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« J’ai écrasé un mouton » :

deuxième recueil de nouvelles de Pema Tseden traduites en français

par Brigitte Duzan, 15 septembre 2022

 

On connaît Pema Tseden en tant que réalisateur tibétain, mais un réalisateur dont l’univers cinématographique est indissociable de celui de ses nouvelles. Avant de faire des films, il a en effet commencé par écrire des nouvelles, en tibétain et en chinois, en traduisant éventuellement ses récits d’une langue à l’autre.

 

En 2012 est paru le premier recueil de ses nouvelles traduites en français, « Neige » [1]. Il comportait sept nouvelles, dont trois traduites du tibétain et quatre traduites du chinois, le titre du recueil étant celui de l’une des nouvelles traduites du tibétain. Le présent recueil, dix ans plus tard, regroupe huit nouvelles, toutes traduites du chinois [2]. C’est en effet uniquement dans cette langue qu’il écrit désormais, réservant le tibétain pour ses films, ou du moins le dialecte tibétain parlé chez lui, dans sa région natale du Qinghai (青海),  ou Amdo selon sa dénomination dans le Tibet traditionnel.

 

Ses nouvelles apparaissent dans ce contexte comme un aperçu de son univers personnel [3], venant en contrepoint de ses films, ancrés dans une réalité qui passe à la fois par l’image et par la langue tibétaine dialectale. Cet univers, on le découvre encore mieux dans les huit nouvelles du présent recueil qui, publiées entre 2013 (pour « La couleur de la mort ») et 2018 (pour « J’ai écrasé un mouton »), illustrent parfaitement le style et le mode narratif affinés par l’écrivain depuis le début des années 2010.

 

1.  J’ai écrasé un mouton  《撞死了一只羊》                                   

2.  Je suis un bélier 我是一只种羊

3.  Ballon  气球                    

4.  Un fichu rouge 一块红布                                                                                   

5.  La petite fille qui dort debout   站着打瞌睡的女孩                           

6.  Un inconnu  陌生人                                       

7.  Deux hommes dans la tête  脑海中的两个人         

8.  La couleur de la mort  死亡的颜色       

 

 

Recueil 《撞死了一只羊》(J’ai écrasé un mouton) , juillet 2018

 

 

Monde de l’enfance, univers personnel

 

Les deux premières sont des histoires de moutons, moutons et bergers formant, directement ou indirectement, la toile de fond d’un univers qui est aussi celui de l’enfance, bien souvent vu par les yeux d’un enfant, mais aussi bien par des jeunes et moins jeunes qui en ont gardé le regard émerveillé et innocent : de la vieille femme qui a un peu perdu la tête de « Deux hommes dans la tête » à l’enfant d’ « Un fichu rouge » qui, accompagné de son ami berger, décide de rester les yeux bandés toute une journée pour pouvoir écrire la rédaction sur les aveugles qu’on leur a donnée à l’école… avec une chute pour le moins inattendue.

 

Ces huit nouvelles sont écrites dans un style réaliste, apparemment simple, sans descriptions superflues, reposant beaucoup sur les dialogues au point qu’on a presque l’impression, parfois, tant la narration est vivante, de lire un scénario prêt à être adapté à l’écran, avec même les indications scéniques précisant les gestes et expressions des personnages. Cependant, si le style paraît simple, il est en fait très habilement travaillé pour permettre au lecteur d’entrer dans la peau des personnages et d’imaginer les infimes ressorts psychologiques de leurs actions.

 

 

Recueil 《乌金的牙齿》(Les dents d’Urgyän), juin 2019,
primé au festival du Golden Horse : l’un des « dix meilleurs livres de l’année »

 

 

C’est en effet sur une analyse psychologique très subtile que sont fondés ces récits, et c’est aussi ce qui fait une grand partie de leur intérêt. Pema Tseden a lui-même souligné cet élément important de sa création littéraire, opposée ici à sa création cinématographique :

 

« Ma création littéraire s’explique essentiellement ainsi : en écrivant, on accède à une sorte d’état suprême où le corps et l’esprit prennent un rythme d’une merveilleuse lenteur qui permet de se détendre peu à peu … et de pénétrer dans le monde intérieur des personnages de l’histoire que l’on veut conter. » [4]

 

Spiritualité bouddhiste et humour

 

Il est toutefois un autre trait essentiel que l’on retrouve dans l’ensemble de ses nouvelles : cet univers intérieur est un univers profondément empreint de spiritualité bouddhiste, où la compassion est idéal omniprésent et la religion vécue au quotidien entre régulièrement en conflit avec les contraintes du monde réglementaire. Écraser un mouton crée un cas de conscience qu’il s’agit d’apaiser par les prières et rituels appropriés, ou détournés ; une grossesse devient la possibilité pour un membre de la famille de s’y réincarner, ce qui, replacé dans le contexte pratique de la politique de l’enfant unique et de l’économie familiale, pose d’autres cas de conscience.

