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Wu Ming-yi 吳明益

Présentation

par Brigitte Duzan, 6 juin 2013, actualisé 24 mai 2017

            

Egalement photographe, peintre, professeur de lettres, expert ès papillons, écologiste, et autres pour faire court, Wu Ming-yi (吳明益) est un jeune écrivain taïwanais original, dans le contexte des lettres taïwanaises, à au moins deux égards :

d’une part, il s’est fait connaître, au tournant du millénaire, par des écrits de nature writing, avant de devenir célèbre, dix ans plus tard, par ses romans de "fiction écologique" ;

d’autre part, il a été le premier écrivain taïwanais à ne plus dépendre de l’enseignement et des mannes gouvernementales pour vivre et publier.

             

Les traductions de ses romans se multiplient, et sa popularité est promue par son image d’activiste environnemental.

             

Nouvelles, puis nature writing

             

Wu Ming-yi (吳明益) est né en 1971 à Taoyuan, au

 

Wu Ming-yi

nord-ouest de Taiwan (台湾桃园). Il a cependant grandi dans le centre de Taipei, où son père tenait un magasin de chaussures, une boutique parmi le millier de petits commerces du marché Chung Hua, cet immense complexe près de la gare de Taipei qui a été détruit en 1992 ; la boutique de son père, au rez-de-chaussée, offrait un minuscule espace pour les neuf membres de la famille, et les souvenirs du marché, liés à ceux de ses parents, sont évoqués de façon récurrente dans ses romans et nouvelles.

             

Ses premières années n’ont donc connu ni le luxe ni l’abondance ; il était le plus jeune de ses six frères et sœurs et les seuls livres qu’il a pu lire enfant étaient ceux de son frère aîné qui était étudiant ; après les avoir lus, il en faisait des bandes dessinées qu’il griffonnait au dos des boîtes de chaussure de son père.

             

Wu Ming-yi a commencé par faire des études de publicité à l’université Fu-jen (輔仁大學/辅仁大学), car ses parents considéraient comme inutile de faire des études littéraires ; ce n’est qu’en 1991, après avoir obtenu un diplôme en communication, qu’il a pu faire un doctorat de littérature chinoise

à l’Université nationale centrale (國立中央大學), tout en commençant à écrire, mais aussi en continuant à aider dans la boutique paternelle, jusqu’à la destruction du marché.

             

Nouvelles

          

En fait, ses études de communication avaient été une préparation à la littérature, par le biais du cinéma : c’est par l’étude de scénarios qu’il a commencé à apprendre l’art de la narration. Ses

          

Fermé pour les vacances

 

premiers écrits sont des nouvelles, sur les sujets tirés de son environnement quotidien, et de son imagination.

            

Il obtient un premier prix littéraire en 1989 pour une nouvelle de fin d’études : « La règle en bois de mon père » (《父親的木尺》). Puis, en 1992, « Le dernier Siliq » (《最後的希以列克》) décroche le prix décerné par la revue Unitas au meilleur jeune écrivain (聯合文學小說新人獎) (1).  En 1996, Wu Ming-yi est le lauréat d’un autre prix, décerné par la revue Nouvelle Littérature de Taiwan (《臺灣新文學》) pour « Les traces de l’ennemi » (《敵蹤》).

          

Ses véritables débuts d’écrivain remontent à l’année suivante, 1997, avec la publication d’un premier recueil de nouvelles, intitulé « Fermé pour les vacances » (《本日公休》), qui inclut « Le dernier Siliq » et « Un petit typhon de fin d’automne » (秋末的輕度颱風).

             

Il publie un second recueil en 2003 : « Le dieu Tigre » (《虎爺》). Ce sont onze nouvelles empreintes du sentiment

de l’histoire et du temps qui passe, à commencer par « Rappelez-vous ce rookie » (《想起那個六么拐》) ; mais elles ne sont pas dénuées d’humour : ainsi, dans « Histoire de toilettes » (《廁所的故事》), l’évolution des toilettes à Taiwan devient un marqueur temporel et l’illustration de la modernisation du pays.

             

L’année 1997, cependant, marque un tournant dans sa carrière, sa réflexion et son œuvre. Cette année-là, il est employé comme guide, pendant un mois, dans une exposition de lépidoptères vivants. Son travail incluait le nettoyage des locaux, ce qui consistait à évacuer les ailes cassées et corps mutilés de papillons abîmés par les visiteurs. Ce fut le départ d’une prise de conscience qui l’a amené à s’intéresser aux papillons, aux relations de l’homme

 

Le dieu Tigre

avec la flore et la faune, puis à la nature et à l’environnement, et enfin à écrire dans un genre totalement différent : le nature writing, qui avait été son sujet de recherche pour son doctorat.

