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				Bai Wei 
				白薇 
				
				II. Une vie 
				tragique 
				
				par Brigitte Duzan, 29 janvier 2019    
						
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							Ecrit entre 1934 et 1935, à un moment où
							
							
							Bai Wei 
							était très malade, « Une vie tragique » (《悲剧生涯》) 
							est un long roman autobiographique dans lequel elle 
							raconte sa lutte contre la maladie qui la ronge, et 
							son combat pour se libérer de l’amour destructeur et 
							du mariage qui lui ont ruiné la vie. 
							
							  
							
							C’est son œuvre majeure, dont la qualité littéraire 
							tient autant à la forme qu’au fond, et dont le 
							caractère de confession intime, venant d’une femme, 
							tranche sur l’atmosphère de l’époque marquée par 
							l’impératif de défense nationale et la littérature 
							dite "de gauche". C’est en même temps une novation 
							dans le genre de l’autobiographie féminine en Chine. 
							
							  
							
							
							Genèse et intention   
							
							Dans sa préface (《自序》),
							
							
							Bai Wei 
							affirme clairement la  |  | 
							
							 
							Une vie tragique, volume 1 |  
					
					 nature autobiographique du roman, en révélant les raisons 
					pour lesquelles elle l’a écrit : d’abord parce que la 
					censure gouvernementale l’empêchait de choisir tout autre 
					sujet qu’elle aurait aimé traiter ; ensuite parce que
					Lin Yutang (林语堂)
					
					
					
					 
					lui avait demandé un récit sur une « vie de femme mariée » 
					pour son journal Human Affairs (《人间世》). 
					Comme il l’avait aidée à payer des notes médicales, elle se 
					sentait redevable envers lui et a écrit sa propre histoire 
					pour répondre à sa demande : c’est la première des deux 
					parties du roman.    
						
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							Cependant, elle souligne dans cette préface que Lin 
							Yutang lui a certes apporté l’assurance que ce 
							qu’elle écrirait serait publié, mais que la 
							véritable raison qui l’a poussée à écrire « Une vie 
							tragique » était double : d’une part s’accrocher 
							à la vie en écrivant, alors que la syphilis la 
							dévastait en la faisant terriblement souffrir et que 
							sa vie ne tenait qu’à un fil ; d’autre part 
							défendre son intégrité morale en expliquant 
							publiquement l’origine de sa maladie et la tragédie 
							qu’était ainsi devenue sa vie. 
							
							  
							
							Trop 
							traumatisée pour sortir du désespoir, son corps trop 
							épuisé pour combattre la maladie, elle dit s’être 
							souvent demandé : « Vivre ou mourir ? »  Mais le 
							pire était encore la pauvreté et la 
							solitude… Vivante, elle a résolu d’écrire son 
							histoire, pour raconter ce qu’elle a vécu, mais 
							aussi pour rétablir la vérité, sa vérité, face à 
							l’opinion toujours prête à accabler une femme 
							refusant l’ordre établi, en luttant contre 
							 |  | 
							
							 
							Une vie tragique, volume 2 |  
					
					l’idée préconçue 
					que, comme l’a dit Lu Xun, une fois Nora partie de chez 
					elle, il ne lui reste guère que la prostitution pour ne pas 
					mourir de faim dans la rue 
					
					
					…   
				
				Bai Wei décrit aussi les conditions dans lesquelles elle a écrit 
				son roman : entre deux attaques de la maladie, et deux 
				opérations,  
				…忍着痛苦,支撑在病榻,同时把稿纸铺在膝上、墨水瓶挂在颈上 
				
				… cloîtrée dans la douleur, allongée sur le lit d’hôpital, 
				légèrement relevée, le papier posé sur les genoux, la bouteille 
				d’encre attachée au cou…  
				
				… au milieu de la foule des malades, se mordant les lèvres pour 
				résister à la douleur, et se dépêchant d’écrire pour ne pas 
				mourir avant d’avoir terminé (“书不成而身先死”) 
				
				  
				
				Incapable de se libérer des sentiments contradictoires d’amour 
				et de révolte qui la hantent, n’ayant personne d’autre à qui 
				parler, elle se confie à son journal… De manière répétée, 
				torturée par la douleur, elle donne libre cours à sa colère 
				contre l’homme qui a ruiné sa vie et la société qui l’a 
				abandonnée. La douleur est insupportable, mais c’est aussi le 
				rappel qu’elle est vivante, et qu’elle peut continuer à écrire. 
				
