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				 « Lust.Caution » 
				d’Ang Lee, d’après la nouvelle de Zhang Ailing 
				李安根据张爱玲小说导演的《色、戒》 
				par Brigitte Duzan, 5 
				août 
				2010 
				         
					
						| 
						Jamais la 
						nouvelle de 
						
						Zhang Ailing
						(张爱玲)
						
						« Lust.Caution » 
						(《色、戒》) 
						n’aurait connu la célébrité qu’elle a acquise sans le 
						film éponyme d’Ang Lee (李安), 
						le Lion d’or qu’il obtint au festival de Venise en 2007, 
						ni surtout la rumeur de scandale qu’il propagea comme 
						une traînée de poudre aux quatre coins de la planète – 
						tout cela pour quelques « scènes d’alcôve » 
						particulièrement originales et osées. 
						         
						Pourtant, le 
						film n’est pas vraiment une adaptation de la nouvelle. 
						Celle-ci est un huis clos, doublé d’un double monologue 
						intérieur, où le décor de la ville en guerre 
						n’apparaît 
						qu’en filigrane, comme dans l’ensemble de l’œuvre de
						
						
						Zhang Ailing, et 
						où nulle part, en particulier, ne sont décrites les 
						rencontres amoureuses des deux personnages principaux ; 
						il n’y est fait que quelques brèves allusions, juste ce 
						qui est nécessaire dans le contexte de la narration. |  | 
						
						 
						Ang Lee 
						(李安) |          
				Le film est une 
				recréation à partir de la trame narrative de la nouvelle, en 
				surimposant à ses descriptions les images qui leur 
				correspondent, et en en inventant d’autres pour rajouter au 
				texte les éléments que Zhang Ailing a soigneusement évités, et 
				en particulier les détails visuels de la ville en guerre, ce qui 
				change totalement l’atmosphère de la nouvelle et le caractère 
				fondamental qui en faisait toute l’originalité  : il ne 
				s’agit plus d’un drame intérieur, mais du récit d’un complot 
				manqué. On n’a plus rien à imaginer, tout est là, devant les 
				yeux : un spectacle. Heureusement il est signé Ang Lee. 
				         
				Une relecture, 
				non une adaptation         
					
						| 
						 
						Affiche |  | 
						La nouvelle 
						est effectivement l’histoire d’un complot raté, et d’un 
						assassinat manqué : celui tramé, en pleine guerre  
						
						sino-japonaise, par une bande d’étudiants pour liquider 
						le chef de la sécurité du gouvernement collaborateur 
						installé à Nankin, désigné par son simple patronyme, 
						monsieur Yi. Mais ce n’est pas l’essentiel, juste le 
						cadre du drame intérieur qu’il entraîne 
						chez celle qui a été choisie pour l’attirer dans le 
						piège, Wang Jiazhi, et qui finit par trahir ses 
						camarades en se laissant déborder par ses sentiments.
						         
						La nouvelle 
						dégage essentiellement une impression d’infinie 
						tristesse, empreinte d’une légère amertume, celle 
						ressentie devant un immense gâchis. Il ne faut pas 
						oublier que, en l’écrivant,
						
						
						Zhang Ailing 
						essaie d’évacuer un des épisodes les plus douloureux de 
						sa propre existence :  |  
						elle-même a 
				été mariée avec un 
				collaborateur de la même eau que son monsieur Yi, et, bien 
				qu’elle ait divorcé en 1947, son ombre a continué à la 
				poursuivre pendant des années. Quand elle met la dernière main à 
				sa nouvelle, en 1978, il y a longtemps que le scandale de ce 
				mariage est retombé, mais elle en garde la blessure au fond du 
				cœur. C’est cela qui transparaît dans la nouvelle : elle fait 
				une dernière tentative 
				d’exorcisme.         
					
						| 
						Ang Lee, pour 
						sa part, l’a lue en y voyant surtout la cruauté du 
						personnage masculin, qui n’hésite pas un instant à 
						éliminer toute la bande, y compris la jeune femme, pour 
						sauver sa peau. La langue ciselée de
						
						Zhang Ailing le rend à 
						merveille et Ang Lee y a été particulièrement sensible : 
						 « A mon avis,  
						a-t-il dit, 
						aucun auteur n’a utilisé la langue chinoise avec autant 
						de cruauté que 
						Zhang Ailing, et aucune 
						de ses nouvelles n’est aussi belle et cruelle que 
						« Lust.Caution »… » Cette vision de la nouvelle a 
						conditionné son adaptation à l’écran.  |  | 
						