             

Nature writing

              

Wu Ming-yi et les papillons

 

En 2000, après trois ans de recherches,

d’abord en amateur, en lisant tout ce qu’il pouvait trouver sur les papillons, il publie un premier ouvrage : « Chroniques des papillons égarés » (《迷蝶誌》), suivi d’un second, en 2003 : « Le Dao des papillons » (《蝶道》). Il y réfléchit sur les liens invisibles entre l’homme et l’univers, qui devraient, selon lui, se traduire par une « éthique de l’environnement » (环境伦理) ou « dao » du traitement de la nature

par l’homme (与自然的相处之「道」).

             

Illustrés de dessins et photographies de l’auteur, les deux ouvrages se présentent comme des livres d’art. En même temps, ils représentent une version personnalisée de ce genre typiquement américain qu’est le nature writing, qui remonte à ce modèle immémorial qu’est le « Walden » de Thoreau (2). Ils sont couronnés de prix.

          

Professeur de littérature et de creative writing à l’université Dong Hua (國立東華大學), à Hualien, sur la côte est de Taiwan, à partir de cette année 2000, Wu Ming-yi fait partager à ses étudiants sa passion pour ses recherches. Il leur assigne des sujets qui nécessitent des sorties dans la nature, à la rencontre de cadres et de gens les plus divers, et leur demande d’imaginer des histoires du point de vue d’un arbre,

d’un poisson, mais sur une base plus scientifique que subjective.

             

Démission de l’enseignement

 

Chroniques des papillons égarés

(réédition 2011)

             

Le Dao des papillons

 

En 2006, Wu Ming-yi est à la fois en train d’écrire un roman et de préparer son troisième livre de nature writing. N’arrivant plus à assurer de front toutes ses activités, et en particulier les sorties sur le terrain que nécessite ce troisième ouvrage de nature writing, il démissionne de son poste d’enseignement, ce qui crée un mouvement de stupeur : les écrivains taïwanais qui ont un poste s’y accrochent tant les revenus tirés de l’écriture sont faibles et aléatoires, ceux qui n’en ont pas se battraient pour en obtenir un.

             

Finalement l’université lui accorda une année sabbatique. Mais son geste était sans précédent. Il signalait une approche nouvelle de la part d’un écrivain taïwanais, influencée peut-être par ses études de communication.

             

Fiction écologique, nature writing et retour à la nouvelle

             

Premier roman

             

En 2007, Wu Ming-yi publie son premier roman, né des recherches et réflexions menées pendant son année sabbatique : longues recherches en bibliothèque sur certains thèmes qui structurent le texte, et recherches personnelles sur le passé paternel et familial.
             
Le roman a été remarqué et traduit par un jeune sinologue français, Gwennaël Gaffric, sous le titre « Les lignes de navigation du sommeil » (《睡眠的航線》). C’est une œuvre complexe et foisonnante, qui mêle à l’évocation des parents de l’auteur, et en particulier de son père et du marché de son enfance, une tentative de reconstitution historique, mais fictionnelle, de certains épisodes de l’occupation japonaise, le tout dans un maelstrom de scènes les plus diverses d’où émergent celles liées au narrateur, et à ses problèmes de sommeil.

             

C’est un récit fragmenté et chaotique, par un narrateur qui semble avoir la mémoire aussi floue que le sommeil aléatoire, une réflexion sur la mémoire et le passé, et la manière dont il recoupe l’histoire. Le roman a été l’un des dix meilleurs romans en langue chinoise de l’année 2006 dans la liste établie par le magazine Asian Weekly.

             

En même temps, cette même année 2007, sort également le troisième livre de nature writing de Wu Ming-yi.

             

Et toujours nature writing

             

Intitulé « Tant d’eau si près de la maison » (《家離水邊那麼近》) (3), c’est un livre qui aura nécessité de longs déplacements le long des cours d’eau et côtes de l’île. Il aura ainsi passé quatre ans, muni d’un sac à dos et appareil photo à la main, à parcourir fleuves et rivières, et les quelque deux cents kilomètres de zones côtières en partant de Hualien au nord-est et en remontant vers le nord et la région de Taipei. 

             

C’est un ouvrage de nature writing « taïwanisé », qui est à replacer dans le contexte d’un nouveau courant de pensée, ou un nouvel imaginaire, qui fait – ou voudrait faire - de Taiwan un pays « océanique », ouvert sur le large, et non plus un appendice du continent (4). Wu Ming-yi se pose en critique de ce courant de pensée qui ne fait, selon lui, que servir une cause nationaliste, mais l’approche qu’il propose – basée sur une sorte d’histoire de l’île comme écosystème - a en dernier ressort une finalité très proche.

