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A Yi
阿乙
Présentation
par Brigitte Duzan, 08 septembre
2012, actualisé 27 mai 2017
A Yi aura mis
du temps à avoir confiance dans ses dons littéraires et
à concrétiser sa vocation d’écrivain. Ses premières
publications datent de 2008.
Son œuvre,
essentiellement des nouvelles, fait partie de la
nouvelle littérature policière, ou pseudo policière, qui
se développe en Chine, le genre étant surtout, dans les
meilleurs des cas, le prétexte à une peinture noire de
la société. C’est le cas d’A Yi.
Sa notoriété
est cependant longtemps restée limitée à un petit cercle
littéraire ; il commence à peine à sortir de l’ombre. Il
était, par exemple, l’un des écrivains chinois invités à
la Foire du livre de Londres, en avril 2012. Mais
c’était la première fois qu’il mettait les pieds hors de
son pays… |
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A Yi en 2015 (photo yicai.com) |
Petit flic
pendant huit ans
A Yi (阿乙)
est né en 1976, à Ruichang, au nord du Jiangxi (江西瑞昌),
à la frontière du Hubei, au bord du Yangtse.
Il a grandi dans la
Chine de l’ouverture, mais celle-ci n’a guère eu d’influence sur
sa vie d’enfant. Sa mère était illettrée et son père n’avait pas
dépassé le niveau du collège. Il était cependant un bon élève en
classe et aurait pu faire de bonnes études : en 1994, seuls
quatre des élèves de sa classe furent reçus au redoutable
gaokao, l’examen d’entrée à l’université : il était du
nombre. Mais son père le fit entrer à l’école de la police. La
déception fut d’autant plus grande que, l’année suivante, tous
les élèves qui avaient été recalés et avaient redoublé furent
admis à l’université…
Ce premier départ dans
la vie le rapproche de
Cao Naiqian (曹乃谦),
mais Cao Naiqian travaillait au moins au Bureau de la Sécurité
publique de Datong ; A Yi, lui, a passé cinq ans (après ses
trois ans d’école) dans un petit poste de police où, hormis
quelques certificats de résidence à établir pour de rares
nouveaux venus, il n’avait pas grand-chose à faire toute la
journée et s’ennuyait ferme.
Il a raconté (1) que le
poste de police avait été installé dans les locaux d’une
ancienne coopérative de crédit, après la réforme ; il se sentait
petit caissier. Son activité principale consistait à jouer aux
cartes ou aux dés avec ses collègues et supérieurs. C’est
d’ailleurs le thème central de l’une de ses premières
nouvelles : « Dans la colonie pénitentiaire » (《在流放地》).
C’est aussi l’une de
ces séances de cartes qui, selon ses propres dires, lui a fait
prendre conscience de la vie qui l’attendait s’il continuait
dans cette voie toute tracée. Un jour, alors qu’il avait joué
toute la nuit avec l’inspecteur, le chef du poste et son
adjoint, le chef proposa de changer de place et de continuer en
jouant aux dés ; les quatre hommes changèrent donc de place en
tournant autour de la table dans le sens des aiguilles d’une
montre, et A Yi eut soudain une vision déprimante des dix années
à venir :
20岁的他变成了30岁的副所长,30岁的副所长变成了40岁的所长,40岁的所长变成了50岁的调研员,头发越来越稀,肚皮越来越鼓,眼睛越来越浑浊,一根中华烟抽灭了,点起烟屁股继续抽。
Le jeune flic de 20 ans qu’il était allait devenir chef
adjoint à 30 ans, le chef adjoint de 30 ans allait devenir chef
à 40 ans, et le chef de 40 ans inspecteur à 50 ans ; il aurait
le crâne de plus en plus dégarni, le ventre de plus en plus
proéminent, il y verrait de moins en moins, et il continuerait à
fumer un mégot éteint depuis longtemps. (2)
Il décida de
démissionner, au grand dam de ses parents qui le voyaient
quitter un poste stable pour une vie incertaine. Il s’appelait
encore Ai Guozhu (艾国柱).
C’était en 2002, il avait 26 ans.