						 
						Monsieur Yi (Tony Leung) |  
				         
				Adaptation est 
				d’ailleurs un terme incorrect, il l’a bien expliqué : « Nous 
				n’avons pas vraiment adapté la nouvelle, nous avons continué à 
				revenir à son théâtre de cruauté et d’amour jusqu’à ce que nous 
				ayons assez d’éléments pour en faire un film. » Du coup, 
				celui-ci est une œuvre originale, qui emprunte à la nouvelle ses 
				personnages, son intrigue et même la construction générale des 
				principales scènes et la progression du récit, mais en y 
				insufflant une vie et une signification propres. La nouvelle est 
				un chef 
				d’œuvre littéraire, le 
				film un chef-d’œuvre cinématographique. 
				         
				Extraordinaire reconstitution historique 
				         
				Tout ce qui n’était 
				qu’allusions subtiles dans le texte de
				
				Zhang Ailing acquiert brutalement la force de 
				l’image. Tout d’abord, 
				la guerre n’était qu’une toile de fond dans la nouvelle, elle 
				est au premier plan dans le film : c’est elle qui détermine la 
				vie et le destin des personnages, mais aussi leur comportement. 
				Les premières images fixent comme cadre une ville occupée, où 
				tout contribue, en quelques instants, à créer une atmosphère 
				pénible et pesante. Ce n’est qu’une fois ce cadre visuellement 
				fixé que l’on retrouve, comme en contrepoint, la scène du jeu de 
				mahjong qui débute la nouvelle. La guerre est omniprésente, mais 
				non plus comme un danger latent : sa présence est réelle, et il 
				faut saluer le formidable travail de reconstitution historique 
				qu’Ang Lee et son équipe ont réalisé.          
					
						| 
						 
						Rue de Shanghai reconstituée |  | 
						Shanghai a 
						bénéficié d’un travail en profondeur. Des rues entières 
						ont été reconstruites dans les studios de la ville, en 
						allant jusqu’à y planter des arbres de la même taille 
						que ceux que l’on voit sur les photos de l’époque. Pour 
						les scènes tournées en extérieur, quelque trois mille 
						appareils à air conditionné ont été supprimés pour la 
						durée du tournage. Pour les boutiques de la rue où se 
						passe la scène de la bijouterie, les vitrines ont été 
						réalisées, stockées puis « vieillies » jusqu’à 
						 |  
						paraître d’époque. La ville 
				devient ainsi dans le film un personnage à part entière, gardant 
				comme un souvenir nostalgique de l’aura qu’elle avait dans les 
				années trente : vitrine baroque témoin d’un art luxuriant, d’un 
				bouillonnement culturel, économique et financier au contact de 
				l’Occident, une ville cosmopolite où se mêlaient les accents les 
				plus divers ; le film a aussi soigné cet aspect linguistique : 
				on y entend, outre le mandarin, le japonais et l’anglais, le 
				cantonais, le dialecte de Shanghai et même, brièvement, celui de 
				Suzhou. 
						         
					
						| 
						Un exemple du 
						soin apporté dans la reconstitution du décor est le 
						bureau de Monsieur Yi, une invention d’Ang Lee : dans la 
						nouvelle, ses activités ‘professionnelles’ ne sont qu’évoquées. 
						Or ce bureau apparaît avec tous les « gadgets » qui 
						meublaient à l’époque un bureau de ce genre.  
						         
						Quand il signe l’ordre 
						d’exécution, à la fin, on aperçoit en particulier 
						derrière lui une statuette de Zhong Kui (钟馗),
						 
						à la fois témoignage 
						historique et symbole évocateur. Selon une légende, 
						l’empereur Xuanzong des Tang (唐玄宗), 
						gravement malade, vit en rêve un petit démon voler une 
						bourse à sa concubine préférée et une flûte lui 
						appartenant,  sur quoi un autre démon le capturait et 
						l’avalait : c’était Zhong 
						Kui. L’empereur s’étant réveillé guéri, il demanda à un 
						peintre de la cour de faire le portrait de Zhong Kui et 
						ce fut le début de sa célébrité. Zhong Kui était à 
						l’origine un candidat aux examens 
						 |  | 
						 
						le bureau de monsieur Yi |  
						officiels qui avait brillamment réussi ; mais il 
				était extrêmement laid et l’Empereur, effrayé par son apparence 
				physique, l’avait rayé de la liste des 
				candidats reçus. Il était devenu roi des esprits des Enfers, 
				avec mission de « décapiter les diables, arrêter les fantômes et 
				nettoyer l’univers pour le rendre pur et blanc ». Dans les 
				années de l’occupation japonaise, sa statue figurait donc 
				souvent dans les bureaux des services de renseignement chinois. 
				         
