Cinéma

 
 
 
          

 

 

« Le chant de la jeunesse » (《青春之歌》) :
Le roman de Yang Mo (杨沫)
et le film de Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑)

par Brigitte Duzan, 1er janvier 2011

      

Début 1958 était publié le premier roman de Yang Mo (杨沫), « Le chant de la jeunesse » (《青春之歌》): première œuvre littéraire chinoise à traiter de l’éveil d’une jeune femme à l’idéologie communiste et à l’enthousiasme révolutionnaire sous l’influence de jeunes intellectuels marxistes au début des années 1930, le roman fut un incroyable succès d’édition, mais, dans le climat politique tendu de l’époque, déclencha également une vive polémique.
      
Représentatif de la nouvelle orientation stylistique définie par Mao à l’époque, le roman apparaît comme un précurseur de la ligne alliant « réalisme révolutionnaire » et « romantisme révolutionnaire » et un tournant dans la production littéraire des quinze premières années de la République populaire. Il est significatif qu’il ait connu un bref regain d’intérêt au début des années 1980, alors que la littérature chinoise en plein renouveau se cherchait des « racines » et des références.

 

Le roman « Le chant de la jeunesse »

(《青春之歌》)

      
Le roman lui-même est cependant aujourd’hui éclipsé par l’adaptation cinématographique qui en a été réalisée, très peu de temps après sa publication, par deux des réalisateurs les plus importants de

l’époque : Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑). Il est intéressant de voir comment le film a transcendé les thèmes du roman en utilisant avec subtilité les moyens propres au cinéma : image et son.
      

I. Le roman

      

Pour bien comprendre l’importance du roman de Yang Mo et les réactions qu’il suscita, il faut se replacer dans le contexte politico-artistique de l’époque, le politique imposant contraintes idéologiques et choix stylistiques dans tous les domaines de la création artistique, et en particulier en littérature (1).
      
          Le contexte idéologique
      

Krouchtchev dénonçant le culte

de la personnalité de Staline

au 20ème congrès, février 1956

 

Dès le début des années 1930, les intellectuels chinois de gauche demandaient une littérature compréhensible par les masses et adaptée à leurs goûts, pour trancher avec la littérature traditionnelle destinée à une élite lettrée, mais aussi avec celle héritée du mouvement du 4 mai, trop influencée à leurs yeux par les modèles occidentaux et orientée vers un public intellectuel et urbain.

      

Ils étaient cependant eux-mêmes sous l’influence directe des dogmes marxistes-léninistes auxquels ils cherchaient à donner une « forme nationale » (民族形式). Mao lui-même ne fit que reprendre cette vieille idée dans sa propre conception du « nationalisme révolutionnaire », résumée dans la formule : « utiliser le passé pour lui faire servir le présent, utiliser l’Occident pour lui faire servir la Chine » (古为今用,洋为中用).
      
Cependant, lors de ses « Causeries au forum de Yan’an », en 1942, ce que Mao édicta comme critère de base pour toute création artistique était un « réalisme

révolutionnaire » (革命现实主义) hérité en droite ligne du réalisme soviétique énoncé comme doctrine d’Etat par Staline en 1932.

      

L’arrivée de Krouchtchev au pouvoir en 1953 entraîna cependant un refroidissement des relations sino-soviétiques, qui se détériorèrent encore après la dénonciation du culte de la personnalité de Staline en février 1956 et le renforcement du processus de déstalinisation qui s’ensuivit. Dès lors, le pouvoir chinois chercha à se positionner en rival, et rival indépendant, ce qui passait, entre autres, par une nouvelle conception des critères de création artistique.

      

En juin 1958, un article sur les chants populaires et la nouvelle poésie signé Zhou Yang (周扬), vice-ministre de la culture, préconisait le passage à des formes « chinoises » de création littéraire et artistique, et annonçait le nouveau slogan qui allait remplacer le réalisme révolutionnaire, condamné comme étranger : « allier réalisme révolutionnaire et réalisme romantique » (与革命现实主义浪

 

Zhou Yang (周扬)

漫现实主义相结合). Tout le monde sait que romantisme et révolution ont partie liée, et que Marx lui-même a navigué entre les deux.

      
Dans ce contexte, le roman de Yang Mo fait figure de précurseur.

      
          Le fil narratif
      
Fortement autobiographique (2), le roman décrit le parcours chaotique et douloureux, dans la première moitié des années 1930, d’une « jeune intellectuelle d’origine bourgeoise » (小资产阶级知识分子), Lin Daojing (林道静), et son évolution du statut d’épouse à l’ancienne (« jouet » - 玩物 - et « potiche » - 花瓶) à celui d’apprentie marxiste et militante révolutionnaire, d’une existence balisée par les tâches domestiques à l’indépendance d’une individualité en charge de son destin, mais dans le cadre d’un vaste projet collectif qui le conditionne : le bonheur passe désormais par le dépassement de soi dans la fraternité révolutionnaire, et l’exaltation qui en naît.
      
