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Le rat dans le bouddhisme et l’histoire chinoise

par Brigitte Duzan, 22 avril 2025

 

Le rat n’a pas bonne réputation en Chine, témoin l’expression idiomatique bien connue, pastichée avec humour par Wang Meng (王蒙) : « Quand un rat sort de son trou, tout le monde crie haro sur lui » (《老鼠过街,人人喊打》). Récemment, dans un contexte de crise économique, il est même devenu symbole érigé par les jeunes pour marquer leur volonté de retrait, en marge de la société chinoise moderne.

 

Le rat a pourtant ses lettres de noblesse en Chine dans la culture ancienne, et d’abord dans le panthéon chinois du bouddhisme tantrique.

 

Le rat comme symbole de richesse…

 

Il est une divinité dans le bouddhisme tantrique qui est à la fois dieu de la guerre et dieu de la richesse : Vaiśravana (Duōwén Tiānwáng 多闻天王 ou  Píshāméntiān 毗沙门天), l’un des Quatre Rois célestes (四天王) ou lokapāla, défenseur de la loi bouddhique et gardien du Nord. S’il est dieu de la richesse (comme Kubera dans l’hindouisme [1]), c’est que la richesse est en effet considérée, dans le bouddhisme tantrique, non comme fortune temporelle, mais comme libération des soucis matériels permettant de se concentrer sur la recherche spirituelle.

 

En tant que dieu de la richesse, Vaiśravana est représenté luxueusement paré et tenant dans une main une pagode, dans l’autre une mangouste [2]. La pagode est en effet un précieux reliquaire des os de Buddha. Quant à la mangouste, elle est symbole de richesse en Inde car on y faisait autrefois des bourses de sa peau ; elle est supposée cracher des pierres précieuses.

 

 

 

Vaiśravana, tenant la pagode de la main gauche.

La mangouste est confiée à un assistant sur sa gauche,

revêtu d’une peau de tigre.

 

Image et texte votif,

BnF, département des manuscrits.

Pelliot chinois 4514 (1) 9.

Numérisation Gallica.

 

 

Or mangouste, en sanscrit nakula, est traduit en chinois par měng (), ou… méngshǔ (蒙鼠), où shǔ est le terme désignant le rat. Les rats se sont ainsi trouvés érigés en symboles de prospérité.

 

… et précieux assistant en temps de guerre

 

Une légende dorée liée à Vaiśravana met d’ailleurs les rats en première ligne. Vaiśravana s’appuie sur ses nombreux fils pour mener ses combats. Dans les « Rituels de Vaiśravana » (Pishamen yigui 《毗沙门仪轨》T. 1249) [3], il est question d’une attaque menée par « cinq puissances étrangères » contre la ville d’Anxi, dans l’actuel Xinjiang, pendant la première année de l’ère Tianbao (天宝), sous le règne de l’empereur Tang Xuanzong (唐玄宗),soit en 742 [4]. La ville dépêche un émissaire pour demander à l’empereur d’envoyer des troupes repousser les assaillants. Mais, vu la distance, l’empereur préfère demander l’assistance du gardien du Nord. Vaiśravana délègue la mission à son deuxième fils Dujian (獨健).

 

Le texte du Pishamen yigui  (·不空译《毗沙门仪轨》) détaille l’apparition divine : 300 à 500 soldats émergeant des nuages, revêtus d’armures d’or (约三五百人尽著金甲) et avançant au son des cors et des tambours dans un vacarme épouvantable :

                地动山崩停住三日。五国大惧尽退军。。并是金鼠咬弓弩弦。及器械损断尽不堪用。

La terre trembla et il y eut des éboulements en montagne pendant trois jours. Les cinq royaumes épouvantés firent reculer leurs troupes. […]  Et qui plus est, des rats dorés grignotèrent les cordes de leurs arcs et de leurs arbalètes.  Ainsi endommagées, les armes de l’ennemi furent inutilisables.

 

Le rôle des rats dans cette histoire a été amplement commentée [5] : la mangouste-crachant-des-joyaux de la tradition indienne devenue rat-crachant-des-gemmes (tǔbǎo shǔ )  dans les textes chinois n’est plus seulement symbole de richesse, l’animal acquiert ici une fonction militaire, d’assistant du fils de Vaiśravana au combat.