				  
				
				Le passé remémoré finit par rejoindre le présent, avec des 
				passages de l’optimisme au désespoir, et le sentiment parfois 
				que sa vie va s’achever sans qu’elle ait pu réaliser son 
				ambition : se créer une nouvelle identité par l’écriture et 
				l’engagement patriotique. Le roman se termine sur une note 
				d’expectative. 
				
				  
				
				Dans sa préface, cependant, elle insiste tout spécialement sur 
				la forme :  
				[这部小说]“是用速写,用素描,用大刀阔斧,真实地,纯情地,热烈地,赤裸裸毫不掩饰地记录下来的可歌可泣的‘人生’。 
				
				[Ce roman] « ce sont tous les aspects touchants et tragiques 
				d’une « vie humaine » brossés en scènes rapides esquissées à 
				grands traits énergiques, avec sincérité et innocence, sans rien 
				masquer de la réalité… » 
				
				  
				
				
				Construction et style 
				
				  
				
				
				Narration à la première et à la troisième personne… 
				
				  
				
				Outre son caractère de confession déchirante reflétant un destin 
				tragique de femme, la qualité littéraire du roman tient à 
				l’écriture, Bai Wei oscillant entre narration à la première 
				personne et à la troisième personne, le personnage principal 
				étant une jeune femme nommée Biwei (碧苇) 
				– abrévié en Wei - qui apparaît comme le double fictionnel, mais 
				transparent, de l’auteure : une jeune femme aspirant à 
				s’affranchir de la domination patriarcale de la société 
				traditionnelle et à conquérir un statut d’égalité avec les 
				hommes afin de pouvoir utiliser son talent littéraire pour 
				œuvrer à la libération du pays, et des femmes en particulier
				
				
				
				.
				 
				
				  
				
				La narration se déroule en cinq parties suivant les différentes 
				phases de l’histoire : Rayonnement de l’amour (Ai de guanmang
				
				爱的光芒), 
				Assaut (Chongfeng 
				
				冲锋), 
				Vie tragique (Beiju shengya 
				
				悲剧生涯), 
				Désespoir dans la pluie printanière (Chunfeng li yu juewang 
				shi 
				春风里雨绝望时), 
				Son rire (Tade xiao 
				
				他的笑). 
				Mais elle n’est ni simple ni linéaire. 
				
				  
				
				Elle passe de la première personne à la troisième personne 
				suivant le contexte : le présent et le futur sont évoqués à la 
				troisième personne, avec des dialogues à la première personne, 
				Bai Wei se remémorant son passé à la première personne en le 
				confrontant à l’histoire de Wei. Le passage constant d’une voix 
				à l’autre permet de brouiller les identités, d’aider l’auteure à 
				surmonter sa douleur physique et son émotion en adoptant un 
				point de vue extérieur et en transcendant le strictement 
				personnel. La première personne explore la subjectivité du 
				personnage, la troisième développe le récit en l’universalisant, 
				comme représentatif des problèmes de sa génération et critique 
				du traitement des femmes par la société. Tout cela crée une 
				instabilité narrative qui permet une multiplicité de points de 
				vue, accrue encore par les divers flashbacks et flashforwards.   
				
				  
				
				
				… et allers retours narratifs 
				
				  
				
				En outre, Bai Wei joue aussi sur une troisième dimension qui 
				permet une autre mise en abîme encore : le journal que tient 
				Wei. Quant son mari vient la voir à l’hôpital, alors qu’elle est 
				très mal, il trouve son journal et s’indigne des accusations 
				portées contre lui. Alors il les corrige en donnant sa propre 
				version des faits et révisant l’histoire en sa faveur. Wei 
				découvre après coup la révision du journal, où l’autre se 
				présente comme l’amant dévoué aidant Wei à payer ses notes 
				d’hôpital ; il la dénonce même comme infidèle et de meurs 
				faciles, en renversant les rôles… ajoutant qu’elle avait 
				contracté la syphilis à Tokyo avant de le rencontrer. Il 
				ne reste à Wei qu’à annoter en marge, furieusement. 
				