S’étant enfuie de chez elle, elle n’a pour tout recours qu’un cousin qui enseigne à Beidaihe (北戴河). Elle tente de l’y rejoindre, mais, quand elle arrive, il est parti ailleurs et elle est recueillie par le directeur de l’école, Yu Jingtang (余敬唐), qui lui promet un poste. Elle découvre cependant qu’il a en réalité l’intention de lui faire épouser un potentat local, sur quoi, désespérée, elle tente d’en finir en se jetant dans la mer.
      
Elle est alors sauvée in extremis par un jeune étudiant de l’université de Pékin qu’elle avait rencontré plusieurs fois en se promenant, et qui s’avère être le fils du directeur, Yu Yongze (余永泽). C’est un

« poète et chevalier » à l’ancienne (“诗人兼骑士”) qui la charme en lui récitant des poèmes ; rentré à Pékin où elle le rejoint, il lui procure le plaisir d’avoir un soutien dans la vie et la chaleur d’un foyer, mais, plus que tout cela, elle désire une vie indépendante, au moins matériellement, de son époux.
      
Elle cherche donc du travail, mais en vain, et se rapproche alors des étudiants de l’université dont le nationalisme est exacerbé par « l’incident du 18 septembre » (3). Après avoir rencontré fortuitement leur leader (communiste) Lu Jiachuan (卢嘉川), elle est gagnée par leur ferveur révolutionnaire, et se joint à leurs manifestations. Lorsque Lu Jiachuan est arrêté peu de temps après, et disparaît, l’événement la remplit de tristesse et la décide à abandonner sa vie d’épouse effacée de petit intellectuel médiocre pour rejoindre les rangs de l’armée des ombres, combattants obscurs et sans grades contre le Japon et pour la défense nationale.
      

Le mouvement du 9 décembre 1935

 

Le roman se conclut sur le mouvement étudiant anti-japonais du 9 décembre 1935 (一二.九) qui constitue ainsi le pendant de l’incident du 18 septembre, les deux événements formant le cadre historique de l’éveil d’une conscience révolutionnaire dans la Chine de l’époque, présenté comme le passage naturel et comme logique d’une pensée individualiste (égoïste) à une pensée collective (altruiste), et d’un destin individuel à un destin collectif, seule issue possible au désarroi.

      
          Le roman d’une époque
      
« Le chant de la jeunesse » est beaucoup plus que cette narration en soi assez banale : à travers divers destins, croisés ou convergents, Yang Mo parvient à dresser le tableau d’une époque dont on saisit les bouleversements dramatiques bien mieux que dans un manuel d’histoire, parce qu’ils sont dépeints dans leur résonance au quotidien, mais dans leur aspect essentiel : ceux des modes de pensée.
      

Yang Mo adopte une approche dialectique pour montrer le passage d’une mentalité traditionnelle, influencée par le mouvement moderniste du début du siècle, personnifiée par

l’intellectuel Yu Yongze, à une mentalité ‘révolutionnaire’ fondée sur les écrits de Marx, symbolisée par le personnage emblématique du leader étudiant Lu Jiachuan : opposition frontale qui correspond bien aux schémas édictés au forum de Yan’an.
      
Un poète obsolète

      
La description des premières rencontres entre Yu Yongze et Lin Daojing après la tentative de noyade de celle-ci sont

l’occasion pour Yang Mo de dresser comme un catalogue

 

Heine en 1829

des œuvres de prédilection des intellectuels de l’époque, dans la lignée du mouvement du 4 juin ; dans son enthousiasme aveugle pour la littérature occidentale, il apparaît ici comme artificiel, stérile et dépassé :

 

于是找到了很好的谈话题目,余永泽不慌不忙地谈起了文学艺术,谈起托尔斯泰的《战争与和平》(Guerre et Paix),谈起雨果的《悲惨世界》(Les Misérables),谈起小仲马的《茶花女》和海涅(Heine)、拜伦(Byron) 的诗;中国的作家谈起曹雪芹、杜甫和鲁迅…
Alors, ayant trouvé un très bon sujet de discussion, Yu Yongze se mit posément à discuter d’art et de littérature, à lui parler du « Guerre et Paix » de Tolstoï, du roman de Hugo « Les

misérables », de celui de Dumas fils « La dame aux camélias », de Heine et de Byron, mais aussi d’auteurs chinois comme Cao Xueqin, Du Fu et Lu Xun … (4)

      
Yang Mo y rajoute encore « La maison de poupée » d’Ibsen, emblème d’un mouvement de libération des femmes anti-traditionaliste, également à la mode à partir des années 1920 en Chine. Lin Daojing en ressent une grande émotion, née du romantisme des personnages et des œuvres évoqués :

 

林道静睁大眼睛注意地听着从他嘴里慢慢流出的美丽动人的词句,和那些富有浪漫气息的人物和故事..
Lin Daojing écoutait les yeux écarquillés ces belles phrases émouvantes qui coulaient lentement de ses lèvres, et lui parlaient de personnages et d’histoires imbus d’une aura romantique.