 

Tant d’eau si près de la maison

             

En termes littéraires, il s’agit d’une pensée qui élargit la réflexion sur l’environnement apparue à Taiwan au début des années 1980, dans le prolongement de la « littérature de terroir » (鄉土文學) des années 1970. En ce sens, on a pu parler de littérature « post-terroir » (後鄉土), où l’ancrage dans le local débouche sur une identité qui se veut dynamique et ouverte sur le planétaire.

             

Chez Wu Ming-yi, le genre du nature writing est devenu une recherche artistique transdisciplinaire et foisonnante, qui croise avec son expérience vécue des idées venues des domaines les plus divers, à la limite du disparate. Lui-même insiste sur l’une des caractéristiques de son œuvre : une démarche par accumulation, le texte se construisant en un réseau d’idées, article par article, chapitre par chapitre.

             

Vidéo de présentation par l’auteur de « Tant d’eau si près de la maison » :

           

           

Second roman

                         

Wu Ming-yi a publié un second roman en 2011,

« L’homme aux yeux à facettes » (《複眼人》), dans un style désormais marqué par ses préoccupations écologiques et ses écrits sur la nature, qu’il a étendus à des recueils de textes sur le sujet, édités en 2011. C’est un style qui caractérisait déjà son premier roman : marqué par un foule d’idées et de personnages qui se coupent et se recoupent, un récit déclinant théories

et citations, d’époques et d’auteurs les plus divers.

             

Salué comme une « Vie de Pi » façon taïwanaise, ce second roman est une sorte de conte fantastique doublé de fable environnementale,

 

L’homme aux yeux à facettes,

prix de la foire du livre de Taipei (mars 2012)

qui mêle l’histoire d’une immense île de déchets dérivant vers Taiwan à celle de deux personnages dont elle favorise la rencontre imprévue : l’un, un indigène d’une île fictive du Pacifique qui tente d’échapper à son sort de victime sacrifiée aux dieux, et l’autre une femme,  professeur de littérature, qui a perdu son mari et son fils dans un accident de montagne et songe à se suicider. La seconde sauve le premier et va se réfugier dans la montagne avec lui, tout en tentant, en même temps, d’éclaircir le mystère de la mort de son fils, ce qui ajoute un élément de suspense à l’ensemble.   

             

Promu sous le label d’« eco-fantasy », le roman a été aussitôt repéré par l’agent littéraire Gray Tan (譚光磊), fondateur en 2008 de l’agence Grayhawk qui a déjà dans ses cartons des bestsellers d’écrivains populaires de langue chinoise comme Zhang Ling (张翎), Mai Jia (麦家), Chi Zijian (迟子建) ou encore Ai Mi (艾米) (5). Ainsi promu, le roman est en passe de devenir un bestseller en Occident, autant qu’à

Taiwan même : où il a obtenu le prix du meilleur roman de la Foire internationale du Livre de Taipei en 2011 et où il en est à sa quatrième réimpression, deux traductions sont en préparation, l’une en anglais, sous le titre « The Man with Compound Eyes » chez Harvill Secker, par un Canadien qui fait depuis plusieurs années des recherches sur les aborigènes de Taiwan, l’autre en français par le traducteur des « Lignes de navigation du sommeil », Gwennaël Gaffric, pour les éditions Stock.

              

Wu Ming-yi apparaît donc aujourd’hui comme un écrivain populaire qui veut dépasser les confins de Taiwan pour se poser en auteur planétaire, comme en application du concept érigeant Taiwan en « pays océanique ».

             

Il marque en même temps l’émergence d’une littérature taïwanaise en dehors des réseaux de soutien et de promotion gouvernementaux, une littérature commercialisée et promue de façon très active

à l’étranger, sur un mode qui se développe aussi en Chine continentale.

             

Retour à la nouvelle

             

Cependant, en 2011, Wu Ming-yi a également publié un recueil de nouvelles qui apparaissent comme un retour au genre et à l’inspiration de ses premiers écrits, des récits d’où émergent ses souvenirs d’enfance et reposent sur

l’observation des gens ordinaires autour de lui : « Le magicien sur la passerelle » (《天橋上的魔術師》).

             

L’inspiration récente vient, en particulier, de ses randonnées à pied, de chez lui, dans le quartier de Danshui, dans le New Taipei, jusqu’au centre de la capitale, un chemin qui prendrait environ cinq heures à un piéton dans des conditions normales, mais en nécessite le double pour lui, en prenant des détours inhabituels pour observer et prendre le temps de discuter avec les gens.

