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Jeunes en rade : le nouveau
peuple des rats en Chine
par Brigitte
Duzan, 20 avril 2025
Il y a quatre
ans, en 2021, l’expression « rester
couché » (tǎngpíng
躺平)
s’était répandue comme tache d’huile sur le web, devenant le cri
de ralliement de jeunes l’érigeant en philosophie de la vie,
souvent avec beaucoup d’humour.
En 2025, dans
un contexte de tension sociale née de la crise économique, alors
qu’une grande partie des jeunes, et en particulier les jeunes
diplômés, sont au chômage, l’expression est dépassée, on a fait
bien mieux. C’est tout un « peuple de rats »
qui revendique le droit à la léthargie et à des journées
entières au lit.
Rat rat,
et moi et moi ah !
Les avis
divergent sur l’origine exacte du nouveau néologisme qui fait
fureur. La source donnée le plus souvent est une vidéo postée
sur Bilibili (une plateforme de partage de vidéos) dans
laquelle un étudiante racontait sa vie de galère en se comparant
à un rat, animaux notoirement détestés et méprisés dans la
culture chinoise au point d’en avoir donné l’expression
idiomatique (ou chengyu) bien connue : « Quand un rat
sort de son trou, tout le monde crie haro sur lui » (《老鼠过街,人人喊打》),
chengyu que
Wang Meng a pastiché
avec l’humour qui lui est propre
.
Les rats sont donc confinés dans les égouts et ne peuvent sortir
que la nuit – d’où l’empathie des jeunes qui se sentent déphasés
dans la course à la réussite et à l’argent de la société
actuelle.
La vidéo est
devenue virale, suscitant des milliers de commentaires et
donnant naissance au hashtag shǔ shǔ wǒ ā #鼠鼠我啊#,
littéralement « rat rat et moi (et moi) ah ». Véritable cri de
ralliement, ce nouveau hashtag renvoie en même temps, dans la
« culture » internet, à une autre plaisanterie, datant de 2020,
dirigée contre le PDG de Bilibili, justement, Chen Rui (陈睿),
critiqué pour privilégier les rendements financiers plutôt que
l’optimisation des performances pour les usagers : shū shū
ā
叔叔啊
« tonton, ah » (最喜欢钱了tu
aimes trop le fric). Shū shū ā est ensuite passé
sur le forum Baidu Tieba (aujourd’hui passé de mode). Jouant sur
l’homophonie des caractères, il est devenu
鼠鼠啊
pour accompagner les lamentations d’usagers surtout masculins
souffrant de peines de cœur.
鼠鼠我啊,
真的顶不住啦
Rat rat et moi
ah, vraiment je n’en peux plus.
Début 2025, la
plateforme Xiaohongshu (小红书)
a redécouvert et récupéré l’expression qui a depuis lors fait
florès,
shǔ shǔ wǒ ā
鼠鼠我啊devenant
un cri de détresse partagé par une foule de jeunes se lamentant
sur leurs difficultés dans l’existence : pauvreté, harcèlement à
l’école, problèmes de santé, chômage et sentiment général
d’impuissance et de désespoir.
鼠鼠我啊,
这辈子没希望了。Rat
rat et moi ah, aucun espoir en ce monde
(ce n’est pas
que je n’ai pas travaillé, mais j’ai tout raté)
我一点也不难过.
真的
Mais je m’en
fous. Vraiment.
Détresse,
certes, mais qui n’exclut pas l’humour, comme toujours dans la
culture populaire chinoise. On ne compte plus les jeux de mots
qui ont fleuri en jouant sur les termes homophones, toute une
littérature des rats (鼠鼠文学)
qui cultive le dérisoire. Par exemple, la bibliothèque
túshūguǎn (图书馆)
est devenue le « bâtiment où l’on extermine les rats » (tú
shǔ guǎn
屠鼠馆),
vidéos à l’appui. Même les lueurs de l’aurore (shǔguāng
曙光)
sont devenues « la lumière des rats » (shǔ guāng
鼠光) :
鼠鼠我啊,
好象看见胜利的鼠光
(rat
rat et moi ah, il me semble avoir perçu la lueur du succès = la
lumière des rats).
Cette culture
de l’autodérision (自嘲文化)
correspond à une tendance de fond, en Chine, pour définir une
communauté de ratés solidaires, liés par un manque total de
motivation et d’éthique du travail : une (sous-)culture du
découragement (sàngwénhuà
丧文化),
en rupture avec la culture dominante de la concurrence, des
pressions et de l’acharnement au travail, avec en contrepoint le
gouffre croissant des différences de classes, une inégalité
structurelle contre laquelle l’individu ordinaire ne peut rien.
Alors autant rester dans son lit. Avec son téléphone.
Mais il y a
aussi de la douceur, derrière la dérision (鼠鼠文学,也有温暖).
Le rat est ainsi devenu une mascotte, la gentille petite
mascotte du « peuple des rats ».
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