      
Sa conquête est parachevée par un poème de Heine que Yu Yongze trace dans le sable de la plage :

 

暮色朦胧地走近,潮水变得更狂暴,我坐在岸旁观看波浪的雪白的舞蹈。
我的心像大海一样膨胀,一种深沉的乡愁使我想望你,你美好的肖像到处萦绕着我,到处呼唤着我,它无处不在,在风声里、在海的呼啸里,在我的胸怀的叹息里。
我用轻细的芦管写在沙滩上:“阿格纳思,我爱你!”
L’obscurité tombant à l’approche du soir,
les vagues se faisaient plus sauvages,
je contemplais la blanche danse des flots, assis sur le rivage,
sentant mon cœur enfler au rythme de la mer,
empli d’une nostalgie profonde du pays natal,
et donc nostalgie de toi aussi,
toi, gracieuse image
qui partout me hante, et partout me hèle,
partout, partout,
dans le bruit du vent et le sifflement de la mer,
et jusque dans les soupirs de mon âme.
D’un fragile roseau j’écrivis dans le sable :
« Agnès, je t’aime ! » (5)

      
Le choix de Heine n’est pas anodin : il s’était, dès le milieu des années 1820, distancié du lyrisme romantique qui caractérises ses débuts, pour teinter ses poèmes de satire et d’humour, et devenir, dans l’Allemagne des années 1840, le type du poète engagé (Tendenzdichter), un dissident avant l’heure qui dut pour cela s’exiler à Paris, où, en décembre 1843, il rencontra Marx qui l’admirait…
      
Il y a donc, dans les choix poétiques et littéraires de Yu Yongze, un romantisme « décadent », qui séduit initialement Lin Daojing, mais finit par s’opposer au flamboyant romantisme révolutionnaire de Lu Jiachuan qui, lui, électrise les foules.
      
Une apprentie marxiste et un héros emblématique
      
Lin Daojing apparaît comme un modèle de la jeunesse chinoise des années 1930, entraînée dans le sillage d’intellectuels marxisants, luttant contre le Japon et pour l’indépendance nationale sous l’égide du communisme, alors considéré comme la seule issue à la domination étrangère et à celle du Guomingdang, veule et corrompu.
      
Yang Mo lui prête une certaine naïveté, celle qui dut être la sienne quand elle-même commença à

s’intéresser au communisme. Lin Daojing est en quête de réponses aux questions difficiles que suscite en elle la lecture d’Engels et Marx, en particulier « Misère de la philosophie » : « Comme les trois principes de la dialectique peuvent être appliqués en toute circonstance, alors comment expliquer la négation de la négation ? – « Pourquoi l’Union soviétique n’a-t-elle pas encore créé une société communiste ? » - « Comment sera la Chine sous le communisme ? »….
      
L’intérêt n’est pas dans les réponses, mais dans le désir de comprendre d’une jeune femme qui tente de trouver une alternative à un monde qui semble avoir juré sa destruction, au moins spirituelle. Sa conviction que ces questions ne sont pas vaines et peuvent trouver réponse dans un engagement volontaire et conscient est l’équivalent révolutionnaire de la foi religieuse.
      
Parallèlement, l’éveil de Lin Daojing prend la forme d’une révolution esthétique : elle est au début fascinée par la simple beauté de la mer,

 

“海,神秘的伟大的海洋呵!”道静站到潮湿的沙滩上,心头充满了喜悦的激情,目不转睛地凝望着大海。..
"Mer, vaste et mystérieux océan !" debout sur la plage humide, l’esprit débordant d’une joyeuse excitation, Daojing fixait l’étendue de la mer sans pouvoir en détourner les yeux …

      
Mais c’est une beauté vide de sens, une forme vide, réfutée par le porteur qui lui oppose une vision pratique et réaliste : la mer a pour seul intérêt de pourvoir le village en nourriture, qu’elle soit belle ou non n’a pas de sens… C’est la première leçon de Daojing, menant au rejet des conceptions kantiennes du beau. L’éveil de Daojing passe par un éveil à la réalité. L’esthétique joue donc un rôle dans la formation politique, sous la forme d’une esthétique réaliste socialiste en rupture avec l’esthétique traditionnelle, et seule capable de mener à un ordre politique véritablement humain.

