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A Yi  阿乙

Présentation

par Brigitte Duzan, 8 septembre 2012, actualisé 21 mars 2023

 

A Yi aura mis du temps à avoir confiance dans ses dons littéraires et à concrétiser sa vocation d’écrivain. Ses premières publications datent de 2008.

 

Son œuvre, essentiellement des nouvelles, fait partie de la nouvelle littérature policière, ou pseudo policière, qui se développe en Chine, le genre étant surtout, dans les meilleurs des cas, le prétexte à une peinture noire de la société. C’est le cas d’A Yi.

 

Sa notoriété est cependant longtemps restée limitée à un petit cercle littéraire ; il commence à peine à sortir de l’ombre. Il était, par exemple, l’un des écrivains chinois invités à la Foire du livre de Londres, en avril 2012. Mais c’était la première fois qu’il mettait les pieds hors de son pays…

 

A Yi en 2015 (photo yicai.com)

 

Petit flic pendant huit ans

 

A Yi (阿乙) est né en 1976, à Ruichang, au nord du Jiangxi (江西瑞昌), à la frontière du Hubei, au bord du Yangtse.

 

Il a grandi dans la Chine de l’ouverture, mais celle-ci n’a guère eu d’influence sur sa vie d’enfant. Sa mère était illettrée et son père n’avait pas dépassé le niveau du collège. Il était cependant un bon élève en classe et aurait pu faire de bonnes études : en 1994, seuls quatre des élèves de sa classe furent reçus au redoutable gaokao, l’examen d’entrée à l’université : il était du nombre. Mais son père le fit entrer à l’école de la police. La déception fut d’autant plus grande que, l’année suivante, tous les élèves qui avaient été recalés et avaient redoublé furent admis à l’université…

 

Ce premier départ dans la vie le rapproche de Cao Naiqian (曹乃谦), mais Cao Naiqian travaillait au moins au Bureau de la Sécurité publique de Datong ; A Yi, lui, a passé cinq ans (après ses trois ans d’école) dans un petit poste de police où, hormis quelques certificats de résidence à établir pour de rares nouveaux venus, il n’avait pas grand-chose à faire toute  la journée et s’ennuyait ferme.

 

Il a raconté [1] que le poste de police avait été installé dans les locaux d’une ancienne coopérative de crédit, après la réforme ; il se sentait petit caissier. Son activité principale consistait à jouer aux cartes ou aux dés avec ses collègues et supérieurs. C’est d’ailleurs le thème central de l’une de ses premières nouvelles : « Dans la colonie pénitentiaire » (《在流放地》).

 

C’est aussi l’une de ces séances de cartes qui, selon ses propres dires, lui a fait prendre conscience de la vie qui l’attendait s’il continuait dans cette voie toute tracée. Un jour, alors qu’il avait joué toute la nuit avec l’inspecteur, le chef du poste et son adjoint, le chef proposa de changer de place et de continuer en jouant aux dés ; les quatre hommes changèrent donc de place en tournant autour de la table dans le sens des aiguilles d’une montre, et A Yi eut soudain une vision déprimante des dix années à venir :

 

20岁的他变成了30岁的副所长,30岁的副所长变成了40岁的所长,40岁的所长变成了50岁的调研员,头发越来越稀,肚皮越来越鼓,眼睛越来越浑浊,一根中华烟抽灭了,点起烟屁股继续抽。

Le jeune flic de 20 ans qu’il était allait devenir chef adjoint à 30 ans, le chef adjoint de 30 ans allait devenir chef à 40 ans, et le chef de 40 ans inspecteur à 50 ans ; il aurait le crâne de plus en plus dégarni, le ventre de plus en plus proéminent, il y verrait de moins en moins, et il continuerait à fumer un mégot éteint depuis longtemps.[2]

 

Il décida de démissionner, au grand dam de ses parents qui le voyaient quitter un poste stable pour une vie incertaine. Il s’appelait encore Ai Guozhu (艾国柱). C’était en 2002, il avait 26 ans.

 

Graduelle émergence d’une vocation

 

D’abord lecteur frénétique

 

Il fut d’abord engagé comme rédacteur sportif au Journal du soir de Zhengzhou (《郑州晚报》), la capitale du Henan. Il ne travaillait que trois ou quatre heures par jour et passait le reste du temps dans les librairies. Et un jour, il ouvrit un livre d’un dénommé Camus, un roman intitulé « L’étranger » qui commençait ainsi : « Aujourd’hui maman est morte, ou peut-être hier, je ne sais pas. » [3].

