez et lui crie aussitôt impertinemment : «  Oh ! le grand nez ! », si la personne en question n’a pas d’humour, elle ne sera pas contente, et le père de l’enfant pourra s’en trouver embarrassé. Mais si cette personne a de l’humour, elle pourra répliquer en riant à l’enfant : « Alors tu n’as qu’à m’appeler ‘tonton Pif’ ! ». Tout le monde rira et le problème sera réglé.

 

Bien sûr, avoir le sens de l’humour ne veut pas dire se plaire à tout tourner, à longueur de temps, en plaisanterie. Non, c’est plutôt avoir un sens très fort de la justice et refuser absolument d’accepter le mal ; c’est aussi dénoncer l’étroitesse d’esprit dans la société… Ainsi, si le sens de l’humour d’un écrivain l’empêche d’accepter le mal, il lui donne en même temps l’esprit large et ouvert, et le rend compréhensif. S’il a des faiblesses, il peut en parler avec humour, en évitant d’avoir une trop haute opinion de lui-même.

 

Les capacités humaines sont très diverses ; il y a des gens qui ont de l’humour, et d’autre qui n’en ont pas. Ceux qui n’en ont pas ne doivent pas se sentir forcés d’en faire, et d’écrire des textes pleins

d’humour. Les textes sérieux et clairs peuvent aussi être très bons. S’obstiner à jouer sur les mots pour tenter de provoquer le rire peut au contraire se tourner en maladresse. Enfin, il faut souligner le plus important : on peut se moquer de tout ce qui est mauvais, caractères ou attitudes, sauf des handicaps envers lesquels on doit au contraire faire preuve de compassion. Il faut traiter avec la plus grande humanité les aveugles, les sourds et les muets, il est absolument impensable de rire à leurs dépens.  

Notes

(1)  On aurait tendance à dire qu’un mot ‘importé’ qui n’est que transcrit phonétiquement reste culturellement étranger. “德谟克拉西démókèlāxī a été remplacé par “民主mínzhǔ et le concept ainsi intégré à la langue : c’est sa définition et son application qui sont maintenant en question.

(2) La satire est définie comme un écrit ou un discours qui s’attaque à quelque chose ou à quelqu’un en s’en moquant (le Robert), et qui implique donc raillerie, voire dérision.

(3) C’est-à-dire avant 1949.

 

 



 


 

 

 

 

     

 

 

 

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