      

La beauté doit acquérir un contenu et une histoire, et le vecteur de ce processus est Lu Jiachuan, héros mythifié par une mort brutale, mais survivant dans les cœurs et les esprits, son alter ego Jiang Hua (江华 ) perpétuant le combat.
      
« Le chant de la jeunesse » est ainsi une œuvre emblématique, opposant et tentant de concilier, à travers le destin de son héroïne, le destin de la nation et celui du peuple, dès lors conçu comme une vaste entreprise collective reposant sur une transformation des relations esthétiques entre l’homme et le monde. C’est par ailleurs une réflexion sur les rapports entre le désir et la révolution, confluant dramatiquement dans la personne de Lu Jiachuan, mais transcendés en un idéal très pur, et collectif, par sa mort même. La révolution du désir rejoint celle de l’esthétique.

      
          Le rôle primordial de l’image
      

1. Le texte est par ailleurs organisé autour du concept d’image, dérivé de Hegel et en vogue dans les milieux de gauche chinois à partir de la fin des années 1930, mais surtout après la parution de la « Nouvelle théorie de l’art » (《新艺术论》) de Cai Yi (蔡仪), en 1942. L’image recoupait la nécessité de représentation dans un système idéologique.

      

Selon Cai Yi, l’image est conçue comme transcendant les différents genres de production esthétique, que ce soit sculpture, musique, peinture, poésie, architecture, ou autres, transcendant en fait les sens individuels, y compris la vue. Toute création artistique est donc orientée vers la réalisation d’images (形象) ; dans les diverses formes artistiques, il est vrai, l’image comporte des caractéristiques différentes, caractère visuel pour l’image

 

Cai Yi (蔡仪)

en peinture et sculpture, caractère imaginatif pour les images musicales et littéraires,mais l’image est en fait l’essence de tous les arts, au-delà du purement visuel, et jusqu’à l’image hégélienne intériorisée, « l’œil de l’imagination » ou « vision spirituelle » qui permet à l’esprit de former des images à partir du langage.

      
2. C’est ce qui se passe dans le roman de Yang Mo. C’est toute une suite d’images qui est construite à partir des lignes narratives. Dans le premier flashback, par exemple, une image intériorisée permet à Lin Daojing d’évoquer le souvenir douloureux de sa mère, qui fut en fait violée par son père, un riche propriétaire, puis séparée de sa fille et renvoyée dans son village où elle se noya.
      
L’exemple suivant est l’image de la femme rencontrée par Daojing sur la plage, tentant vainement de nourrir son bébé en pleurs, mais tellement affamée qu’elle n’a pas de lait, et qui finit par se noyer, elle aussi, avec son bébé. Et puis, brusquement, les deux images se brouillent dans son esprit, se juxtaposent, créant une image unique de la misère des femmes dans la société ‘féodale’ chinoise, captant l’essence des deux, la simultanéité se substituant à la succession des lignes narratives pour créer un tableau sinistre affectant Daojing, qui sent ses jambes brusquement coupées.
      
3. Une autre image très forte émane d’une partie ultérieure du roman, lorsque Daojing est arrêtée dans une rue de Pékin et emmenée en prison où elle est torturée. Lorsqu’elle se réveille du coma où elle est plongée lorsqu’on la ramène dans sa cellule, elle distingue en ouvrant les yeux le visage d’une femme qui la regarde, une femme d’une grande beauté qui la fait s’écrier : « Ah, une déesse grecque ! ». Il s’agit d’une révolutionnaire aguerrie qui sera ensuite emmenée pour être exécutée. Lorsqu’elle s’éloigne, revient l’image de la statue grecque aux yeux de Daojing, mais vague, comme dans un rêve.
      
4. Le roman se clôt sur deux superbes images qui se répondent. La première est créée lors de la cérémonie par laquelle Daojing est acceptée au sein du Parti auquel elle jure fidélité. Ses yeux se portent sur les paysages accrochés sur le mur sombre ; sa respiration se fait alors plus rapide, son visage s’assombrit, et, en un clin d’œil, les peintures s’estompent, remplacées à ses yeux par un grand drapeau rouge portant la faucille et le marteau. Il s’agit d’une séquence de deux images cinématiques,

l’image physique, extérieure, pâlissant peu à peu pour finir par être remplacée par l’image intériorisée symbolisant son dévouement au Parti, et la conclusion de sa formation idéologique.
      