				  
				
				Le changement constant de mode narratif révèle le dessein de la 
				narratrice de défendre sa réputation contre les malentendus, 
				tandis que, souvent, elle dialogue avec elle-même pour survivre, 
				au jour le jour. La plupart de ses souvenirs sont suscités par 
				l’intense émotion née de cette lutte pour survivre, le récit de 
				son combat quotidien contre la douleur et la maladie constituant 
				la base de sa narration autobiographique, la remémoration du 
				passé venant s’y superposer. 
				
				  
				
				Finalement, elle se demande ce qui la retient de se jeter sous 
				les roues d’un train, car la tentation est grande : c’est la 
				curiosité de voir la suite. « Une vie de lutte est une tragédie 
				qui vaut la peine d’être vue. » Sa motivation pour vivre est de 
				regarder son futur se dérouler comme si c’était celui d’un 
				personnage dans une pièce de théâtre. Et là, Bai Wei atteint un 
				apogée inattendu de sa mise en abîme de son histoire, où soudain 
				le passé rejoint le présent dans une fiction qui elle-même se 
				fond dans le réel.  
				
				  
				
				
				Un roman subversif et novateur 
				
				  
				
				
				Roman anti-confucéen 
				
				  
				
				Dans son ouvrage sur les autobiographies de femmes dans la Chine 
				moderne, dont une partie est particulièrement consacrée au roman 
				de Bai Wei 
				
				
				, 
				Jing M. Wang replace le roman dans un contexte confucéen, et 
				propose une réflexion à partir des Analectes, où il est dit que 
				le corps doit être cultivé pour servir à l’élévation de 
				l’esprit. L’auteur cite Confucius rappelant l’ancien précepte 
				auquel devait obéir le bon souverain pour être écouté : incarner 
				la rectitude, qui est, littéralement, rectitude du corps (shenzheng
				
				身正) 
				[Lun Yu, XIII.6]. Et quand Confucius veut donner pour modèle le 
				sacrifice de soi pour atteindre la perfection morale, il 
				dit littéralement : sacrifier le corps pour devenir humain, 
				ou atteindre la vertu d’humanité selon la traduction de 
				Sébastien Couvreur (有杀身以成仁)
				
				
				
				. 
				
				  
				
				Dans la tradition confucéenne, le corps n’appartient pas à 
				l’individu, il lui est donné, et c’est en le cultivant (xiushen
				
				修身) 
				que l’homme peut le transformer en un « soi » sublimé permettant 
				élévation morale et intégration avec l’univers. La femme, elle, 
				n’a pas de corps qui lui est propre au sens confucéen, il 
				appartient à ses parents, puis à son mari et à sa belle-famille, 
				d’où la nécessité pour elle de sacrifier son corps à la mort de 
				son mari, éventuellement jusqu’au suicide. Cette conception 
				tendrait à exclure la littérature féminine consacrée à 
				« l’écriture du corps ». 
				
				  
				
				Les explorations des sensations et significations du corps par 
				Bai Wei vont à l’encontre de ce que l’on attendait de la femme. 
				Comme les écrivaines du 
				
				mouvement du 4 mai avant 
				elle, Bai Wei ne cesse de souligner qu’elle se veut maître de 
				son corps. La description de son émoi au début de sa relation 
				avec Yang Sao est contraire à l’image du corps féminin comme 
				instrument au service de la famille et de la procréation. Bai 
				Wei en fait au contraire un instrument de réalisation 
				personnelle, y compris au service de la nation.  
				
				  
				
				
				Autobiographie nouvelle manière 
				
				  
				
				« Une vie tragique » représente une avancée remarquable dans le 
				genre de l’autobiographie féminine en Chine, genre privilégié 
				dans les années 1920 par beaucoup d’écrivaines,
				
				Lu Yin 
				(庐隐) 
				et 
				Su 
				Xuelin (苏雪林) 
				par exemple. Mais ces écrivaines utilisaient des histoires 
				d’amours contrariés comme armes pour s’élever contre 
				l’oppression de la femme à travers l’institution du mariage.
				 
