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Le rat dans le bouddhisme et
l’histoire chinoise
par Brigitte
Duzan, 22 avril 2025
Le rat n’a pas
bonne réputation en Chine, témoin l’expression idiomatique bien
connue,
pastichée avec humour par Wang Meng (王蒙) :
« Quand un rat sort de son trou, tout le monde crie haro sur
lui » (《老鼠过街,人人喊打》).
Récemment, dans un contexte de crise économique, il est même
devenu
symbole érigé par les jeunes
pour marquer leur volonté de retrait, en marge de la société
chinoise moderne.
Le rat a
pourtant ses lettres de noblesse en Chine dans la culture
ancienne, et d’abord dans le panthéon chinois du bouddhisme
tantrique.
Le rat
comme symbole de richesse…
Il est une
divinité dans le bouddhisme tantrique qui est à la fois dieu de
la guerre et dieu de la richesse : Vaiśravana (Duōwén
Tiānwáng
多闻天王
ou Píshāméntiān
毗沙门天),
l’un des Quatre Rois célestes (四天王)
ou lokapāla, défenseur de la loi bouddhique et gardien du
Nord. S’il est dieu de la richesse (comme Kubera dans
l’hindouisme
),
c’est que la richesse est en effet considérée, dans le
bouddhisme tantrique, non comme fortune temporelle, mais comme
libération des soucis matériels permettant de se concentrer sur
la recherche spirituelle.
En tant que
dieu de la richesse, Vaiśravana est représenté luxueusement paré
et tenant dans une main une pagode, dans l’autre une mangouste
.
La pagode est en effet un précieux reliquaire des os de Buddha.
Quant à la mangouste, elle est symbole de richesse en Inde car
on y faisait autrefois des bourses de sa peau ; elle est
supposée cracher des pierres précieuses.
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Vaiśravana, tenant la pagode de la main gauche.
La mangouste est confiée à un assistant sur sa
gauche,
revêtu d’une peau de tigre.
Image et texte votif,
BnF, département des manuscrits.
Pelliot chinois 4514 (1) 9.
Numérisation Gallica.
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Or mangouste,
en sanscrit nakula, est traduit en chinois par měng
(獴),
ou… méngshǔ (蒙鼠),
où shǔ est le terme désignant le rat. Les rats se sont
ainsi trouvés érigés en symboles de prospérité.
… et
précieux assistant en temps de guerre
Une légende
dorée liée à Vaiśravana met d’ailleurs les rats en première
ligne. Vaiśravana s’appuie sur ses nombreux fils pour mener ses
combats. Dans les « Rituels de Vaiśravana » (Pishamen yigui 《毗沙门仪轨》T.
1249)
,
il est question d’une attaque menée par « cinq puissances
étrangères » contre la ville d’Anxi, dans l’actuel Xinjiang,
pendant la première année de l’ère Tianbao (天宝),
sous le règne de l’empereur Tang Xuanzong (唐玄宗),soit
en 742
.
La ville dépêche un émissaire pour demander à l’empereur
d’envoyer des troupes repousser les assaillants. Mais, vu la
distance, l’empereur préfère demander l’assistance du gardien du
Nord. Vaiśravana délègue la mission à son deuxième fils Dujian (獨健).
Le texte du
Pishamen yigui (唐·不空译《毗沙门仪轨》)
détaille l’apparition divine : 300 à 500 soldats émergeant des
nuages, revêtus d’armures d’or (约三五百人尽著金甲)
et avançant au son des cors et des tambours dans un vacarme
épouvantable :
地动山崩停住三日。五国大惧尽退军。…。并是金鼠咬弓弩弦。及器械损断尽不堪用。
La terre
trembla et il y eut des éboulements en montagne pendant trois
jours. Les cinq royaumes épouvantés firent reculer leurs
troupes. […] Et qui plus est, des rats dorés grignotèrent les
cordes de leurs arcs et de leurs arbalètes. Ainsi endommagées,
les armes de l’ennemi furent inutilisables.