Graduelle
émergence d’une vocation
D’abord lecteur
frénétique
Il fut d’abord engagé
comme rédacteur sportif au Journal du soir de Zhengzhou (《郑州晚报》), la capitale du Henan. Il ne travaillait que trois ou quatre heures par
jour et passait le reste du temps dans les librairies. Et un
jour, il ouvrit un livre d’un dénommé Camus, un roman intitulé
« L’étranger » qui commençait ainsi : « Aujourd’hui maman est
morte, ou peut-être hier, je ne sais pas. » (3).
Ce fut à la fois un
choc et une révélation : révélation que la « littérature »
pouvait être cela,
l’expression d’un
sentiment intime, profond, personnel. Ses lectures, jusque là,
s’étaient limitées au Duzhe (《读者》)
(4)
et aux
romans traditionnels chinois dont il lisait un chapitre après
l’autre aux toilettes ; quant à sa connaissance de la
littérature étrangère, elle se bornait à « La dame aux
camélias ».
Il se mit à lire avec
frénésie, passant de Camus à Kafka, puis à Milan Kundera, Italo
Calvino, Alessandro Baricco, et bien sûr García Márquez et
Borges : absurde, fantastique, réalisme magique… Il trouva dans
ces œuvres des résonances avec son propre univers et elles
l’influencèrent profondément.
Les pages sportives le
lassèrent vite, il chercha un exutoire plus favorable, et moins
éphémère, à son désir d’écrire.
Puis écrivain,
timidement

Beijing News |
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En 2004, à la
suite d’une rencontre fortuite, il devient rédacteur du
supplément culturel du journal Xinjingbao ou
Beijing News (《新京报》) qui avait été lancé l’année précédente. Il commence alors à écrire
timidement, en se cachant derrière le nom de plume le
plus simple qu’il ait pu trouver, A Yi (阿乙)
(5), pour s’exprimer librement.
Ce qu’il écrit
est tiré directement de son expérience personnelle, et
de ses longues années de petit flic sans avenir. Ses
nouvelles sont invariablement situées dans une petite
ville sans âme, où les gens s’ennuient en jouant aux
cartes. C’est le cadre bruyant de meurtres, de bagarres,
de disputes, tous incidents auxquels il a lui-même
assisté, mais il s’agit juste d’un cadre, l’important
est ailleurs : il peint la solitude de personnages
tentant de s’évader de la |
médiocrité
de leur existence,
chacun luttant individuellement pour finir, de la même manière,
par échouer lamentablement.
Le ton est sombre, A Yi
reconnaît être foncièrement pessimiste. Chacun a une chance de
s’en sortir, mais le prix à payer est très élevé. L’amour est
quasiment absent de son univers, et c’est aussi le reflet d’une
amère expérience de jeunesse ; quand A Yi aborde le thème, dans
une nouvelle comme « Relations entre homme et femme » (《男女关系》),
c’est pour le traiter en dérision.
Il a ainsi décrit son
caractère et son attitude face à la vie, donc à l’écriture :
“在经过一段自作聪明的写作后,我慢慢知道:我本质上是个悲伤的人,悲伤降低了阅世的门槛,使我以为世上并无一人值得嘲讽。”
Après avoir un temps
écrit en pensant être plus intelligent que les autres, j’ai peu
à peu réalisé que je suis d’un naturel foncièrement triste, et
que cette |
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Luo Yonghao |
tristesse a limité ma vision des choses ; cela m’a
incliné à penser qu’il n’y a personne au monde qui vaille une
plaisanterie.
Ecrivain
finalement reconnu
La nouvelle est
le genre privilégié d’A Yi : il en a écrit une
trentaine. Il a commencé par les publier sur son blog
avant
d’être remarqué
par une célébrité de l’internet en Chine :
Luo
Yonghao (罗永浩), fondateur en 2006 du portail bullog.cn (牛博网) (6).
1. C’est à ce
personnage tumultueux qu’A Yi doit le début de sa
notoriété. C’est grâce à son soutien que le premier
recueil de nouvelles d’A Yi a été publié en août 2008,
par l’une des principales maisons d’édition de Shanghai,
Shanghai Joint Publishing Company (上海三联出版社),
sous le titre « Nouvelles couleur de cendre » (《灰故事》Huī
gùshí).
