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« Le jeu du plus fin » : brillante narration de Li Er sur la mémoire historique

par Brigitte Duzan, 28 mars 2014

   

Sorti en Chine en janvier 2002, « Le jeu du plus fin » (《花腔》), de Li Er (李洱), est certainement l’un des ovnis littéraires les plus subtils et les plus provocants que la littérature chinoise nous ait fournis ces dernières années : subtil dans sa construction et provocant par la pensée qui s’y exprime. Livre sur l’impossibilité d’appréhender une vérité historique indéfinissable même dans son essence, il louvoie entre les faits et la fiction, sans que l’on sache trop, bien souvent, où s’arrêtent les uns et où commence l’autre.

    

L’histoire selon Li Er n’est qu’un nœud complexe de récits divergents, dont aucun ne peut prétendre à plus de vérité que les autres. C’est le sens, ou l’un des sens, du titre chinois, terme musical désignant les ornements complexes et virtuoses réalisés lors de l’interprétation d’un chant, et par extension la voix capable de les faire, dite colorature. Le livre de Li Er est ainsi une série d’ « ornements », de brillantes

 

Le roman chinois

variations sur l’histoire qu’il a choisi de nous conter : réalités ou chimères (真实就是虚幻), comme est titré l’un des derniers chapitres (1)…

    

Un récit en trois parties

    

Cette histoire est celle d’un héros révolutionnaire du nom de Ge Ren (葛任), nom qui a déjà une connotation symbolique puisqu’il est homophone de geren (个人), l’individu tiré de la gangue de l’anonymat collectif. C’est un personnage devenu légendaire, que l’on dit mort à la bataille d’Erligang (二里岗战斗), en 1942, mais dont la mort même est contestée.

    

Trois parties

   

Li Er se cache derrière un auteur aussi fictif que son personnage, Bai Ling, supposée être la seule descendante encore en vie de ce Ge Ren ;comme l’explique l’avant-propos, elle a passé dix ans de sa vie à collecter documents et témoignages sur lui. C’est effectivement le temps qu’y a passé Li Er. Et il nous livre la somme de ses recherches en trois parties, qui correspondent à trois témoignages supposés avoir étéretrouvés ou recueillis par Bai Ling : Disons ce qu’il en est (有甚说甚) ; Le chant des pies (喜鹊唱枝头) et OK, et réciproquement (OK,彼此彼此).

    

Ces trois parties sont des récits contés par des proches de Ge Ren, et datés d’époques différentes : le premier est de mars 1943, pendant la guerre sino-japonaise, et de la bouche du docteur Bai Shengtao (白圣韬); le second est un témoignage censé avoir été recueilli en mai 1970 (donc pendant la Révolution culturelle), au cours d’une enquête dans une ferme de rééducation par le travail, auprès de l’un des détenus ; le troisième est celui d’un juriste, interrogé par Bai Ling en juin 2000.

 

La traduction en français

      

Trois voix, et bien plus

    

Etant relaté à la première personne, chacun de ses récits a un style et un ton particuliers, parfaitement rendus par la traduction, qui ajoutent une note d’authenticité au propos. Mais les dires de chaque témoin sont complétés et enrichis par des documents, extraits d’archives et d’ouvrages littéraires, insérés dans le cours du récit, comme une voix supplémentaire, ou plutôt des voix supplémentaires venant corroborer ou infirmer en une infinité de coloratures ce qui vient d’être dit.

    

Et comme on ne sait trop si ce qui est rapporté et cité est vrai ou inventé, on a un récit en abyme où l’histoire est comme diffractée dans les éclats d’un miroir brisé.

    

Une vérité historique insaisissable

    

Dans ce livre magistral, Li Er traduit en termes littéraires l’impossibilité d’écrire l’histoire, parce qu’elle n’est pas une mais plurielle, et qu’il n’y a d’histoire que subjective, comme tout récit.

    

L’histoire des intellectuels de l’après 4 mai

    

L’histoire dont il est question est en fait, indirectement, celle des intellectuels chinois à partir de la réforme avortée des Cent jours, en 1898 (戊戌变法) – la référence récurrente citée par Li Er est le leader du mouvement, Kang Youwei (康有为). Mais Li Er rend surtout hommage aux intellectuels du mouvement du 4 mai, le grand mouvement réformiste du début du vingtième siècle. Le personnage de Ge Ren est calqué sur le grand penseur communiste Qu Qiubai (瞿秋白), ami de Lu Xun, membre du groupe créateur en 1930 de la Ligue des écrivains de gauche, et fusillé par les nationalistes en 1935 parce qu’il n’avait pu suivre ses camarades dans la Longue Marche, étant tuberculeux.