Le rôle des
rats dans cette histoire a été amplement commentée :
la mangouste-crachant-des-joyaux de la tradition indienne
devenue rat-crachant-des-gemmes (tǔbǎo
shǔ
吐宝鼠)
dans les textes chinois n’est plus seulement symbole de
richesse, l’animal acquiert ici une fonction militaire,
d’assistant du fils de Vaiśravana au combat.
La valeur
militaire des rats de Vaiśravana est d’ailleurs notée aussi par
le moine Xuanzang (玄奘),
bien que dans un contexte historique différent et avec beaucoup
plus de détails. Xuanzang a consigné par écrit, en le dictant à
l’un de ses disciples, le récit de son long périple vers l’Inde,
de 626 à 645 : « Mémoire sur le voyage en Occident à l’époque
des Grands Tang » (Dà Táng Xīyù Jì《大唐西域记》).
C’est au livre XII, dans son chapitre sur son passage au royaume
de Koustana (autre nom de Khotan) que Xuanzang relate une
histoire semblable. Il commence par décrire une zone désertique
à l’ouest de la capitale, truffée de petits monticules formés
par des rats, puis il continue en rapportant ce qu’on lui a
rapporté sur ces rats :
« Dans ce
désert , il y avait des rats gros comme des porcs-épics, dont
les poils avaient la couleur extraordinaire de l'or et de
l’argent. Le chef de la troupe sortait tous les jours de sou
trou pour se promener, et, lorsqu'il s'arrêtait, la multitude
des rats le suivait. Jadis le général des Hiong-nou (Xiongnu) se
mit à la tête d'une armée de plusieurs centaines de mille hommes
pour ravager les frontières. Dès qu'il fut arrivé à côté des
monticules des rats, il fit camper ses soldats. Dans ce moment,
le roi de Khiarsa-ta-na (Koustana), qui ne commandait qu'à une
armée de plusieurs dizaines de mille hommes, craignit de ne
pouvoir lui tenir tête. Il savait depuis longtemps qu'au milieu
du désert il y avait des rats extraordinaires, mais qui
n'avaient pas encore fait preuve d'une puissance surnaturelle.
Quand les ennemis furent arrivés, il n'y avait personne dont il
pût implorer le secours. Le roi et ses ministres étaient frappés
de terreur, et nul ne savait quel parti prendre. "Si j'offrais
de nouveau des sacrifices (dit le roi), si je brûlais des
parfums en invoquant les rats, peut-être montreraient-ils leur
puissance divine et augmenteraient-ils un peu la force de mon
armée."
La nuit
suivante, le roi vit en songe un grand rat qui lui dit : "Par
respect pour vous, je veux vous secourir … si demain matin vous
livrez bataille, vous êtes sûr de la victoire. "
[le roi
rassemble donc ses généraux et son armée et se met en route
avant l’aube] « et par marche rapide tombe à l’improviste sur
l’ennemi. A la nouvelle de son arrivée , les Hiong-nou furent
saisis d’effroi , et voulurent alors s'élancer sur leurs chars
et endosser leurs armures; mais les rats avaient coupé, avec
leurs dents, les courroies des selles, les lacets des vêtements,
les cordes des arcs et les attaches des cuirasses. … Un grand
nombre de Xiongnu furent garrottés et massacrés. Là-dessus, le
roi tua le général et fit les soldats prisonniers. Les Hiong-nou
furent glacés de terreur et reconnurent qu'il avait obtenu un
secours divin. Le roi de Koustana, rempli de reconnaissance pour
les rats, éleva un temple et leur offrit des sacrifices. Depuis
cette époque, on a continué, de siècle en siècle, à leur
témoigner un profond respect et on leur apporte des présents
rares et précieux. […] Lorsqu'on passe près de leurs trous, on
descend de char et l'on court d'un pas rapide. On les salue en
signe de respect et on leur sacrifie pour demander le bonheur.
