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Jentayu, hiver 2018 : fascinants récits croisés sur le thème de l’histoire et de sa mémoire

par Brigitte Duzan, 7 février 2018

 

En cet hiver 2018, la revue littéraire d’Asie Jentayu nous offre un septième numéro sur le thème Histoire et mémoire. Quatorze auteurs, dont trois poètes, un photographe, un illustrateur, une dizaine de pays, de la Russie à l’Indonésie et la Malaisie en passant par l’Ouzbékistan, la Thaïlande, le Sri Lanka…...  Un numéro peut-être encore plus riche que les précédents, où l’on rencontre au passage d’innombrables ombres historiques, et jusqu’à Thomas de Quincey (pour évoquer la Malaisie).

 

Ce sont plus de 220 pages qui se lisent presque d’un trait tant on est fasciné, au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, de voir combien les récits de ces auteurs si différents, d’aires géographiques et culturelles apparemment si diverses, se recoupent, se répondent, s’interpellent, avec les mêmes scansions reflétant des expériences si proches :  mémoire floue, souvenirs fragmentaires, donc histoire tronquée, incomplète, trahissant la manipulation parfois,

 

Jentayu n° 7

mais aussi mémoire préservée, malgré tout, car on la sent douloureuse, préservée pour servir l’histoire, et lui redonner vie.

 

On touche ici à cette qualité précieuse de la littérature que l’on rencontre finalement sous tous les cieux : le récit de la petite histoire pour illustrer la grande – petite histoire des anonymes contre celle des héros des manuels, petite histoire de l’individu contre celle du collectif et de la nation, petite histoire de ceux qui ont souffert de la grande, de destins infimes qui nourrissent la fiction et sont le sel de la littérature.

 

Lutte pour la mémoire

 

« Mémoire, perdue », titre le premier récit, qui vient du Sri Lanka (p. 7), et auquel répond à l’autre bout de ce numéro sept « La maison familiale », thaïlandaise celle-ci (p. 169), maison disparue avec tout le quartier, que la mémoire peine à préserver car les repères familiers se sont évaporés, tout un environnement d’arbres et de fleurs remplacés par la pierre et le béton. Maison disparue qui pourrait aussi bien être en Chine, pour des raisons semblables, contre lesquelles lutte justement l’écrivain Feng Jicai dans son combat pour la préservation du patrimoine comme lieu de mémoire et source identitaire (p. 97).

 

Mémoire disparue de la pierre qui reste quand même dans le souvenir des anciens, comme dans ce parcours de la ville de Tachkent (p. 67) qui évoque tout un passé de la ville, à partir de l’origine persane de son nom même (ou au moins une partie). Parcours à la recherche d’une histoire préservée dans les noms, les poésies, les récits des voyageurs, parcours de rêve, comme à tâtons dans le passé. Exercice que l’on pourrait dupliquer à l’infini dans n’importe quelle métropole de Chine ou d’Asie (voire d’ailleurs).

 

Souvenirs traumatiques

 

Ce qui frappe, cependant, dans ce numéro, c’est la prévalence des souvenirs traumatiques liés à des épisodes de violence historique semblable, sur fond d’idéalisme révolutionnaire vite étouffé, écrasé par la répression de régimes autoritaires répandus dans toute la région couverte par les textes de ce numéro 7. Idéalisme révolutionnaire nourri partout du modèle communiste, et en particulier maoïste, que ce soit au Sri Lanka, aux Philippines ou en Malaisie. Partout la même peur, la même violence aveugle, et la même difficulté de mémoire pour les survivants. Dans ce registre, le récit venu de Malaisie « La harde des éléphants » (p. 111) est particulièrement éprouvant dans l’évocation voilée des atrocités.

 

La campagne de sauvetage des déviants,

 ill. Arief Witjaksana (Indonésie)

 

Sur tous ces récits planent des ombres : celle de la Révolution française, et celle de l’URSS, mais surtout celle de la Chine : celle de Tian’an men est expressément citée dans le récit sri-lankais (p. 11), l’auteur de « La harde des éléphants », Zhang Guixing (张贵兴), est d’une famille d’origine chinoise dont il est dit à mots couverts qu’un oncle a fait partie du mouvement des « Rouges de Sarawak », etc.

 

Ce qui pose la question de la responsabilité politique, qui est aussitôt mise en abyme par le récit de Wei Junyi (韦君宜) sur la campagne contre les « déviants » qu’elle a elle-même vécue à Yan’an en 1942 (p. 31), et qui préfigure de manière sidérante et la campagne contre les droitiers de 1958 et la Révolution culturelle. Incorrigible Mao qui s’était pourtant excusé, à la fin de cette première campagne… Incorrigible ou amnésique ?

 

Fuite dans la folie

 

Par ailleurs, ce numéro 7 de Jentayu nous livre aussi des récits quasi hallucinatoires ou frôlant le fantastique, comme résultant d’autant de traumatismes nés de cette histoire de violence. « Les dévoreurs de mots » de la Hongkongaise Dorothy Tse nous entraîne dans une ville rayée de la carte sinon des esprits ; l’année est 1997, 1997 comme rétrocession, comme souvenir opaque du passé à Hong Kong, passé opaque générant un avenir qui l’est tout autant.

 

Et puis il y a, venu de Russie, ce « Papillon » (p. 175), qui est papillon de nuit, récit halluciné où les îles sont des centres de détention pour aliénés politiques, où les puits seuls permettent de s’évader de cet univers concentrationnaire, pour se réfugier dans des instituts pour sourds-muets et revenir en fin de parcours à son point de départ… pour y reconstruire les églises.

 

Les dévoreurs de mots, ill. Arief Witjaksana

 

Une femme et ses deux enfants,

de Luo Dan

 

C’est un récit qui, là encore, pourrait aussi bien se passer en Chine. On pense par exemple à Su Tong (苏童), chez qui la folie est une échappatoire et un motif récurrent, ou à Ge Fei (格非) et à l’univers de « Poèmes à l’idiot » (《傻瓜的诗篇》).  Folie sur fond d’amnésie dont on retrouve le thème aussi dans le poème de Liu Xiaobo qui figure dans ce numéro (p. 51). Amnésie qui hante l’écrivaine taïwanaise Lai Hsiang-yin (賴香吟) sous forme métaphorique de petit trou dans le cerveau, comme une bombe à retardement (p. 147).

 

Enfin, illustrant le thème général de ce numéro par l’image, sont les photographies superbement travaillées de Luo Dan (骆丹), dans un sépia évoquant les anciens albums de photos : une « Chanson simple » comme celles qui restent en mémoire quand on a oublié tout le reste (p. 129).

 

Sommaire du numéro, avec notes de lecture et entretiens

http://editions-jentayu.fr/

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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