				Un ‘théâtre de 
				cruauté et d’amour’ 
				         
				Shanghai, début des 
				années quarante 
				         
					
						| 
						
						 
						Soldats japonais en faction dans la rue |  | 
						La Shanghai du 
						film, celle de 1942, est une ville emblématique de 
						l’occupation japonaise, avec une population recluse, 
						parquée dans des zones militarisées, lourdement 
						surveillées, aux sorties limitées. Cette réalité n’était 
						perçue 
						
						qu’indirectement dans la nouvelle, à travers la 
						description et les dialogues des joueuses de mahjong ; 
						dans le film, elle devient primordiale car l’ampleur de 
						la lutte politique et du conflit pour la liberté 
						nationale entraîne une atmosphère de siège qui 
						conditionne  |  
				les esprits en provoquant des tensions constantes. La vie tient 
				à un fil, et justifie des stratégies de compromission dont 
				monsieur Yi est l’exemple type.          
					
						| 
						Le salon de sa 
						femme est lui-même superbement rendu, avec une 
						atmosphère feutrée, scandée par le bruit sec des jetons 
						de mahjong ; elle rappelle celle des « Fleurs de 
						Shanghai », autre nouvelle de
						
						Zhang Ailing, adaptée 
						par Zhang Yimou, mais les dialogues sont incisifs, et le 
						jeu subtil des regards fait naître comme un malaise à 
						fleur de peau. Wang Jiazhi, dans le rôle d’emprunt de l’épouse 
						sophistiquée d’un homme d’affaires de 
						Hong Kong, fait  |  | 
						 
						Wang Jiazhi (Tang 
						Wei) |  
						naître une tension latente qui 
				croît à chaque battement de cil. 
				         
				Comme dans la 
				nouvelle, on suit Wang Jiazhi quittant la table de mahjong sur 
				un regard de monsieur Yi pour partir l’attendre dans un café. Et 
				là, alors qu’elle l’attend longuement, elle repense aux 
				événements qui l’ont amenée là, et Ang Lee en fait un très long 
				flashback sur les circonstances de leur première rencontre, à 
				Hong Kong, quatre ans auparavant.  
				         
				Hong Kong, deux ans 
				auparavant 
				       
				  
					
						| 
						 
						Le groupe d’étudiants à Hong Kong |  | 
						Là encore, la 
						vie du groupe d’étudiants réfugiés là, et dont fait 
						partie Wang Jiazhi, est superbement documentée. On ne 
						regrette pas un instant la longueur du développement 
						tant il est intense. L’une des scènes les plus 
						importantes est celle de la représentation théâtrale qui 
						fournit l’un des thèmes au film comme à la nouvelle, 
						l’aspect 
						véridique de l’épisode étant renforcé ici par 
						l’expérience personnelle 
						d’Ang Lee, qui 
						a vécu lui-même quelque chose de semblable au même âge. 
						Poussés  |  
				par l’un d’entre eux, 
				Kuan Yunming, ils décident de monter une pièce patriotique pour 
				apporter leur contribution à l’effort de guerre en insufflant un 
				élan nationaliste à leurs compatriotes de Hong Kong 
				qu’ils jugent un peu 
				trop mous dans leurs convictions. Les deux rôles principaux sont 
				confiés à Jiazhi et Yunming qui se trouvent ainsi rapprochés. 
				Les maquillages et les costumes sont tellement réussis que 
				l’une, vêtue de rouge 
				avec ses petites nattes, et l’autre, en uniforme avec sa 
				casquette, semblent sortis tout droit des affiches de propagande 
				révolutionnaire.          
				La pièce met la salle 
				en émoi ; exaltés par le succès remporté, les jeunes étudiants 
				se laissent entraîner, comme dans la nouvelle, dans un autre jeu 
				beaucoup plus dangereux : tendre un piège à l’un des chefs, 
				résidant alors à Hong Kong, des services de renseignements du 
				gouvernement collaborateur de Wang Jingwei, le fameux monsieur 
				Yi que Wang Jiazhi reçoit pour mission de séduire.  
				         