 

Ce fut à la fois un choc et une révélation : révélation que la « littérature » pouvait être cela, l’expression d’un sentiment intime, profond, personnel. Ses lectures, jusque là, s’étaient limitées au Duzhe (《读者》) [4] et aux romans traditionnels chinois dont il lisait un chapitre après l’autre aux toilettes ; quant à sa connaissance de la littérature étrangère, elle se bornait à « La dame aux camélias ».

 

Il se mit à lire avec frénésie, passant de Camus à Kafka, puis à Milan Kundera, Italo Calvino, Alessandro Baricco, et bien sûr García Márquez et Borges : absurde, fantastique, réalisme magique…  Il trouva dans ces œuvres des résonances avec son propre univers et elles l’influencèrent profondément.

 

Les pages sportives le lassèrent vite, il chercha un exutoire plus favorable, et moins éphémère, à son désir d’écrire.

 

Puis écrivain, timidement

 

Beijing News

 

En 2004, à la suite d’une rencontre fortuite, il devient rédacteur du supplément culturel du journal Xinjingbao ou Beijing News (《新京报》) qui avait été lancé l’année précédente. Il commence alors à écrire timidement, en se cachant derrière le nom de plume le plus simple qu’il ait pu trouver, A Yi (阿乙) [5], pour s’exprimer librement.

 

Ce qu’il écrit est tiré directement de son expérience personnelle, et de ses longues années de petit flic sans avenir. Ses nouvelles sont invariablement situées dans une petite ville sans âme, où les gens s’ennuient en jouant aux cartes. C’est le cadre bruyant de meurtres, de bagarres, de disputes, tous incidents auxquels il a lui-même assisté, mais il s’agit juste d’un cadre, l’important est ailleurs : il peint la solitude de personnages tentant de s’évader de

la médiocrité de leur existence, chacun luttant individuellement pour finir, de la même manière, par échouer lamentablement.

 

Le ton est sombre, A Yi reconnaît être foncièrement pessimiste. Chacun a une chance de s’en sortir, mais le prix à payer est très élevé. L’amour est quasiment absent de son univers, et c’est aussi le reflet d’une amère expérience de jeunesse ; quand A Yi aborde le thème, dans une nouvelle comme « Relations entre homme et femme » (《男女关系》), c’est pour le traiter en dérision.

 

Il a ainsi décrit son caractère et son attitude face à la vie, donc à l’écriture :

在经过一段自作聪明的写作后,我慢慢知道:我本质上是个悲伤的人,悲伤降低了阅世的门槛,使我以为世上并无一人值得嘲讽。

Après avoir un temps écrit en pensant être plus intelligent que les autres, j’ai peu à peu réalisé que je suis d’un naturel foncièrement triste, et que cette tristesse a limité ma vision des choses ; cela m’a incliné à penser qu’il n’y a personne au monde qui vaille une plaisanterie.

 

Ecrivain finalement reconnu

 

La nouvelle est le genre privilégié d’A Yi : il en a écrit une trentaine. Il a commencé par les publier sur son blog avant d’être remarqué par une célébrité de l’internet en Chine : Luo Yonghao (罗永浩), fondateur en 2006 du portail bullog.cn (牛博网) [6].

 

1. C’est à ce personnage tumultueux qu’A Yi doit le début de sa notoriété. C’est grâce à son soutien que le premier recueil de nouvelles d’A Yi a été publié en août 2008, par l’une des principales maisons d’édition de Shanghai, Shanghai Joint Publishing Company (上海三联出版社), sous le titre « Nouvelles couleur de cendre » (《灰故事》Huī gùshí).

 

Le recueil a été tiré à quatre mille exemplaires, on ne sait trop combien ont été vendus : le livre est passé totalement inaperçu. L’éditeur a organisé une rencontre avec l’auteur, personne n’est venu ; alors A Yi a improvisé les questions et donné les réponses. Mais Luo Yonghao a publié un article élogieux sur bullog [7] et l’a encouragé à continuer.

 

 

Luo Yonghao

 

Nouvelles couleurs de cendre

 

2. C’est avec la publication de son deuxième recueil qu’A Yi a commencé à avoir vraiment le sentiment d’être « un écrivain ». Le recueil, « L’oiseau m’a vu » (《鸟,看见我了》Niǎo, kànjià wǒ le), est sorti en octobre 2010.  Luo Yonghao avait envoyé les nouvelles à Bei Dao (北岛) qui les a trouvées excellentes : le livre est donc sorti avec, sur la couverture, un double éloge de Luo Yonghao et de Bei Dao !