 

La valeur militaire des rats de Vaiśravana est d’ailleurs notée aussi par le moine Xuanzang (玄奘), bien que dans un contexte historique différent et avec beaucoup plus de détails. Xuanzang a consigné par écrit, en le dictant à l’un de ses disciples, le récit de son long périple vers l’Inde, de 626 à 645 : « Mémoire sur le voyage en Occident à l’époque des Grands Tang » (Dà Táng Xīyù Jì《大唐西域记》) [6]. C’est au livre XII, dans son chapitre sur son passage au royaume de Koustana (autre nom de Khotan) que Xuanzang relate une histoire semblable. Il commence par décrire une zone désertique à l’ouest de la capitale, truffée de petits monticules formés par des rats, puis il continue en rapportant ce qu’on lui a rapporté sur ces rats :

 

 « Dans ce désert , il y avait des rats gros comme des porcs-épics, dont les poils avaient la couleur extraordinaire de l'or et de l’argent. Le chef de la troupe sortait tous les jours de sou trou pour se promener, et, lorsqu'il s'arrêtait, la multitude des rats le suivait. Jadis le général des Hiong-nou (Xiongnu) se mit à la tête d'une armée de plusieurs centaines de mille hommes pour ravager les frontières. Dès qu'il fut arrivé  à côté des monticules des rats, il fit camper ses soldats. Dans ce moment, le roi de Khiarsa-ta-na (Koustana), qui ne commandait qu'à une armée de plusieurs dizaines de mille hommes, craignit de ne pouvoir lui tenir tête. Il savait depuis longtemps qu'au milieu du désert il y avait des rats extraordinaires, mais qui n'avaient pas encore fait preuve d'une puissance surnaturelle. Quand les ennemis furent arrivés, il n'y avait personne dont il pût implorer le secours. Le roi et ses ministres étaient frappés de terreur, et nul ne savait quel parti prendre. "Si j'offrais de nouveau des sacrifices (dit le roi), si je brûlais des parfums en invoquant les rats, peut-être montreraient-ils leur puissance divine et augmenteraient-ils un peu la force de mon armée."

La nuit suivante, le roi vit en songe un grand rat qui lui dit : "Par respect pour vous, je veux vous secourir … si demain matin vous livrez bataille, vous êtes sûr de la victoire. "

[le roi rassemble donc ses généraux et son armée et se met en route avant l’aube] « et par marche rapide tombe à l’improviste sur l’ennemi. A la nouvelle de son arrivée , les Hiong-nou furent saisis d’effroi , et voulurent alors s'élancer sur leurs chars et endosser leurs armures; mais les rats avaient coupé, avec leurs dents, les courroies des selles, les lacets des vêtements, les cordes des arcs et les attaches des cuirasses. … Un grand nombre de Xiongnu furent garrottés et massacrés. Là-dessus, le roi tua le général et fit les soldats prisonniers. Les Hiong-nou furent glacés de terreur et reconnurent qu'il avait obtenu un secours divin. Le roi de Koustana, rempli de reconnaissance pour les rats, éleva un temple et leur offrit des sacrifices. Depuis cette époque, on a continué, de siècle en siècle, à leur témoigner un profond respect et on leur apporte des présents rares et précieux. […] Lorsqu'on passe près de leurs trous, on descend de char et l'on court d'un pas rapide. On les salue en signe de respect et on leur sacrifie pour demander le bonheur. Les uns offrent des vêtements, des arcs et des flèches ; les autres, des fleurs odorantes et des viandes apprêtées. Après avoir témoigné ainsi la sincérité de leurs sentiments, ils obtiennent la plupart le bonheur; mais ceux qui manquent d'offrir des sacrifices éprouvent de terribles calamités. »  

                 (Mémoires sur les contrées occidentales, trad. Stanislas Julien, livre XII, pp. 233-234)

 

Khotan était alors l’un des nombreux petits États-oasis du bassin du Tarim, et il faisait partie des quatre garnisons d’Anxi (voir note 4). Or, la cité aurait été fondée au 3e siècle avant J. C. par des Indiens, pendant le règne de l’empereur Ashoka et, selon une légende attestée dans des sources chinoises et tibétaines, les nobles, dont le roi, auraient été des descendants de Vaiśravana. D’après les sources chinoises, l’ancêtre des rois de Khotan l’ayant prié pour avoir une descendance mâle, la tête de la divinité se scinda en deux et, telle Athéna sortant de la tête de Zeus, un bébé en émergea, que le roi ravi s’empressa de présenter à ses sujets…

 

Quelle que soit l’origine de cette légende, la version de la bataille gagnée grâce aux rats rapportée par Xuanzang est en fait très réaliste et peut très bien recouvrir un fait réel : on imagine très bien les rats du désert se précipiter joyeusement sur cette manne inespérée que leur offrait la troupe des Xiongnu et ronger (sans doute pendant leur sommeil) tout ce qui pouvait être rongé. Le rat y a gagné d’être élevé au rang d’assistant divin. Mais, depuis les Tang, la légende est tombée dans l’oubli…

 

Animal domestiqué et auspicieuse mascotte impériale

 

De temps en temps, pourtant, le rat émerge de l’Histoire pour faire à nouveau parler de lui. Un article du 12 avril 2025 de la revue npj Heritage Science, rapportait les dernières recherches sur sa domestication en Chine, qui daterait des Ming, au 15e siècle.