Les uns offrent des vêtements, des arcs et des flèches ; les
autres, des fleurs odorantes et des viandes apprêtées. Après
avoir témoigné ainsi la sincérité de leurs sentiments, ils
obtiennent la plupart le bonheur; mais ceux qui manquent
d'offrir des sacrifices éprouvent de terribles calamités. »
(Mémoires sur les contrées occidentales, trad.
Stanislas Julien, livre XII, pp. 233-234)
Khotan était
alors l’un des nombreux petits États-oasis du bassin du Tarim,
et il faisait partie des quatre garnisons d’Anxi (voir note 4).
Or, la cité aurait été fondée au 3e siècle avant J.
C. par des Indiens, pendant le règne de l’empereur Ashoka et,
selon une légende attestée dans des sources chinoises et
tibétaines, les nobles, dont le roi, auraient été des
descendants de Vaiśravana. D’après les sources chinoises,
l’ancêtre des rois de Khotan l’ayant prié pour avoir une
descendance mâle, la tête de la divinité se scinda en deux et,
telle Athéna sortant de la tête de Zeus, un bébé en émergea, que
le roi ravi s’empressa de présenter à ses sujets…
Quelle que
soit l’origine de cette légende, la version de la bataille
gagnée grâce aux rats rapportée par Xuanzang est en fait très
réaliste et peut très bien recouvrir un fait réel : on imagine
très bien les rats du désert se précipiter joyeusement sur cette
manne inespérée que leur offrait la troupe des Xiongnu et ronger
(sans doute pendant leur sommeil) tout ce qui pouvait être
rongé. Le rat y a gagné d’être élevé au rang d’assistant divin.
Mais, depuis les Tang, la légende est tombée dans l’oubli…
Animal
domestiqué et auspicieuse mascotte impériale
De temps en
temps, pourtant, le rat émerge de l’Histoire pour faire à
nouveau parler de lui. Un
article du 12 avril 2025
de la revue npj Heritage Science, rapportait les
dernières recherches sur sa domestication en Chine, qui daterait
des Ming, au 15e siècle.
Selon les
chercheurs, c’est un rouleau dit « des trois rats » (《三鼠图卷》)
, peint par l’empereur Xuanzong des Ming (明宣宗),
qui suggère une possible domestication de l’animal à cette
époque.
Ce rouleau
(conservé au Palace Museum à Pékin) est l’un de ceux peints par
l’empereur, datés 1427, qui représentent des animaux :
La première
peinture (苦瓜鼠图)
représente un rat sur un rocher, tête levée vers des branches de
concombre sauvage (苦瓜).
Les deux autres peintures du rouleau représentent un rat
mangeant des litchis.
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Rat mangeant des litchis,
du rouleau « des trois rats »
《三鼠图卷》
peint par l’empereur Xuande (宣德帝),
ou Xuanzong des Ming (明宣宗),
r. 1425-1435.
Tableau peint la 2e année de l’ère
Xuande,
soit 1427.
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C’est la
peinture centrale (菖蒲鼠荔图)
qui suggère la domestication.
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Le rat grignote un litchi (荔),
attaché par une chaîne à un rocher
dit « rocher de longévité » (一块寿石)
sur lequel pousse une touffe de calamus (菖蒲).
L’inscription dit :
“宣德六年御筆,賜太監吳誠”
,上押朱文方印 “武英殿寶”
。
Peint par l’empereur la 6e année de
l’ère Xuande (soit 1431) et offert à l’eunuque
Wu Cheng. |
Il
faut noter que le litchi (lìzhī
荔枝)
comporte un sens auspicieux : litchi rouge (hóng lì
红荔)
est homophone de « gratification » (hónglì红利),
le terme de litchi (lìzhī
荔枝)
a le sens de « favorable ». Ces peintures sont donc des
cadeaux de bon augure.
Pourtant, le
rat reste surtout l’animal, porteur de la peste et d’autres
maux, victime de la vindicte populaire. Mais le rat est aussi
répertorié dans les anciens traités de médecine traditionnelle
chinoise ; devenu animal de laboratoire, il reprend son rôle de
valeureux auxiliaire de combat, comme sous les Tang, cette fois
dans la lutte contre la maladie.
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