 

Cependant, tous ces récits nous sont contés sur un ton plein d’humour, d’une ironie désopilante et d’une satire dévastatrice qui fait feu de tout bois, même si c’est en de fines allusions, contre les aberrations du régime, mais aussi bien contre les pratiques religieuses populaires. Exemple-type de cet humour cinglant : l’histoire du bélier transporté du Xinjiang par avion pour mettre en œuvre l’un de ces projets digne du Grand Bond en avant, aussi mirifiques qu’absurdes, dont le communisme chinois est maître ; mais elle se termine sur un ton pacifié, où la pensée bouddhiste apporte une note de sérénité.

 

 

J’ai écrasé un mouton, Picquier 2022

 

 

Humour et spiritualité bouddhiste forment ainsi deux traits communs à tous ces récits. Ce ne sont pas les seuls. Toutes ces nouvelles sont aussi liées entre elles, en filigrane, par des éléments narratifs récurrents : l’histoire du bélier, par exemple, se retrouve évoquée dans plusieurs autres nouvelles, de même que le thème de la grossesse est un thème important de deux autres, dans des circonstances proches de mort et de réincarnation annoncée. Mais c’est peut-être tout simplement un nom qui fait le lien le plus concret entre ces récits en créant un effet d’appartenance de chacun des personnages à un monde tibétain rural profondément bouddhiste : c’est le prénom Drolma, nom tibétain de Tara, sur lequel est fondé le fil narratif de toute une nouvelle (« Un inconnu »), et qui reparaît dans quasiment toutes les autres.

 

Les nouvelles de Pema Tseden sont à son image : d’une subtilité profonde où affleure comme un sourire.

 

Note complémentaire

 

Depuis « Tharlo » (《塔洛》), sorti à la Biennale de Venise en août 2015, Pema Tseden adapte ses nouvelles à l’écran. La nouvelle éponyme à l’origine de ce film figurait dans « Neige » ; Pema Tseden a ensuite adapté deux autres de ses nouvelles, qui sont traduites dans le présent recueil : « J’ai écrasé un mouton » est l’une des deux nouvelles à la source du scénario du film « Jinpa » (《撞死了一只羊》) sorti en 2018 à la Biennale de Venise ; « Ballon » est la nouvelle dont est adapté « Balloon » (《气球》), troisième film du réalisateur à avoir été sélectionné à Venise, en 2019.

 

On peut quasiment les considérer comme une trilogie, représentative de l’univers de l’auteur. Ils complètent les nouvelles, étant tous trois en dialecte local de l’Amdo, le sous-titrage étant réalisé par la tibétologue Françoise Robin. C’est peut-être cet aspect linguistique qui fait le mieux comprendre la complexité d’un univers à cheval sur des aires culturelles totalement différentes, la traduction des nouvelles du chinois impliquant d’ailleurs un retour constant vers la réalité tibétaine qui les sous-tend, en collaboration avec Françoise Robin.

 

L’œuvre littéraire de Pema Tseden est ainsi un cas représentatif de la « littérature des marges » qui se développe en marge du monde chinois, aux confins de la culture et de la langue. Mais ce qui est spécial dans le cas de Pema Tseden, c’est la complexité linguistique de son œuvre, exprimée en chinois putonghua dans ses nouvelles, et en tibétain dialectal dans ses films. En ce sens, il représente bien le monde actuel qui continue à vivre en dialecte sous la chappe imposée du langage officiel, tout particulièrement en Chine et dans sa diaspora.

 

J’ai écrasé un mouton,

huit nouvelles de Pema Tseden

traduites du chinois, préfacées et annotées par Brigitte Duzan

Éditions Picquier, août 2022, 288 p.

 


 


[1] « Neige », recueil de sept nouvelles traduites par Françoise Robin et Brigitte Duzan, éditions Picquier 2012.

[2] Et tirées de plusieurs recueils.

[3] Comme il l’explique dans la préface qu’il a écrite pour le premier recueil : «  Ecrire est pour moi un moyen de parvenir à la paix …du corps et de l’esprit. […] Je ressens en écrivant un sentiment qui tient un peu du religieux et où affleurent les idées les plus diverses. Le cinéma, lui, ne peut pas toujours parvenir à tant de pureté.»

[4] Addendum à la préface écrite pour le recueil « Neige ».

 

 

 

     

   

 

 

 

 

     

 

 

 

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