				On ne quitte donc pas 
				le monde de la représentation, le théâtre et son enjeu ont 
				simplement changé de perspective. Le film reprend bien le thème 
				de la nouvelle, mais en lui donnant un sens différent. 
				L’illusion théâtrale devient un jeu dangereux et sans merci 
				auquel Ang Lee apporte sa vision 
				 
					
						| 
				personnelle : le jeu d’acteur est 
						ici conçu comme quelque chose de brutal, ses 
						personnages, comme les animaux, utilisant des 
						camouflages pour échapper à l’ennemi ou leurrer leurs 
						proies. Il y a d’ailleurs quelque chose du félin dans la 
						manière dont monsieur Yi approche Wang Jiazhi qui 
						elle-même joue à merveille la proie à la fois tentante 
						et effarouchée. Lors de leur premier repas en tête à 
						tête dans un restaurant quasiment désert, la tension est 
						palpable, la jeune femme tentant de fuir un regard dont 
						elle se sent peu  |  |   
						 
						Monsieur Yi couvant sa proie du regard |  
				à peu 
				envoûtée. Il y a alors comme une lueur étrange dans ce regard, 
				un regard de fauve attendant le moment propice pour fondre sur 
				sa proie. Le chef opérateur, Rodrigo Prieto, a expliqué que, 
				pour l’obtenir, ils avaient allumé des ampoules de Noël qui se 
				reflétaient dans les yeux de l’acteur et lui donnaient un reflet 
				légèrement ambré, comme le regard d’un fou ou d’un tueur. Du 
				grand art.         
				Cette première 
				tentative d’assassinat se termine en queue de poisson, madame Yi 
				annonçant de but en blanc à Wang Jiazhi, au téléphone, qu’ils 
				doivent rentrer à Shanghai : consternation chez les étudiants 
				dont le plan tombe à l’eau. Mais cette expérience initiale sert 
				à leur faire comprendre leur naïveté de béotiens dans un monde 
				où tout le monde est prêt à trahir et tuer pour sauver sa propre 
				peau. Ils sont eux-mêmes amenés à liquider le personnage qui les 
				avait introduits dans le cercle des Yi, et qui tente ensuite de 
				les faire chanter. Il y a là une scène inventée d’une cruauté 
				qui ne se justifie guère : c’est une tuerie à coups de couteaux, 
				qui semble durer une éternité, entraînée au départ par un geste 
				désespéré de Kuan Yunming, mais qui dérive en boucherie inutile 
				puisque les étudiants ont des revolvers et viennent de passer 
				deux mois à s’entraîner au tir : ils auraient pu tuer le traître 
				d’une simple balle dans le crâne. Mais la page est ainsi 
				tournée : les étudiants ont perdu leur innocence, comme Jiazhi a 
				perdu sa virginité. On peut seulement regretter que le message 
				soit aussi lourdement appuyé. 
				      
				  
				Retour à Shanghai 
				         
				On retrouve les 
				étudiants à Shanghai deux ans plus tard. Wang Jiazhi a repris 
				ses études et vit 
				l’existence difficile 
				des habitants de la ville aux prises avec les difficultés 
				d’approvisionnement et les tickets de rationnement. Ang Lee 
				plante magistralement son décor : les queues pour avoir un peu 
				de riz, les gens qui dorment dans la rue et les morts qu’on 
				ramasse au petit matin (la ville était coupée de ses 
				approvisionnements, et les gens mouraient effectivement de faim, 
				mais aussi d’épidémies), le tout dans les couleurs ocres des 
				films des années trente…  
				         
				L’histoire rattrape 
				cependant Wang Jiazhi : Kuan Yunming, maintenant membre actif du 
				réseau de renseignement du Guomindang, la retrouve et la 
				convainc de reprendre le stratagème inabouti pour assassiner 
				monsieur Yi, principal responsable des pertes qu’ils subissent 
				dans leurs rangs. Elle a déjà les contacts, cette fois, en plus, 
				elle aura le soutien d’un réseau organisé ; mais son rôle en 
				devient 
				d’autant plus 
				redoutable : c’est sa vie qui est désormais en jeu – et de 
				manière beaucoup plus profonde et insidieuse qu’ils ne peuvent 
				l’imaginer au départ.  
				         
