Tangping :
la résistance passive en Chine contre l’injonction du troisième
enfant
par
Brigitte Duzan, 5 juin 2021
躺平
tǎngpíng
c’est, littéralement, être allongé à plat.
Cette position a pris un sens nouveau en devenant attitude
symbolique comme acte de résistance, passive bien sûr, contre la
nouvelle injonction du pouvoir chinois tombée fin mai 2021 : les
couples sont désormais « autorisés » à avoir non plus deux
enfants, mais trois, pour renverser la courbe démographique
désastreuse née de la politique de l’enfant unique.
Les réactions aux nouvelles mesures reflètent un fossé
d’incompréhension entre générations : les plus âgés trouvent que
les jeunes ont la vie belle comparée à celle qu’ils ont menée
(sous Mao) et qu’ils ne font pas beaucoup d’efforts ; les plus
jeunes, eux, se plaignent de crouler sous les charges, un coût
de la vie croissant et les pressions diverses, en famille et au
travail : un enfant est déjà difficile à assumer vu les coûts
impliqués et le manque de structures pour la garde des enfants ;
même si leurs parents n’ont pas eu la vie facile, ils avaient la
sécurité de l’emploi et les institutions sociales des
entreprises d’Etat.
La réponse des jeunes tient dans la formule satirique opposant
les deux termes :三胎和躺平
sāntāihetǎngpíng
(où
sāntāi
désigne les trois enfants demandés, comme on dit trois portées
de chiots ou de porcelets)
Origine de l’expression
L’expression
tǎngpíng
vient d’une autre expression inspirée du personnage interprété
par Ge You (葛优)
dans une série télévisée en quarante épisodes, diffusée en
1993 : « I Love my Family » (《我爱我家》)
– une comédie dans laquelle il interprète le rôle d’un jeune
débile qui n’a pas de travail et passe ses journées de
préférence chez lui, allongé sur le canapé
.
D’où l’expression qui était devenue courante :
葛优躺
gěyōutǎng,
être allongé comme Ge You (dans la série), c’est-à-dire avoir un
fameux poil dans la main, mais surtout souffrir d’une sorte de
dépression traduisant comme un mal du siècle, le manque de
perspectives entraînant l’apathie – le refus de devenir un
nouveau héros du travail se sacrifiant sur l’autel de la
croissance économique.
(il faut se replacer dans le contexte des restructurations
industrielles drastiques du début des années 1990 qui ont mis
des milliers d’ouvriers sur la paille quasiment du jour au
lendemain et induit une crise sociale).
Expression modernisée
躺平tǎngpíngest
donc la version actualisée de cette expression. Tǎngpíng,
c’est la seule forme de résistance qui reste quand toute
opposition au régime risque de vous envoyer moisir en prison,
oublié de tous. C’est une forme de résistance passive.
Ce n’est pas nouveau. De tous temps, les lettrés chinois se sont
réfugiés loin de la cour, dans des maison isolées, attitude de
refus du monde et de ses compromissions, d’essence
taoïste,symbolisée par les Sept Sages de la forêt de bambou (Zhúlínqīxián
竹林七贤)
.
Mais cela rappelle aussi l’attitude contemplative « assis en
quiétude » (zuòchán
坐禅)
du bouddhisme chan,
Depuis l’annonce gouvernementale de « l’autorisation » du
troisième enfant, fin mai 2021, l’esprit satirique propre aux
internautes chinois s’en est donné libre cours ; les slogans et
jeux de mots ont fusé sur les réseaux sociaux, et en particulier
sur wechat.
Le chat endormi, allongé sur le dos, est devenu l’emblème ce
nouveau ras-le-bol.
Le chat déclare :
捉十只老鼠,上交九只
quand j’attrape dix souris, faut que j’en donne neuf
老子不干了
je ne fais plus rien.
智慧式躺平是心灵的淡泊平静rester
sagement allongé, c’est pour l’esprit la tranquillité d’une vie
simple.
Les internautes ont même trouvé un livre pour défendre leur
nouvelle philosophie : « The Art of Lying Down » (《躺平的艺术》),
de l’écrivain allemand Bernd Brunner, publié en 2012 et traduit
en anglais l’année suivante – un peu l’équivalent de « L’éloge
de la paresse », mais en position horizontale, où l’auteur fait
un vibrant éloge de cette position, en soulignant qu’elle n’est
pas seulement paresse, mais peut être une forme de résistance ou
de protestation
.
Le plus intéressant, cependant, est comme toujours la multitude
de poèmes qui ont fleuri, avec le plus souvent beaucoup
d’humour, sur le thème de
tǎngpíng
.
Celui-ci, par
exemple :
今天,你躺平了吗
我躺故我在。
在躺平时代里做躺平诗人。
一起躺平,一起爱。
我有多丧就有多躺平。
这世道没有什么不是我们躺不平的!
爱,是用来躺的。
(note : le deuxième « vers » est un pastiche du « cogito ergo
sum » cartésien, « je pense, donc je suis », traduit
littéralement en chinois
“我思故我在”
où 故
gù
a le sens de donc)
T’es-tu allongé aujourd’hui ?
Je m’allonge, donc je suis.
À l’ère des allongés on est poète en s’allongeant.
Ensemble on s’allonge, ensemble on aime.
Plus croît mon désespoir plus je m’allonge
Il n’est aucune difficulté qu’on ne puisse aplanir en
s’allongeant !
Aimer, c’est utiliser la position allongée.
Histoire célèbre de
sept poètes et penseurs qui auraient vécu sous les Wei
du Nord, pendant
la
période troublée des Trois Royaumes, au troisième
siècle, et qui auraient fui les désordres de
la cour et les compromissions du gouvernement en se
réfugiant dans un bosquet isolé pour s’y livrer à des
« causeries pures » en buvant et fumant à loisir.
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