Le recueil a
été tiré à quatre mille exemplaires, on ne sait trop
combien ont été vendus : le livre est passé totalement
inaperçu. L’éditeur a organisé une rencontre avec
l’auteur, |
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Nouvelles couleurs de cendre |
personne n’est
venu ; alors A Yi a improvisé les questions et
donné les réponses.
Mais Luo Yonghao a publié un article élogieux sur bullog
(7) et l’a encouragé à continuer.
2. C’est avec
la publication de son deuxième recueil qu’A Yi a
commencé à avoir vraiment le sentiment d’être « un
écrivain ». Le recueil, « L’oiseau m’a vu » (《鸟,看见我了》Niǎo,
kànjià wǒ le),
est sorti en octobre 2010. Luo Yonghao avait envoyé les
nouvelles à
Bei Dao (北岛)
qui les a trouvées excellentes : le livre est donc sorti
avec, sur la couverture, un double éloge de Luo Yonghao
et de Bei Dao !
Il est vrai que
le recueil est, de l’avis unanime, bien plus achevé que
le précédent. La nouvelle qui donne son titre à
l’ensemble est
un petit chef d’œuvre en soi. C’est une histoire qui
commence comme une énigme policière, dans un style
froid, vaguement irréel : un homme vient d’être
assassiné ; au moment de mourir, il dit à son
meurtrier : « tu ne t’en tireras pas facilement,
l’oiseau dans l’arbre t’a vu ». Alors, terrorisé par les
oiseaux, le meurtrier se met à |
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L’oiseau m’a vu |
les exterminer,
jusqu’à ce que, un jour, quelqu’un lui demande :
mais pourquoi tuez-vous
les oiseaux ainsi ? Et il répond : parce que je les déteste…
parce que l’oiseau
m’a vu…. Déclaration
qui va entraîner sa chute...
L’histoire
comme le style sont typiques des nouvelles récentes d’A
Yi : l’intrigue tient le lecteur en haleine, mais
n’est là que
pour amener un portrait, une vision de la société qui
laisse aussi froid que le ton et le style. On ne peut
même pas parler d’humour.
3. En septembre
2011, A Yi a ensuite publié un recueil de textes courts
datés de la période allant de 2005 à 2011, dont la
plupart avaient été publiés sur son blog. A Yi se
confie, évoque sa famille, ses idées, ses doutes…
Le livre est
intitulé « Guaren » ou « Moi » (《寡人》) :
c’était
l’expression utilisée par l’empereur, sorte de « nous »
royal qui traduisait sa solitude à la tête de l’empire ;
par extension, elle est utilisée ici pour désigner
l’écrivain, isolé dans la société. |
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Guaren |
4. Plus
récemment, en février 2012, est sorti ce qui a été salué
comme son premier roman : « Et après, je fais quoi ? »
(《下面,我该干些什么》).
Initialement intitulé « Chat et souris » et écrit à la
première personne, le récit relate
l’histoire d’un
jeune de dix-neuf ans qui tue une camarade de classe
dans le désir désespéré et morbide de sortir de
l’anonymat. Il
jouit ensuite de la chasse poursuite comme
d’une aventure
excitante, avant de se livrer lui-même à la police et de
faire du tribunal une tribune personnelle où se mettre
en scène.
A Yi a dit
avoir été influencé par « Crime et Châtiment » et par
« L’étranger », prétendant ne faire que de l’imitation.
On en doute cependant vu le soin avec lequel il a
peaufiné son texte avant de le publier : il a été
remanié pendant un an, et considérablement raccourci.
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Et après, je fais quoi ? |
L’éditeur est
la plus importante maison d’édition privée chinoise, Xiron
Publishing (8). A Yi en est maintenant l’un des rédacteurs en
chef, après avoir brièvement figuré au conseil de rédaction du
magazine littéraire d’Ou Ning,
Tian Nan/Chutzpah.