 

Il est vrai que le recueil est, de l’avis unanime, bien plus achevé que le précédent. La nouvelle qui donne son titre à l’ensemble est un petit chef d’œuvre en soi. C’est une histoire qui commence comme une énigme policière, dans un style froid, vaguement irréel : un homme vient d’être assassiné ; au moment de mourir, il dit à son meurtrier : « tu ne t’en tireras pas facilement, l’oiseau dans l’arbre t’a vu ». Alors, terrorisé par les oiseaux, le meurtrier se met

 

L’oiseau m’a vu

à les exterminer, jusqu’à ce que, un jour, quelqu’un lui demande : mais pourquoi tuez-vous les oiseaux ainsi ? Et il répond : parce que je les déteste… parce que l’oiseau m’a vu…. Déclaration qui va entraîner sa chute...

 

L’histoire comme le style sont typiques des nouvelles récentes d’A Yi : l’intrigue tient le lecteur en haleine, mais n’est là que pour amener un portrait, une vision de la société qui laisse aussi froid que le ton et le style. On ne peut même pas parler d’humour.

 

3. En septembre 2011, A Yi a ensuite publié un recueil de textes courts datés de la période allant de 2005 à 2011, dont la plupart avaient été publiés sur son blog. A Yi se confie, évoque sa famille, ses idées, ses doutes…

 

Le livre est intitulé « Guaren » ou « Moi » (《寡人》: c’était l’expression utilisée par l’empereur, sorte de « nous » royal qui traduisait sa solitude à la tête de l’empire ; par extension, elle est utilisée ici pour désigner l’écrivain, isolé dans la société.

 

Guaren

 

4. Plus récemment, en février 2012, est sorti ce qui a été salué comme son premier roman : « Et après, je fais quoi ? » (《下面,我该干些什么》). Initialement intitulé « Chat et souris » et écrit à la première personne, le récit relate l’histoire d’un jeune de dix-neuf ans qui tue une camarade de classe dans le désir désespéré et morbide de sortir de l’anonymat. Il jouit ensuite de la chasse poursuite comme d’une aventure excitante, avant de se livrer lui-même à la police et de faire du tribunal une tribune personnelle où se mettre en scène.

 

A Yi a dit avoir été influencé par « Crime et Châtiment » et par « L’étranger », prétendant ne faire que de l’imitation. On en doute cependant vu le soin avec lequel il a peaufiné son texte avant de le publier : il a été remanié pendant un an, et considérablement raccourci.

 

 

Et après, je fais quoi ?

L’éditeur est la plus importante maison d’édition privée chinoise, Xiron Publishing [8]. A Yi en est maintenant l’un des rédacteurs en chef, après avoir brièvement figuré au conseil de rédaction du magazine littéraire d’Ou Ning, Tian Nan/Chutzpah.  

 

5. En 2012, alors qu’il avait commencé à écrire son roman, A Yi a eu des problèmes de santé. Les examens ont révélé qu’il avait une maladie héréditaire « IgG4 related », c’est-à-dire une inflammation chronique de certains tissus avec apparition de pseudo-tumeurs. Il en a gardé le sentiment de la menace latente de la mort. Il est alors revenu vers l’écriture de textes courts, essais et nouvelles.

 

En août 2015, il a d’abord publié un recueil d’essais au fil de la plume (随笔) écrits après Guaren, entre 2011 et 2015 : » Soleil violent, rien n’est laissé dans l’ombre » (阳光猛烈,万物显形)

 

En juin 2016, il a ensuite publié un quatrième recueil de nouvelles, « L’homme égaré en amour » (《情史失踪者》), une série de huit récits écrits entre 2012 et 2015.

 

Soleil violent, rien n’est laissé dans l’ombre

 

L’homme égaré en amour

 

Lors d’une présentation du livre à la presse, il s’est défini lui-même comme auteur de nouvelles (“短篇小说家”), car, explique-t-il :

“因为我原来都上班,周末写作,最好写容易结束的故事,上次写一个长篇要写生病了,所以只能写短篇。”

Comme je travaille, je n’écris que le week-end, le mieux, pour moi, est donc d’écrire des histoires que je puisse terminer rapidement ; quand j’ai voulu attaquer un roman, la dernière fois, je suis tombé malade, je ne peux vraiment écrire que des nouvelles courtes.

 

Les nouvelles d’A Yi sont pleines de malades et de personnages rongés par l’anxiété, dont la vie est transformée par la maladie – comme lui. 

 

 

6. De 2016 à 2019, il s’est plongé dans « La recherche du temps perdu » et a rencontré Claude Simon qui l’a persuadé de l’intérêt de se concentrer sur l’écriture de son monde intérieur. Puis il a passé trois ans à écrire un nouveau recueil de nouvelles.