5. La dernière image est celle des démonstrations estudiantines de fin 1935, dans lesquelles Lin Daojing joue un rôle de premier plan. S’achevant sur cette image non aboutie, le roman laisse une impression d’inachevé, d’une révolution encore en devenir. C’est sans doute là sa plus grande qualité : il joue sur l’espoir, sur des horizons toujours incertains, présentant in fine une image dialectique d’un monde en marche.
      
Si son écriture elle-même n’est pas très recherchée, la construction de ce roman autour d’images successives, elles très travaillées, ainsi que ses références littéraires, en font certainement une œuvre marquante de la fin des années 1950.
      
Outre le fait qu’il représentait une œuvre sans précédent dans l’histoire littéraire chinoise (6), avec ce travail sur les images, il se présentait comme un excellent candidat à l’adaptation cinématographique.
      

II. Le film

      

L’adaptation cinématographique du roman a été réalisée dès 1959, par deux cinéastes dont c’était la première grande réalisation en commun : Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑).

      
Reprenant le même titre chinois que le livre, il est connu à

l’étranger sous son titre anglais : « Song of Youth ». C’est une œuvre qui fait date dans l’histoire du cinéma chinois, tout autant, sinon plus, que le roman dans l’histoire littéraire du pays : il a été réalisé pour le dixième anniversaire de la fondation de la République populaire, c’est donc une œuvre qui exalte l’épopée révolutionnaire qui y a conduit, mais tout en présentant des innovations stylistiques qui ont influencé nombre de réalisations ultérieures.

      

 

Affiche du film

Il reprend la même trame narrative que le livre, à quelques détails près, tout en donnant aux images littéraires qu’il contient la force visuelle qui est le propre du cinéma ; mais, surtout, il y ajoute un élément supplémentaire qui domine et structure l’ensemble de l’œuvre : la musique. Consciemment ou inconsciemment, les deux réalisateurs ont repris la notion d’image musicale développée par Hegel : art temporel et non représentatif parce qu’elle ne donne rien à contempler, la musique est cependant communication, mais communication du sujet, c’est-à-dire intériorité. Elle participe du jeu de miroir

qu’est le cinéma en nous renvoyant une image spiritualisée qui agit de façon subliminale, évocatrice parce que non contemplative.
      
« Song of Youth » se présente ainsi comme une sorte de poème lyrique, une ode à l’élan révolutionnaire de la jeunesse chinoise dans les années 1930, ce que souligne implicitement le titre. Il est resté une référence cinématographique, « une œuvre d’exception apparue au firmament inoubliable de l’année 1959 » (“难忘的1959星空中殊显难得”), comme on a pu dire avec l’enflure habituelle en la circonstance, mais qui n’enlève rien à la qualité intrinsèque du film.
      

Le film (157’, sous-titres anglais)
      

          Simplification de la ligne narrative et impact des images
      
1. Le film commence au chapitre 5 du roman : lorsque, Lin Daojing s’étant retrouvée seule à Beidaihe après avoir fui sa famille, elle tente de se jeter dans la mer pour échapper au mariage projeté par le directeur de l’école. La mer est démontée, le vent souffle en tempête, renvoyant une image dramatique et menaçante. C’est par flashback que sont alors esquissées les raisons pour lesquelles la jeune fille se trouve dans cette situation apparemment sans issue ; mais, pour évoquer les antécédents, le scénario se concentre sur une seule image, celle de la mère sacrifiée, là où le roman y avait superposé celle d’une autre mère victime de la société.
      
De la même manière, le livre avait présenté Lin Daojing comme une jeune musicienne voyageant avec ses instruments ; ce détail est supprimé dans le film. Il y a donc volonté manifeste de resserrer la narration en la concentrant sur quelques images qui en acquièrent d’autant plus de force. C’est un des principes de la communication publicitaire, repris ici de façon beaucoup plus subtile que dans les films de propagande usuels.
      

2. Ce choix se retrouve tout au long du film, et a, il est vrai, pour conséquence de dresser des portraits quelque peu schématisés des personnages, présentés comme des icônes emblématiques : l’opposition frontale entre Yu Yongze et Lu Jiachuan est celle du rétrograde et de l’avant-garde, même si ce n’est pas vraiment celle du bon et du méchant. En tout cas, l’issue ne fait aucun doute : si Lu Jiachuan est condamné, c’est pour mieux pouvoir en faire une idole révolutionnaire qui continuera d’outre tombe sa mission salvatrice.
      
