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Jeunes en rade : le nouveau peuple des rats en Chine 

par Brigitte Duzan, 20 avril 2025

 

Il y a quatre ans, en 2021, l’expression « rester couché » (tǎngpíng 躺平) s’était répandue comme tache d’huile sur le web, devenant le cri de ralliement de jeunes l’érigeant en philosophie de la vie, souvent avec beaucoup d’humour.

 

En 2025, dans un contexte de tension sociale née de la crise économique, alors qu’une grande partie des jeunes, et en particulier les jeunes diplômés, sont au chômage, l’expression est dépassée, on a fait bien mieux. C’est tout un « peuple de rats » [1] qui revendique le droit à la léthargie et à des journées entières au lit.

 

 

  [2]

 

Rat rat, et moi et moi ah !

 

Les avis divergent sur l’origine exacte du nouveau néologisme qui fait fureur. La source donnée le plus souvent est une vidéo postée sur Bilibili (une plateforme de partage de vidéos) dans laquelle un étudiante racontait sa vie de galère en se comparant à un rat, animaux notoirement détestés et méprisés dans la culture chinoise au point d’en avoir donné l’expression idiomatique (ou chengyu) bien connue : « Quand un rat sort de son trou, tout le monde crie haro sur lui » (《老鼠过街,人人喊打》), chengyu que Wang Meng a pastiché avec l’humour qui lui est propre [3]. Les rats sont donc confinés dans les égouts et ne peuvent sortir que la nuit – d’où l’empathie des jeunes qui se sentent déphasés dans la course à la réussite et à l’argent de la société actuelle.

 

La vidéo est devenue virale, suscitant des milliers de commentaires et donnant naissance au hashtag shǔ shǔ wǒ ā #鼠鼠我啊#, littéralement « rat rat et moi (et moi) ah ». Véritable cri de ralliement, ce nouveau hashtag renvoie en même temps, dans la « culture » internet, à une autre plaisanterie, datant de 2020, dirigée contre le PDG de Bilibili, justement, Chen Rui (陈睿), critiqué pour privilégier les rendements financiers plutôt que l’optimisation des performances pour les usagers : shū shū ā 叔叔啊 « tonton, ah » (最喜欢钱了tu aimes trop le fric). Shū shū ā est ensuite passé sur le forum Baidu Tieba (aujourd’hui passé de mode). Jouant sur l’homophonie des caractères, il est devenu 鼠鼠啊 pour accompagner les lamentations d’usagers surtout masculins souffrant de peines de cœur.

 

 

 

鼠鼠我啊, 真的顶不住啦

Rat rat et moi ah, vraiment je n’en peux plus.

 

Début 2025, la plateforme Xiaohongshu (小红书) a redécouvert et récupéré l’expression qui a depuis lors fait florès, shǔ shǔ wǒ ā 鼠鼠我啊devenant un cri de détresse partagé par une foule de jeunes se lamentant sur leurs difficultés dans l’existence : pauvreté, harcèlement à l’école, problèmes de santé, chômage et sentiment général d’impuissance et de désespoir.

 

 

 

鼠鼠我啊, 这辈子没希望了。Rat rat et moi ah, aucun espoir en ce monde

(ce n’est pas que je n’ai pas travaillé, mais j’ai tout raté)

我一点也不难过. 真的

Mais je m’en fous. Vraiment.

 

Détresse, certes, mais qui n’exclut pas l’humour, comme toujours dans la culture populaire chinoise. On ne compte plus les jeux de mots qui ont fleuri en jouant sur les termes homophones, toute une littérature des rats (鼠鼠文学) qui cultive le dérisoire. Par exemple, la bibliothèque túshūguǎn (图书馆) est devenue le « bâtiment où l’on extermine les rats » (tú shǔ guǎn 屠鼠馆), vidéos à l’appui. Même les lueurs de l’aurore (shǔguāng 曙光) sont devenues « la lumière des rats » (shǔ guāng 鼠光) : 鼠鼠我啊, 好象看见胜利的鼠光 (rat rat et moi ah, il me semble avoir perçu la lueur du succès = la lumière des rats).

 

Cette culture de l’autodérision (自嘲文化) [4] correspond à une tendance de fond, en Chine, pour définir une communauté de ratés solidaires, liés par un manque total de motivation et d’éthique du travail : une (sous-)culture du découragement (sàngwénhuà 丧文化), en rupture avec la culture dominante de la concurrence, des pressions et de l’acharnement au travail, avec en contrepoint le gouffre croissant des différences de classes, une inégalité structurelle contre laquelle l’individu ordinaire ne peut rien. Alors autant rester dans son lit. Avec son téléphone.

 

Mais il y a aussi de la douceur, derrière la dérision (鼠鼠文学,也有温暖).  Le rat est ainsi devenu une mascotte, la gentille petite mascotte du « peuple des rats ».


 


[1] À ne pas confondre avec la « tribu des rats » vivant dans des sous-sols à Pékin qui a fait la une des journaux et de la télévision il y a quelques années (y compris un documentaire d’Arte). C’est aussi le sujet du film de 2015 de Pengfei (鹏飞) : « Underground Fragrance » (《地下香》).

[3] Lors de la campagne « contre les quatre nuisibles » (除四害运动), l’une des premières campagnes lancées par Mao en 1958, au début du Grand Bond en avant, les rats étaient en première ligne, même si on a beaucoup plus parlé des moineaux.


 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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