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« Formosana » :
neuf nouvelles taiwanaises,
entre mémoire du
passé et problèmes du présent
par
Brigitte Duzan, 2 février 2021
C’est une anthologie de neuf nouvelles parues à
Taiwan entre 1987 et 2015 que nous offre
l’Asiathèque en ce début de février 2021, sous
le titre élégant de « Formosana ». Ce sont donc
des textes postérieurs à la levée de la loi
martiale, imposée en mai 1949 après le dénommé «
incident 228 » (二二八事件)
,
et levée le 15 juillet 1987, après trente-huit
ans de ce qu’il est convenu d’appeler la «
terreur blanche » (白色恐怖).
Le recueil est né d’une initiative de Gwennael
Gaffric, directeur de la collection « Taiwan
Fiction » à l’Asiathèque, alors qu’il était en
résidence de traducteur au Musée national de la
littérature taïwanaise (國立臺灣文學館),
en février-mars 2020. |
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Formosana |
Le musée de la littérature
taïwanaise à Tainan |
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Le musée a été ouvert en 2003 à Tainan, dans le
superbe bâtiment de l’ancienne préfecture
construit en 1916, pendant la période où Taiwan
était sous administration japonaise (pour ne pas
dire colonisation). C’est un immense espace
abritant des salles d’exposition par thèmes et
par périodes, s’attachant à montrer que la
littérature de Taiwan existait avant l’arrivée
des Chinois du Continent et mettant à l’honneur
les écrivains aborigènes aussi bien que la
littérature de la période japonaise. |
C’est un centre actif de recherche et de promotion de la
littérature taïwanaise que le musée met par ailleurs en valeur
dans ses salles d’exposition, et c’est sous son égide et grâce à
son soutien que l’anthologie a vu le jour, comme il est
clairement indiqué sur la page de copyright du livre (p. 6).
Neuf nouvelles, neuf
auteurs
Les neuf nouvelles sélectionnées, postérieures
donc à la levée de la loi martiale, reflètent
l’évolution des préoccupations, des idées et de
la vie en général à Taiwan pendant les quelque
trente années qui ont suivi cette date charnière
dans l’histoire taïwanaise.
L’ouvrage débute avec un texte du grand auteur
aborigène
Walis Nokan,
comme en hommage à cette véritable figure
tutélaire de la littérature autochtone
formosane, spécialiste en outre de la forme
courte. Cependant, au fur et à mesure de la
lecture, on est frappé de constater l’emprise
traumatique sur les esprits des événements de
1987 et de la Terreur blanche, et leur
quasi-omniprésence dans les écrits des années
qui suivent. |
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Walis Nokan |
Wuhe |
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Cette évolution du contenu thématique des
nouvelles apparaît plus nettement si l’on
reclasse ces textes dans l’ordre
chronologique de leurs dates de parution, la
nouvelle « 1987, une fiction », apparaissant
ainsi comme un texte-charnière dans le recueil,
de même que 1987 est une date-charnière dans
l’histoire de l’île. La nouvelle de Wuhe, datée
de 2002, ainsi que la nouvelle de 2008 de Chen
Yu-hsuan, amorcent une autre perspective, en se
tournant peu à peu vers les problèmes actuels de
la vie moderne, problèmes sociaux et
environnementaux en particulier.
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1987 : Fleurs dans la fumée《煙花》,
de Yang Chao
楊照
1990 : C’est la faute de la statue
《都是銅像惹的禍》,
de
Walis Nokan
1991 : Mon frère le déserteur
《逃兵二哥》,
de
Wuhe
舞鹤
1998 : 1987, une fiction
《虚构一九八七》,
de
Lai Hsiang-yin
賴香吟
2002 : L’homme aux yeux à facettes《複眼人》,
de
Wu
Ming-yi
吳明益
2005 : Libellule rouge
《红蜻蜓》,
de Lay Chih-ying
賴志潁
2008 : Les Titi
《蒂蒂》,
de Chen Yu-hsuan
陳育萱
2015 : La nuit du repli
《大撤退之夜》,
de Chou Fen-ling
周芬伶
2015 : Le Cabiaï
《水豚》,
de Huang Chong-kai 黃崇凱
Traduits par des traducteurs et traductrices familiers des
auteurs
,
l’ensemble des textes, est un véritable plaisir de lecture, avec
des styles et des tons bien différents, de la poésie délicate
des « Fleurs dans la fumée » de Yang Chao, à l’humour décapant
de « Mon frère déserteur » de Wuhe, à la satire sociale du texte
de Chen Yu-hsuan et au ton d’entomologiste virant à la
science-fiction de Wu Ming-yi. La postface de Gwennaël Gaffric
est une remarquable introduction à l’ensemble, avec une
présentation fouillée de chaque texte et de son auteur.