					
						| 
						
						 
						La partie de mahjong |  | 
						Elle retrouve 
						donc le maquillage et les atours de madame Mai, et la 
						table de mahjong de madame Yi, comme si rien 
						n’avait 
						changé. En fait, il n’y a pas eu de changement radical, 
						seulement un glissement imperceptible. Le tournant 
						décisif  du film intervient lorsque monsieur Yi finit 
						par saisir la perche qui lui est tendue, et envoie son 
						chauffeur conduire Jiazhi, sans qu’elle le sache au 
						départ, dans une chambre meublée où il l’attend, assis 
						dans le plus profond  |  
						silence. Elle était partie pour 
				aller au cinéma, mais c’est une tout autre séance qui l’attend. 
				Ce n’est en fait ni plus ni moins qu’un viol d’une extrême 
				brutalité.          
				Il s’ensuit une 
				liaison sulfureuse, et quelques scènes qui ont déclenché de 
				vives polémiques partout où le film est sorti, souvent défiguré 
				par la censure. Pourtant, outre le fait qu’elles sont d’une 
				esthétique superbe, chorégraphiées et filmées comme un combat 
				d’art martial, elles sont essentielles. C’est toute la violence 
				refoulée de monsieur Yi qui se révèle ainsi d’un coup : ce 
				personnage, a dit Tony Leung qui 
				l’interprète 
				magistralement, a dû avoir au début des intentions sincères, 
				l’ambition de faire quelque  
					
						| 
						chose pour 
						sauver son pays ; mais, à Shanghai, sa vie est devenue 
						un enfer qui le force à tout intérioriser. Ce 
						refoulement permanent de tout sentiment affectif, et la 
						nécessité d’adopter une attitude implacable à l’égard 
						même des anciens amis ou collègues en ont fait une sorte 
						de monstre froid, apparemment insensible. Mais, sous ce 
						masque soigneusement fabriqué et entretenu se cache une 
						nature humaine dont la chaleur se trahit dans certains 
						regards, comme une lave  |  |   
						 
						Le café Kiessling |  
						en fusion dans 
				un volcan, éteint depuis 
				longtemps, dont l’éruption est d’autant plus dangereuse. 
				         
				‘L’art de la 
				chambre à coucher’ 
				         
				L’art du réalisateur 
				et de son équipe atteint là un sommet. Ang Lee a révélé au cours 
				d’une interview que personne n’avait aimé tourner ces scènes, et 
				qu’elles l’avaient été tout au début, dans les douze premiers 
				jours du tournage. Elles n’étaient pas précisément décrites dans 
				le scénario et ce fut, dit-il, « un processus douloureux », mais 
				ce sont ces scènes qui ont déterminé la suite du tournage, tout 
				le film ayant été bâti autour. Elles ont été manifestement 
				étudiées avec soin : on a l’impression de voir quelques unes des 
				estampes illustrant les éditions anciennes des grands classiques 
				de la littérature érotique chinoise.  
				         
				Car la pratique de la 
				sexualité, en Chine, avant d’être l’objet de répression, à 
				partir du dix-septième siècle, entrait dans les pratiques 
				taoïstes de recherche de l’immortalité. C’était important pour 
				l’Empereur lui-même qui y recherchait un équilibre tant physique 
				et énergétique que psychique, d’où l’entretien d’un « pool »de 
				concubines et de conseillers spéciaux, avec manuels et potions 
				correspondants. La référence aux œuvres les plus connues comme 
				le « Jing Ping Mei » ou « Fleurs de pruniers dans un vase d’or »
				(《金瓶梅》) et « Le rêve dans le pavillon rouge » (《红楼梦》) 
				est évidente,
				mais 
				on pense aussi aux fameuses définitions poétiques des 
				différentes postures (dragon qui s’enroule, poisson aux quatre 
				yeux, couple d’hirondelles, canards renversés, etc…), qui 
				remontent, elles, à la dynastie des Sui (581-618). Il y a donc 
				là tout un contexte culturel très ancien. 
				         
				En même 
				temps, il y avait des traités médicaux et alchimiques puisque la 
				sexualité entrait dans l’art 
				
				d’entretenir la vie, d’où ces « jeux de nuages et de pluie » qui 
				devaient permettre de reproduire à 
				l’échelle 
				individuelle les phénomènes macrocosmiques de création et de 
				mutation : l’acte sexuel représentait, dans cette optique, 
				l’union du Ciel (Yang) et de la Terre (Yin) au travers de la 
				montée des nuages et de la descente de la pluie, symbolisant 
				l’unité dans l’harmonie des contraires. Dans 
				
				l’introduction de l’un de ces ouvrages, on trouve les paroles 
				suivantes qui résonnent comme un commentaire de la frénésie 
				brutale dont est saisi monsieur Yi : 
				         