 

Selon les chercheurs, c’est un rouleau dit « des trois rats » (《三鼠图卷》) , peint par l’empereur Xuanzong des Ming (明宣宗), qui suggère une possible domestication de l’animal à cette époque.

 

Ce rouleau (conservé au Palace Museum à Pékin) est l’un de ceux peints par l’empereur, datés 1427, qui représentent des animaux :

 

 

 

 

La première peinture (苦瓜鼠图) représente un rat sur un rocher, tête levée vers des branches de concombre sauvage (苦瓜). Les deux autres peintures du rouleau représentent un rat mangeant des litchis.

 

 

 

Rat mangeant des litchis,

du rouleau « des trois rats » 《三鼠图卷》

peint par l’empereur Xuande (宣德帝),

ou Xuanzong des Ming (明宣宗),

r. 1425-1435.

 

Tableau peint la 2e année de l’ère Xuande,

soit 1427.

 

 

C’est la peinture centrale (菖蒲鼠荔图) qui suggère la domestication.

  

 

Le rat grignote un litchi (),

attaché par une chaîne à un rocher  

dit « rocher de longévité » (一块寿石)

sur lequel pousse une touffe de calamus (菖蒲).

 

L’inscription dit :

宣德六年御筆,賜太監吳誠,上押朱文方印 武英殿寶

Peint par l’empereur la 6e année de l’ère Xuande (soit 1431) et offert à l’eunuque Wu Cheng.


Il faut noter que le litchi (lìzhī 荔枝) comporte un sens auspicieux : litchi rouge (hóng lì 红荔) est homophone de « gratification » (hónglì红利), le terme de litchi (lìzhī 荔枝) a le sens de « favorable ». Ces peintures sont donc des cadeaux de bon augure.
 

Pourtant, le rat reste surtout l’animal, porteur de la peste et d’autres maux, victime de la vindicte populaire. Mais le rat est aussi répertorié dans les anciens traités de médecine traditionnelle chinoise ; devenu animal de laboratoire, il reprend son rôle de valeureux auxiliaire de combat, comme sous les Tang, cette fois dans la lutte contre la maladie.


 

[1] Viśravaṇa en sanscrit signifie « fils de Vishrava », qui est l’un des épithètes de Kubera. Vishrava est le père de l’un des principaux personnages du Ramayana, le rakshasa Ravana,

[2] Tandis que, en tant que divinité protectrice, il tient une pagode et une épée (en particulier dans ses représentations au Japon).

[3] Texte du 9e siècle (d’origine contestée) en trois parties, l’histoire de la bataille d’Anxi apparaissant dans la deuxième partie, voir : https://www.mdpi.com/2077-1444/14/8/1060 (3.2.3 T. 1249).

[4] Siège légendaire qui apparaît comme un mélange de plusieurs éléments historiques et religieux, la rébellion d’An Lushan (安史之乱) et l’association mythique du moine Amoghavajra (figure martiale de Vaiśravana) avec l’empereur Tang Xuanzong,

Voir : The Legendary Siege of Anxi: Myth, History, and Truth in Chinese Religions, par Geoffrey Goble.

Anxi (安西) était un protectorat créé en 640 à la suite de la conquête du royaume de Gaochang (高昌). En raison des troubles provoqués par les Turcs occidentaux, vaincus en 658, le protectorat était défendu par quatre garnisons créées entre 648 et 658. L’empire du Tibet est ensuite devenu le principal concurrent des Tang dans la région. Les troubles n’ont pas cessé, mais aucun siège d’Anxi ne figure dans les annales en 742.

[5] Par exemple en lien avec l’histoire de Nezha dans l’ouvrage de Meir Shahar : « Oedipal God, the Chinese Nezha and his Indian Origins », University of Hawai’i Press, 2015, ch. 8 « Esoteric Buddhism », p. 164.

[6]  Traduit par Stanislas Julien « Mémoire sur les contrées occidentales ». Traduction publiée en 1857 par l’Imprimerie impériale et disponible, numérisée, en internet archive

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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