    

Li Er nous dépeint un Ge Ren tuberculeux lui aussi et engagé dans la lutte communiste comme lui, mais à dix ans d’intervalle. Le mystère fictionnel de sa mort à la bataille d’Erligang est le prétexte d’investigations multiples qui finissent par tracer le portrait déroutant d’une Chine moderne faite de coups bas et de chausse-trappes (2), dont les événements et personnages sont revus par un objectif déformant, et par là-même remis en question en confrontant réalité et fiction.

    

Une histoire entre réalité et fiction

    

Li Er s’amuse à mêler avec un art consommé personnages et événements réels et de fiction, au point de jeter le doute sur tout ce qu’il raconte, ce qu’il invente étant parfois tout aussi plausible : il y a l’histoire, et ce qui aurait très bien pu l’être, et la petite histoire qui est aussi intéressante que la grande, et permet de la relativiser en la démythifiant.

     

En même temps, les mythes sont invoqués pour recréer une ascendance aux personnages, à commencer par Ge Ren dont les origines sont retracées jusqu’à l’ancêtre suprême, Yu le Grand… Le texte fourmille de citations et références à des personnages qui soudain prennent chair sous nos yeux : on croise l‘ombre de la légendaire Jiang Mengnü dans le village d’où elle est supposée être originaire, on nous parle d’une photo prise à Yan’an par Edgar Snow, d’une lettre de Lin Huiyin à Xu Zhimo…

    

Il y a de la démesure et une ironie constante dans le récit de Li Er : on ne déconstruit pas l’histoire sans cela.

    

Entre démesure et ironie

    

La démesure est dans le projet lui-même, l’ironie affleure à chaque page. On apprend ainsi que Mao et ses troupes souffraient de constipation chronique au sortir de la Longue Marche, alors que Tchang Kai-chekavait au contraire une colique nerveuse ; on a un condensé loufoque de la réforme agraire et des défrichements sauvages, une satire des grandes campagnes maoïstes dans la campagne de ramassage des crottes d’âne à des fins thérapeutiques et un clin d’œil atroce à la Grande Famine causée par le Grand Bond en avant dans l’histoire des échanges de bébés qui permettent de les consommer sans crise de conscience…

    

On sourit au détour d’une simple expression, parfois, et l’on frémit à d’autres moments, par exemple en lisant cette philosophie des chiens qui suivent – en espérant dévorer son cadavre - toute personne se promenant les mains dans le dos parce que c’est l’attitude des condamnés que l’on va fusiller.

    

Le pastiche est partout dans les documents cités, dans les poèmes aussi. Li Er témoigne d’une culture d’une profondeur insondable qui anime son récit et retient l’attention du lecteur volens nolens. Il y a longtemps que l’on a compris que l’on ne saura jamais très bien le fin fond de toute l’histoire de Ge Ren, de sa femme et de sa fille… mais on est fasciné par la richesse du matériau que Li Er a réuni et qu’il déroule sous nos yeux, et qui nous fait revisiter l’histoire des manuels.

    

Entre gravité et brio

    

Et cependant, le message est grave, Li Er le formule à plusieurs reprises dans le cours de son récit, et il reprend une préoccupation majeure dans le monde d’aujourd’hui : celui de la mémoire historique. Les divergences des divers récits rapportés témoignent d’une réalité historique impossible à reconstruire.

     

Le désir de Bai Ling de retrouver la réalité de Ge Ren participe d’un désir de vérité, nous dit Li Er, « une aspiration qui dans un monde où tout serait faux resterait, elle, authentique ». Toutes ces narrations où il est « impossible de démêler le vrai du faux » ont en commun d’être « un écho de l’histoire ». Un écho ou une ombre, comme le titre de l’autobiographie qu’était supposé écrire Ge Ren : « L’ombre qui marche »  (《行走的影子》).

    

Dans ces conditions, l’histoire devient une somme de récits discordants irréconciliables. La mémoire devient impossible en tant que narration unique. Chacun peut en conserver les traces qui lui sont personnelles.

     

Le grand mérite de Li Er est de nous livrer un texte qui raconte cette impossibilité au lieu de la théoriser, et qui le fait avec profondeur et panache.

    

    

(1) Je reprends pour toutes les citations la traduction de Sylvie Gentil.

(2) D’où la nécessité de « jouer au plus fin » comme a choisi de titrer l’éditeur français, en reprenant une phrase du texte (p. 319).

    


    

Le jeu du plus fin

traduit par Sylvie Gentil,

Philippe Picquier, mars 2014.

    

   

   

 

 

 

     

 

 

 

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