5. En 2012,
alors qu’il avait commencé à écrire son roman, A Yi a eu
des problèmes de santé. Les examens ont révélé qu’il
avait une maladie héréditaire « Ig G4 related »,
c’est-à-dire une inflammation chronique de certains
tissus avec apparition de pseudo-tumeurs. Il en a gardé
le sentiment de la menace latente de la mort. Il est
alors revenu vers l’écriture de textes courts, essais et
nouvelles.
En août 2015,
il a d’abord publié un recueil d’essais au fil de la
plume (随笔)
écrits après Guaren, entre 2011 et 2015 : «
Soleil violent, rien n’est laissé dans l’ombre » (《阳光猛烈,万物显形》)
En juin 2016,
il a ensuite publié un quatrième recueil de nouvelles, «
L’homme égaré en amour » (《情史失踪者》),
une série de huit récits écrits entre 2012 et 2015. |
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Soleil violent, rien n’est laissé dans
l’ombre |

L’homme égaré en amour |
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Lors d’une
présentation du livre à la presse, il s’est défini
lui-même comme auteur de nouvelles (“短篇小说家”),
car, explique-t-il :
“因为我原来都上班,周末写作,最好写容易结束的故事,上次写一个长篇要写生病了,所以只能写短篇。”
Comme je
travaille, je n’écris que le week-end, le mieux, pour
moi, est donc d’écrire des histoires que je puisse
terminer rapidement ; quand j’ai voulu attaquer un
roman, la dernière fois, je suis tombé malade, je ne
peux vraiment écrire que des nouvelles courtes.
Les nouvelles
d’A Yi sont pleines de malades et de personnages rongés
par l’anxiété, dont la vie est transformée par la
maladie – comme lui. |
Notes
(1) Propos rapporté
dans un long article sur A Yi publié dans le Southern Metropolis
Weekly en février 2011.
L’article (en chinois)
est en ligne :
http://past.nbweekly.com/Print/Article/11953_0.shtml
(2) Cité dans l’article
ci-dessus.
(3) Il s’agit de
l’incipit du roman :
« Aujourd'hui, maman
est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un
télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain.
Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était
peut-être hier. »
(4) Une sorte de
Reader’s Digest chinois.
(5) Ce qui signifie
AB :
乙
yǐ
étant le second des
dix troncs terrestres, il est utilisé dans le sens de second et
pour transcrire B.
(6) Fermé en 2007, le
portail a été recréé sous le nouveau nom de domaine bullog.com.
En 2008, il a lancé une campagne de soutien aux victimes du
tremblement de terre du Sichuan, qui lui a valu d’être à nouveau
interdit en Chine, en janvier 2009. Luo Yonghao a hébergé, entre
autres,
Han
Han
et Ai Weiwei.
(7)
http://www.bullogger.com/blogs/yesan/archives/176423.aspx
(8) Xiron Publishing
est une maison d’édition originale et florissante fondée en 2001
par le poète
Shen Haobo (沈浩波).
La maison édite des livres très populaires en rachetant des
numéros d’ISBN
et en publiant dans des formats moins chers. La publication d’A
Yi est une nouvelle orientation.
Traduction en
français
Le jeu du chat et de la souris, tr. Mélie Chen, Stock coll. La
Cosmopolite, avril 2017
A lire en complément :
Une traduction d’un
extrait de « Guaren » (《寡人》) publiée dans Granta en avril 2012 :
Petty Tief, ou Le petit
voleur, traduit par Alice Xin Liu
http://www.granta.com/New-Writing/Petty-Thief
« Malédiction au village » (《杨村的一则咒语》)
Nouvelle publiée dans
le premier numéro du magazine
Tian Nan/Chutzpah, en
avril 2011.
Traduite par Julia
Lovell sous le titre « The Curse », elle est ensuite parue dans
The Guardian en avril 2012, dans le cadre de la série de
nouvelles chinoises publiées par le journal à l’occasion de la
Foire du livre de Londres.
Le texte chinois :
http://www.chutzpahmagazine.com.cn/CnMagazineTextDetails.aspx?id=67
La traduction de Julia Lovell :
http://en.chutzpahmagazine.com.cn/EnNewDetails.aspx?id=120
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