             

Reliées entre elles pour former une trame narrative unifiée, les nouvelles sont structurées autour de neuf personnages, neuf enfants dont les histoires sont connectées par le

 

Le magicien sur la passerelle

magicien énigmatique du titre, qui confère au tout un ton merveilleux inspiré de la littérature latino-américaine. C’est un retour un rien nostalgique au monde du marché de Chung Hwa de son enfance, mais fantasmé. C’est peut-être le Wu Minig-yi le plus profond.            

             

             

Notes

(1) Siliq est le nom donné par la tribu des Atayal – l’un des groupes aborigènes de l’île - à un oiseau formosan très rare : une sorte de fauvette qui vit dans les forêts, en montagne. Elle est, dans la culture Atayal, un symbole de chance, et son chant est utilisé pour prédire le sort.

http://www.flickr.com/photos/sharleenchao/5457900623/

(2) « Walden, or Life in the Woods », publié en 1874, est le fruit d’une immersion de deux ans et deux mois de Thoreau dans les bois du Massachusetts, retraite solitaire dont il a fait toute une expérience ; à la fois mémoires et quête spirituelle, c’est une réflexion profonde sur l’homme confronté à la nature.

(3) Le titre est celui d’une nouvelle de Raymond Carter (« So Much Water So Close To Home »), c’est un hommage à l’écrivain américain et la reconnaissance d’une influence littéraire.

(4) Nouveau concept apparu en 1995 lors de l’élection présidentielle : c’était l’un des thèmes de la campagne du Parti démocrate progressiste (民主進步黨), principal parti d’opposition au Kuomingtang, à la tête d’une coalition « pan-verte ». Voir La littérature taïwanaise : état des recherches et réception à

l’étranger, Livre I, chapitre 2 (Les flux culturels transnationaux et la « taïwanité » de la littérature moderniste de Taiwan, par Chiu Kui-fen), pp 39-40.

(5) Auteur du bestseller « Under the Hawthorn Tree » (《山楂树之恋》) qui a été adapté par Zhang Yimou en 2010. Voir http://www.chinesemovies.com.fr/films_Zhang_Yimou_Hawthorn_tree.htm

            


             

Principales publications

             

Essais (散文集)

2000 Chroniques des papillons égarés《迷蝶誌》Wheat Field Press 麥田出版社,

        Réédition Fudan Press 夏日出版社2010

2003 Le Dao des papillons  《蝶道》(Two Fish Culture 二魚文化, Reprinted 2010

2007 Tant d’eau si près de la maison 《家離水邊那麼近》(Two Fish Culture 二魚文化

             

Recueils de nouvelles (短篇小说集)

1997 Fermé pour les vacances《本日公休》(Nine Songs Publishing  九歌出版社

2003 Le dieu Tigre《虎爺》(Nine Songs Publishing 九歌出版社

2011 Le magicien sur la passerelle《天橋上的魔術師》(Fudan Press 夏日出版社

             

Romans (篇小说)

2007 Les lignes de navigation du sommeil 《睡眠的航線》

   Two Fish Culture 二魚文化

2011 L’homme aux yeux à facettes《複眼人》(Fudan Press 夏日出版社

              

Recueils de nature writing taïwanais édités sous sa direction

2011 Liberating Nature through Writing《以書寫解放自然:台灣現代自然書寫的探索》(Da'an Press 大安出版社);Réédité sous le titre 'The Search for Modern Taiwanese Nature Writing 1980-2002Liberating Nature through Writing'《臺灣現代自然書寫的探索 1980-2002以書寫解放自然 BOOK 1Fudan Press 夏日出版社2011

2011 Wetlands - Petrification - Island Imagination 《溼地.石化.島嶼想像》(édité avec le poète Wu Sheng 吳晟)Youlu Culture 有鹿文化)

2011 Essays by Taiwanese Nature Writers 1980-2002: Liberating Nature through Writing, vol. 2 《臺灣自然書寫的作家論 1980-2002以書寫解放自然 BOOK 2》(Fudan Press 夏日出版社

2011 The Heart of Nature—From Nature Writing to Ecological Criticism: Liberating Nature through Writing, vol. 3 《自然之心從自然書寫到生態批評:以書寫解放自然 BOOK 3》(Fudan Press 夏日出版社

            


 

Traductions en français

par Gwennael Gaffric,

 

Romans

Les lignes de navigation du sommeil, éditions You Feng, 2012

L’homme aux yeux à facettes, Stock coll. La Cosmopolite, 2014

 

Nouvelles

Le magicien sur la passerelle, recueil de dix nouvelles, L’Asiathèque 2017

Une histoire de toilettes, in : Taipei, histoires au coin de la rue, L’Asiathèque 2017, pp. 119-156.

 

 

 

            

 

 

 

 

     

 

 

 

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