Le choix des acteurs contribue visuellement à la force des symboles, et tout particulièrement les deux acteurs principaux : Yu Yang (于洋), dans le rôle de Yu Yongze, correspond parfaitement à la description de Yang Mo, de petits yeux dans un visage allongé, alors que Kang Tai (康泰), dans le rôle de Lu Jiachuan, est le type même du

 

L’acteur Kang Tai

leader charismatique, sympathique et fougueux, la mèche en bataille sur le front, entraînant les foules par la force de sa présence tout autant que de son verbe.
      

L’actrice Xie Fang

 

L’actrice Xie Fang (谢芳) (7), pour sa part, était une actrice de théâtre

d’opéra (歌剧), le théâtre étant alors la voie royale de formation et des acteurs et des réalisateurs : ce

n’est pas sa beauté qui prime, mais le caractère dramatique de son interprétation, qui renforce les choix esthétiques du scénario et de

l’image. L’iconographie l’a ensuite transformée en icône révolutionnaire sur les affiches :

image caractéristique, sur fond de drapeau rouge, d’un visage tendu monté sur un piédestal comme de marbre blanc, rappelant celui des statues grecques. Le mythe en marche.
      

3. Il ne faut pas oublier que, en 1959, au début du Grand Bond en avant, le cinéma en Chine devait répondre plus que jamais à la mission de mobilisation des esprits qui lui avait été assignée, et que l’on doit juger les œuvres de l’époque en fonction du génie déployé par chaque réalisateur pour faire œuvre novatrice malgré ces contraintes.
      
Le film est la première co-réalisation en couleurs de Cui Wei qui joua également la même année, en tant qu’acteur, dans son premier film en couleurs : « Nouvelle histoire d’un vieux soldat » (《老兵新传》) de Shen Fu (沈浮), primé au festival de Moscou. La couleur était encore quelque chose de nouveau : le premier film chinois en couleurs était sorti dix ans auparavant, en 1948 : c’est « Regrets éternels » (《生死恨》) de Fei Mu (费穆), opéra de Pékin interprété par le grand Mei Lanfang. Mais la plupart des films chinois étaient encore tournés en noir et blanc.

 

Icône révolutionnaire

      

Cependant, si « Song of Youth » est une œuvre « inoubliable », c’est que Cui Wei et Chen Huai’ai ont su mobiliser non seulement la force expressive des images née de leur expérience du théâtre, mais encore la force autant évocatrice qu’émotive de la musique, deux éléments liés dans l’opéra chinois, et ramenant donc, tout en la dépassant, à la grande tradition théâtrale chinoise à laquelle Fei Mu lui-même avait rendu hommage dans son premier film en couleurs.
      
          Utilisation de la charge évocatrice et émotive de la musique
      

La scène de la prison

 

« Song of Youth » est en fait construit, comme un opéra (et l’on pense à Verdi autant qu’à l’opéra kunqu), sur quelques thèmes musicaux qui sont donnés dans la séquence introductive accompagnant le générique : un thème dramatique/ une variation sur le thème de l’Internationale/suivie d’un thème romantique qui pourrait être un thème de

l’éveil chez Beethoven…

      
Le thème de l’Internationale se retrouve dans les séquences les plus dramatiques, et en

particulier la séquence de la prison, tandis qu’une variation du thème romantique, par exemple, accompagne la séquence qui montre Lin Daojing plongée dans l’étude des classiques marxistes,

après sa rencontre avec Lu Jiachuan : il est d’ailleurs lié à des images symboliques de fleurs en bourgeons…

      

Mais la séquence la plus réussie du film, celle, aussi, qui constitue un épisode charnière dans la narration, est celle qui montre Lin Daojing arrivant à une réunion de jeunes étudiants chassés de chez eux, dans le Nord-Est de la Chine, par l’invasion japonaise après l’incident de Mukden, réunion déterminante pour son engagement politique à venir. La réunion

 

   

Le serment de fidélité au Parti

se tient dans une petite pièce à peine éclairée, dans une atmosphère empreinte d’une infinie tristesse

      

La démonstration du 9 décembre 1935 dans le film

 

exprimée en un chant nostalgique : la caméra se promène en un long travelling de visage en visage, tandis que Lin Daojing, impressionnée, reste figée à l’entrée.
(film : 36’47).

      

Le chant est un chant patriotique

anti-japonais (抗日歌曲) intitulé « Sur la rivière Songhua » (《松花江上》), ou Sungari river, affluent de l’Amour qui draine la plaine mandchoue. Il a pour refrain

« 9.18 » (九.一八), rappel de l’incident de Mukden, le 18 septembre 1931.