 

En avril 2021, il publie ce recueil de treize nouvelles – nouvelles courtes et novellas - qui brillent par leur imagination et leur fantastique, mais aussi par leur tranquille absurdité, comme celle du titre, « L’escroc est arrivé dans le sud » (《骗子来到南方》) : cet escroc qui a arnaqué toute la ville, typiquement, continue de vivre paisiblement parmi ceux qu’il a arnaqués.

 

En octobre 2022, il sort un recueil d’essais écrits entre 1996 et 2020,  « All Night Club » (《通宵俱乐部》), qui fait suite aux deux publiés en 2011 et 2015, « Moi » et « Soleil violent ».

 

L’escroc est arrivé dans le sud (2021)

 

7. En décembre 2022, dix ans après le premier, A Yi publie son deuxième roman, paru aux éditions Littérature du peuple (人民文学出版社) : « La promise » (wèihūn qī《未婚妻》).

 

Le roman est surtout caractérisé par un nouveau style, personnel, intérieur, métafictionnel. L’auteur s’adresse directement au lecteur pour lui parler de ses sentiments, de ses pensées, au présent comme au passé. Et il enrichit la narration en ajoutant des notes en bas de page. C’est un récit autobiographique à la première personne qui raconte une histoire d’amour qui s’est passée il y a plus de vingt ans. À l’époque, A Yi avait 25 ans ; il était secrétaire dans un poste de police de sa ville natale, Ruichang, et il avait surtout à écrire des rapports sans intérêt. Un jour qu’il avait accompagné son chef à la campagne, il a rencontré une jeune femme de 20 ans dont il est tombé amoureux.

 

La promise (2022)

Le roman raconte comment elle est devenue sa « fiancée », mais indique aussi que le mariage n’a finalement pas eu lieu.

 

C’est une histoire d’amour vraie, toute simple, typique d’une région où il ne se passe rien d’extraordinaire, et où les gens sont plutôt ennuyeux. Il n’avait rien de formidable ou spécial à raconter. Il a donc créé des liens avec d’autres histoires, d’autres univers fictionnels, par le biais de citations données en notes en bas de page : extraits de « La Recherche », mais aussi de « L’Antigone » d’Anouilh, de l’« Ulysses » de Joyce, de la Bible, de poèmes… Les personnages sont ainsi sortis de leur contexte spécifique, mis en parallèle avec d’autres, l’idée étant d’élargir l’histoire à celle de l’humanité, au-delà des clivages d’époque, de culture, de fortune ou de rang social.

 


 

À lire en complément 

 

Une traduction d’un extrait de « Guaren » (《寡人》) publiée dans Granta en avril 2012 :

Petty Tief, ou Le petit voleur, traduit par Alice Xin Liu

http://www.granta.com/New-Writing/Petty-Thief

 

« Malédiction au village » (《杨村的一则咒语》) 

Nouvelle publiée dans le premier numéro du magazine Tian Nan/Chutzpah, en avril 2011.

Traduite par Julia Lovell sous le titre « The Curse », elle est ensuite parue dans The Guardian en avril 2012, dans le cadre de la série de nouvelles chinoises publiées par le journal à l’occasion de la Foire du livre de Londres.

Le texte chinois : http://www.chutzpahmagazine.com.cn/CnMagazineTextDetails.aspx?id=67

La traduction de Julia Lovell : http://en.chutzpahmagazine.com.cn/EnNewDetails.aspx?id=120

 


 

Traduction en français

 

Le jeu du chat et de la souris, trad. Mélie Chen, Stock coll. La Cosmopolite, avril 2017

 


 


[1] Propos rapporté dans un long article sur A Yi publié dans le Southern Metropolis Weekly en février 2011.

L’article (en chinois) est en ligne : http://past.nbweekly.com/Print/Article/11953_0.shtml

[2] Cité dans l’article ci-dessus.

[3] Il s’agit de l’incipit du roman :

« Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. »

[4] Une sorte de Reader’s Digest chinois.

[5] Ce qui signifie AB : étant le second des dix troncs terrestres, il est utilisé dans le sens de second et pour transcrire B.

[6] Fermé en 2007, le portail a été recréé sous le nouveau nom de domaine bullog.com. En 2008, il a lancé une campagne de soutien aux victimes du tremblement de terre du Sichuan, qui lui a valu d’être à nouveau interdit en Chine, en janvier 2009. Luo Yonghao a hébergé, entre autres, Han Han (韩寒) et Ai Weiwei (艾未未).

[8] Xiron Publishing est une maison d’édition originale et florissante fondée en 2001 par le poète Shen Haobo (沈浩波). La maison édite des livres très populaires en rachetant des numéros d’ISBN et en publiant dans des formats moins chers. La publication d’A Yi est une nouvelle orientation.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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