				" L'art de la 
				chambre à coucher, constituant la somme des émotions humaines, 
				renferme la Voie suprême. Aussi les sages de l'antiquité ont-ils 
				réglé les plaisirs extérieurs afin de réfréner les passions 
				intérieures. Celui qui sait régler son plaisir charnel se 
				sentira en paix et atteindra un grand âge. Les anciens ont donc 
				étudié et commenté le plaisir sexuel afin de régler par là 
				toutes les affaires humaines …". 
				Citation d’un grand 
				classique du cinéma de l’époque         
				Le dérèglement des 
				sens, dans le film, agit en fait comme une sorte d’exutoire, une 
				réaction au refoulement de ses « passions intérieures » par 
				monsieur Yi dans le cadre de ses fonctions, et dans le contexte 
				de la guerre en général. Une fois la crise passée, la liaison 
				s’établit dans une atmosphère plus sereine, et la scène dans le 
				restaurant japonais offre même un instant délicieux d’harmonie 
				et de tendresse, sur fond de mélancolie – scène propre au film, 
				qui n’a pas d’équivalent dans la nouvelle, mais s’intègre parfaitement 
				dans la logique du développement dramatique. C’est une des plus 
				belles trouvailles du film.         
				Seul avec Jiazhi dans 
				une salle privée, monsieur Yi commente les accents monotones 
				d’une chanson japonaise qui leur parvient assourdie : comme ils 
				sont tristes, dit-il, on dirait des chiens qui se plaignent ; 
				c’est que les Américains avancent, ils savent qu’ils vont 
				bientôt perdre la partie – ce qui, évidemment, serait tout aussi 
				fatidique pour lui. Jiazhi lui propose alors de lui chanter 
				elle-même une chanson. Or, celle qu’elle va chanter est tirée 
				d’un film culte de Yuan Muzhi (袁牧之), 
				« Les Anges du Boulevard » (《马路天使》), 
				sorti en 1937, dont les chansons devinrent aussitôt célèbres, 
				faisant une star adulée de leur interprète, Zhou Xuan (周璇).
				 
				         
				Celle choisie par 
				Jiazhi parle d’un amour malheureux dans le nord-est de la Chine, 
				tombé le premier aux mains des Japonais : « Je suis le fil cousu 
				sur ton vêtement, jamais on ne pourra nous séparer… Le fil passe 
				dans le chas, et voilà, nous sommes liés… » C’est un moment 
				magique, qui dure juste ce qu’il faut pour qu’on voie poindre 
				des larmes dans les yeux de monsieur Yi, qu’il efface rapidement 
				du revers de la main. 
				         
				Conclusion 
				 
				         
				Dès lors, le destin de 
				Wang Jiazhi est scellé. Elle résiste jusqu’au dernier moment, 
				mais, à l’instant fatidique où elle doit livrer monsieur Yi aux 
				balles de ses camarades, dans la boutique du joaillier où elle 
				contemple le diamant qui brille à son doigt, elle flanche. On la 
				savait perdue : elle n’avait pas droit aux sentiments. De son 
				côté, pris dans sa propre logique, monsieur Yi ne peut que 
				réagir comme il le fait : en éliminant impitoyablement tous ces 
				jeunes et dangereux fanatiques.   
				         
				Mais la dernière image 
				du drap immaculé, légèrement froissé, sur laquelle passe 
				doucement la main de monsieur Yi, dans la chambre encore occupée 
				il y a peu par Wang Jiazhi, laisse planer l’image de celle qui 
				hantera désormais son esprit. Le film rejoint là la nouvelle, 
				qu’il n’a jamais vraiment quittée. Simplement, Ang Lee a 
				substitué sa voix à celle de
				
				Zhang Ailing. On peut y voir la suite de ses films 
				précédents (Garçon d’honneur, Salé sucré, Raison et sentiments, 
				Brokeback mountain) qui avaient fait de lui « le cinéaste des 
				amours cachées, entravées par les codes sociaux ». Mais son 
				retour en Chine a approfondi, semble-t-il, sa vision : il a fait 
				de son film, au-delà des controverses superficielles et des 
				clichés officiels, une réflexion personnelle très humaine sur la 
				guerre, le refoulement des sentiments ou leur travestissement, 
				ainsi que celui, tout aussi dangereux, de l’identité. 
				 
				         
				         
				  
				      
				
 
 
				  
				  
				    
					   
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