   

Le chant
      

Il se trouve que le chant était à la mode dans ces années 1930 pendant lesquelles se situe le film. Il devint extrêmement populaire après avoir été inclus dans une pièce de théâtre adaptée en 1932 d’une pièce de Goethe par Chen Liting (陈鲤庭) ; intitulée d’abord « Pose ton fouet » (《放下你的鞭子》), elle

fut revue avec une ligne narrative différente, contant les malheurs du peuple chinois aux prises avec calamités naturelles et pouvoirs corrompus, et représentée avec inclusion du chant « Sur la rivière Songhua ».

      
C’est cette même pièce que Cui Wei lui-même révisa, une première fois en 1933 sous le titre « On the Hunger Line », avec, dans le rôle principal, l’actrice Li Yunhe (李云鹤)… la future Jiang Qing (江青), puis une nouvelle fois en 1936 avec retour au titre original « Pose ton fouet ». Ce fut l’une

 

          

« Pose ton fouet » (《放下你的鞭子》)

des pièces les plus populaires du théâtre de rue des années de guerre.

                 
Pendant ces années-là, le chant devint un « tube » que tout le monde connaissait et chantait, et en particulier les réfugiés de tous bords, dans tous les coins du pays (8). C’est donc à la fois, dans « Song of Youth », une auto-citation et la reprise de ce qui était devenu un symbole national. L’interprétation toute en retenue et en douceur qui en est faite dans le film confère à cette séquence de la réunion une grande profondeur et une émotion que l’on ressent même si l’on ne comprend ni les paroles ni le contexte. C’est du grand art, un art qui préfigure les films d’opéra que les deux réalisateurs vont tourner dans les années suivantes.
      

*

      
Le film fut un tel succès qu’il fit même taire les critiques qui s’étaient élevées contre le roman à sa sortie (voir n. 6). A l’issue de la projection inaugurale, le premier ministre Zhou Enlai (周恩来总理) félicita l’actrice Xie Fang et déclara : « C’est bien ainsi que nous nous sommes lancés dans la voie de la révolution ! On ne peut pas choisir son origine de classe, mais on peut choisir sa voie. » (“我们都是这样走上革命的路的嘛!出身不能选择,道路可以选择。”).
      
On ne pourrait imaginer plus bel exemple du pouvoir quasi mimétique que le film a alors exercé sur les esprits, et de la fascination qu’il continue d’exercer encore aujourd’hui. Le chant de la rivière Songhua et les bribes d’Internationale continuent de résonner à nos oreilles bien après que la dernière image se soit effacée…
      
      
Notes
(1) Voir Repères historiques, 1949-1979 (en préparation).
(2) Voir la présentation de Yang Mo
(3) Ou incident de Mukden (alias Shenyang), en 1931, vraisemblablement provoqué par les Japonais pour justifier leur invasion du Nord-Est de la Chine.
(4) Représentants du roman classique chinois (Le rêve dans le pavillon rouge), de la poésie classique (celle de l’époque Tang) et de la littérature du 4 juin.
(5) Traduit d’après l’original allemand ; il s’agit du 6ème poème du recueil ‘Die Nordsee’ (la mer du Nord《北海纪游》, 1825) :
Erklärung (Déclaration) :
Herangedämmert kam der Abend,
Wilder toste die Flut,
Und ich saß am Strand, und schaute zu
Dem weißen Tanz der Wellen,
Und meine Brust schwoll auf wie das Meer,
Und sehnend ergriff mich ein tiefes Heimweh
Nach dir, du holdes Bild,
Das überall mich umschwebt,
Und überall mich ruft,
Überall, überall,
Im Sausen des Windes, im Brausen des Meers,
Und im Seufzen der eigenen Brust,
Mit leichtem Rohr schrieb ich in den Sand:
« Agnes, ich liebe Dich! »
(6) Et malgré les critiques adressées à Yang Mo peu de temps après sa publication, à cause du caractère petit bourgeois du personnage principal. Un article paru dans le journal « La jeunesse

chinoise » (《中国青年》) l’accusa, début 1959, de ne pas avoir bien décrit les masses travailleuses, paysans et ouvriers, ni bien représenté l’union des intellectuels et des paysans et ouvriers (“没有很好地描写工农群众,没有描写知识分子和工农的结合”). Ces critiques faillirent d’ailleurs faire renoncer au projet de tournage du film.

(7) Voir la présentation de l'actrice : www.chinesemovies.com.fr/acteurs_Xie_Fang.htm
(8) Il a été jugé assez représentatif pour figurer dans « L’Orient est rouge » (《东方红》) : d’abord le grand spectacle créé en 1964, sous les auspices du premier ministre Zhou Enlai, pour célébrer le 15ème anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, puis l’adaptation cinématographique réalisée par Wang Ping (王萍) en 1965. C’est le 19ème des chants révolutionnaires que comporte l’œuvre :
      

我的家在东北松花江上,
那里有森林煤矿,
还有那满山遍野的大豆高梁.