D’un point de vue personnel, le récit à mes yeux
peut-être le plus fascinant et le plus original
de l’anthologie est la « Libellule rouge » de
Lay Chih-ying. Écrit à la première personne sous
la forme d’un long monologue intérieur, il
diffuse une émotion latente qui éclate
brusquement quand on comprend qu’il s’agit de la
dissection d’un cadavre au lourd passé. Ce
cadavre est celui d’un écrivain dont une
citation est placée en exergue et qui apparaît
dans la nouvelle sous son nom japonisant de
Lu-san : Lu Ho-jo (呂赫若).
Ayant commencé son œuvre en japonais, il fut
l’un des premiers écrivains taïwanais à passer à
l’écriture en chinois, puis, ayant rejoint le
Parti communiste lors de la répression du 28
février 1947, il fut l’une des victimes de la
Terreur blanche, en 1951, date à laquelle
l’auteur situe le cadre de son récit. |
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Lay Chih-ying |
Symbole douloureux puisqu’il apparaît que le cadavre a été
fourni à l’école de médecine à des fins de dissection, Lu-san
l’est bien plus encore du fait qu’il était le cousin du
narrateur qui a connu avec lui ses premiers émois amoureux et
qu’il doit réprimer sa douleur, chaque coup de scalpel lui
rappelant leurs heureux moments ensemble. La nouvelle est un
petit chef-d’œuvre de narration toute en allusions et en émotion
glacée.
Un plaisir littéraire
Toutes ces nouvelles sont des textes d’une grande qualité
littéraire qui brossent trente ans d’histoire de Taiwan en
évoquant les événements douloureux qui ont laissé leur marque
dans les esprits. Ce sont des textes sur la mémoire, mémoire
individuelle venant alimenter la mémoire collective. Et ce sont
bien sûr des textes célébrant tous ceux dont l’action a permis
de mettre fin à la dictature. En ce sens, la nouvelle
de Wuhe acquiert un sens symbolique, puisque c’est le refus de
chacun de se soumettre qui permet d’acquérir la liberté, comme
son déserteur multirécidiviste de frère, déviant social voué au
nettoyage des latrines en perpétuelle fuite, entre claustration
et disparition.
Lai Hsiang-yin |
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Ces textes posent aussi bien sûr la question du
rôle de la littérature en matière politique et
sociale. C’est le thème en particulier de la
nouvelle au titre également symbolique de
l’écrivaine
Lai Hsiang-yin (賴香吟)
« 1987, une fiction », ou disons une invention,
un ferment de l’imagination. Comment écrire
l’histoire, comment en préserver la mémoire,
c’est un thème fondamental pour la littérature,
et pas seulement à Taiwan. C’est, entre autres,
le thème du roman de Fang Fang « Funérailles
molles » (《软埋》), également publié à
l’Asiathèque, qui vient d’être
primé par le
musée Guimet en grande partie parce qu’il traite
avec profondeur et une belle écriture de ce
thème.
Il est dommage de mettre la littérature au
service d’une cause, aussi belle soit-elle. Nul
ne viendra contester les mérites incontestables
d’un peuple qui a réussi à se créer un système
démocratique sur les ruines d’une dictature.
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Et ce que montre la littérature taïwanaise, et les
nouvelles de cette anthologie en particulier, c’est la
force de ce régime qui, en permettant la liberté
d’expression, libère en même temps la créativité,
amenant à réfléchir en même temps sur les effets
stérilisants sur la pensée et la création d’un régime de
nature totalitaire ou dictatoriale exerçant une censure
étroite sur la population, à tous les niveaux
d’expression.
Il n’était peut-être pas besoin,
pour autant, d’insister en sous-titrant « Histoires de
démocratie ». Ces textes, en fait, ne sont pas des écrits en
faveur de la démocratie, mais, pour la plupart, des récits à
valeur cathartique et allusive sur les souvenirs douloureux de
la période de la dictature et de la Terreur blanche. La plus
belle littérature est celle qui sait rester ainsi, allusive et
discrète, et où l’on savoure à chaque ligne les subtilités de
l’écriture. Il aurait donc été peut-être plus judicieux de
laisser le lecteur jouir de ces textes librement, sans
l’orienter impérativement dès l’abord vers une lecture
politique, en reportant à la fin de l’ouvrage la préface de
Stéphane Corcuff, remarquable en elle-même pour bien expliquer
le cadre historique.
Pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de
Walis Nokan, laissons le lecteur flâner
paisiblement « sur les sentiers des rêves »
.
Formosana,
Histoires de démocratie à Taiwan, préface de Stéphane Corcuff,
postface de Gwennaël Gaffric, L’Asiathèque 2021.
Présentation de l’éditeur :
https://www.asiatheque.com/fr/book/formosana
À lire en complément
Anthologie historique de la prose romanesque taïwanaise, ouvrage
collectif en quatre volumes, sous la direction d’Isabelle Rabut
et Angel Pino, You Feng, coll. Lettres taïwanaises, 2016-2018.
Huang Chong-kai, auteur du roman « Encore plus loin que
Pluton » publié à l’Asiathèque en 2018.
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