我的家在东北松花江上,
那里我有的同胞,
还有那衰老的爹娘.
"九一八","九一八",
从那个悲惨的时候,
"九一八","九一八",
从那个悲惨的时候,
脱离了我的家乡,
抛弃那无尽的宝藏,
流浪!流浪!
整日价在关内流浪!*

哪年,哪月,
才能够回到我那可爱的故乡?
哪年,哪月,
才能够收回那无尽的宝藏?
爹娘啊,爹娘啊,
什么时候,
才能欢聚一堂?!

je suis né dans le Nord-Est, près de la rivière Songhua,
là, il y a des forêts et des mines de charbon,
ainsi que du soja et du sorgho partout dans la montagne et les champs.
je suis né dans le Nord-Est, près de la rivière Songhua,
c’est là que sont mes compatriotes,
ainsi que mes vieux parents.
18 septembre, 18 septembre,
depuis cette date tragique,
18 septembre, 18 septembre,
depuis cette date tragique,
je suis coupé de mon pays natal,
privé de ses trésors infinis,
réduit à l’errance ! à l’errance !
à une errance sans fin au sud de la Muraille !

En quelle année, quelle saison,
pourrai-je regagner ce pays tant aimé ?
En quelle année, quelle saison,
pourrai-je recouvrer ses infinis trésors ?
et mes parents, mes parents,
quand donc
aurai-je la joie de les retrouver ?

      
* 关内 = 山海关内 « à l’intérieur » de la passe de Shanhaiguan, extrémité orientale de la Grande Muraille, dans le Hebei ; Shenyang est au nord, soit « à l’extérieur ».
      


      
Note sur les réalisateurs
      
Cui Wei (崔嵬) et Chen Huai’ai (陈怀皑) ont tous les deux débuté leur carrière par le théâtre, comme la plupart des réalisateurs nés au début du siècle dernier, guerre oblige. Leur parcours personnel les mettait en symbiose avec Yang Mo et son roman : il n’y a pas de rupture entre l’œuvre littéraire et son adaptation, pas de rupture entre les personnages, la fiction épousant parfaitement le vécu des auteurs.
      

Chen Huai’ai (陈怀皑), né en 1920, a eu un début de carrière aussi chaotique que la politique de l’époque. Originaire du Fujian, il fit ses études à l’Institut national du théâtre de Shanghai (国立戏剧学校), y resta comme professeur, mais en fut exclus en 1948 pour avoir participé à des manifestations anti-japonaises. Il est alors recruté comme assistant par le dramaturge et réalisateur Zhang Junxiang (张骏祥) qui tourne un film pour la Yonghua Film Company (永华影业公司) à Hong Kong. Lors du tournage des extérieurs à Pékin, cependant, Chen Huai’ai est accusé d’espionnage au profit des communistes ; il s’enfuit, rejoint la zone ‘libérée’ du Huabei (华北解放区) et devient le directeur de la troupe de théâtre n° 3 de l’université (华北大学). En 1949, il est nommé assistant réalisateur du Bureau central du cinéma, et travaille alors, entre autres,

 

Chen Huai’ái (陈怀皑)

avec Ling Zifeng (凌子风), Xie Tieli (谢铁骊) et Sang Hu (桑弧). C’est alors, en 1959, qu’il commence sa collaboration avec Cui Wei.
      

Cui Wei (崔嵬), né en 1912, originaire du Shandong, a eu une enfance misérable, la pauvreté de ses parents

l’obligeant à travailler enfant. Ayant réussi à entrer dans une école à Qingdao, il en est expulsé pour avoir participé à des manifestations pro-communistes. En 1930, il apprend le métier de scénariste dans une troupe de théâtre expérimental, puis, après son adhésion à la Ligue des dramaturges de gauche en 1932, fonde une troupe de théâtre et organise des activités théâtrales en milieu scolaire et dans les usines. En 1935, il part à Shanghai et travaille comme dramaturge et metteur en scène pour diverses troupes. Ce n’est qu’en 1954, à l’âge de 42 ans,

qu’il devient acteur de cinéma, dans le film de Zheng Junli (郑君里) et Sun Yu (孙瑜) « Song Jingshi » (《宋景诗》). Il décide alors de consacrer au cinéma le reste de son existence et cesse toute autre activité. Il passe à la réalisation en 1959 avec « Song of Youth »…

 

Cui Wei (崔嵬)

      
Les deux réalisateurs poursuivront leur collaboration avec une série de films d’opéra, continuant leur travail aux marges de la littérature, du théâtre, du cinéma et de la musique.
      
      
      

      

    

 

 

 

     

 

 

 

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