				
				  
				
				Les récits de Bai Wei se distinguent des écrits 
				autobiographiques des écrivaines avant elle en décrivant ses 
				expériences et sensations physiques ; elle ne suit pas la 
				tendance courante de cacher les aspects intimes de la vie privée 
				et de privilégier ce qui en émerge dans la vie publique. Son 
				écriture est un défi à l’exigence idéologique de supprimer les 
				émotions privées et les préoccupations personnelles, en 
				particulier en temps de crise nationale. Chez elle, l’amour, 
				assimilé à la passion physique, n’est pas une aide dans la vie – 
				le « rayon d’amour » comme un rayon de soleil (爱的光芒) 
				dont elle parle dans sa première partie ; c’est même un 
				formidable obstacle dans la vie de l’héroïne du roman, comme 
				dans celle de l’auteure   
				
				  
				
				Chez elle, il y a rejet de l’amour et du désir comme outils de 
				libération et de construction de l’identité féminine qui avaient 
				été prônés comme tels par les écrivaines des années 1920 car ils 
				apparaissaient comme vainqueurs du système féodal du mariage 
				arrangé et de la sujétion de la femme. Le corps reste immergé 
				dans la douleur, tandis que l’auteure aspire à transcender le 
				désir en énergie créative, en littérature, action 
				révolutionnaire et sociale.  
				
				  
				
				C’est dans ce rôle déterminant accordé à la littérature qu’elle 
				rejoint les écrivaines des années 1920. C’est la littérature qui 
				peut lui permettre d’atteindre son objectif de rejoindre son 
				temps, et « les troupes de jeunes femmes allant de l’avant ». 
				Cet appel à la narration privée fait écho à celui de
				
				
				Xie Bingying (谢冰莹) 
				et à son « Autobiographie d’une femme soldate » (《一个女兵的自传》) 
				parue en même temps qu’« Une vie tragique ». Mais, si Lu Yin et 
				Su Xuelin faisaient de l’écriture un outil existentiel, Xie 
				Bingying la cultivait comme un écho de son don de soi à la 
				patrie, hors de tout contexte émotionnel ; Bai Wei, elle, écrit 
				pour vivre, au sens littéral du terme. Son autobiographie est 
				sur la vie, et sur l’écriture de la vie.  
				
				  
				
				En ce sens, elle apparaît très moderne, et très proche, en 
				particulier, de quelqu’un comme Annie Ernaux qui fait de 
				l’autobiographie le fondement de son écriture, et de son 
				écriture une part indissociable de sa vie.  
				
				  
				
				  
				
				
				Bibliographie 
				- When “I” was 
				Born: Women’s Autobiography in Modern China, Jing M. Wang, 
				University of Wisconsin Press, 2008, chap 6 : Speaking the 
				Unspeakable, Bai Wei’s Tragic Life, p. 144-165
 
				  
					
 
 
						
						
						
						
						
						Né en Chine en 1895, décédé à Taiwan en 1976,
						
						
						écrivain, traducteur et éditeur de revues, Lin Yutang a 
						été l’un des « passeurs » les plus influents de 
						littérature et de culture chinoises. Mais il a également 
						été un appui important pour les écrivaines chinoises des 
						années 1930 qu’il a encouragées et dont il a publié les 
						œuvres dans ses revues, en particulier Human Affairs 
						(《人间世》), 
						revue bihebdomadaire fondée en 1934 et dédiée à la forme 
						courte. 
						 
						
						
						
						
						
						Mais pas seulement : à peine guérie,
						
						
						Bai Wei a montré 
						la réalité de son engagement politique en participant à 
						la mise en valeur des confins du territoire chinois, en 
						partant dans les terres désolées du Grand Nord dans le 
						contexte du Grand Bond en avant, puis au Xinjiang au 
						début des années 1960.  
						
						
						 
						When "I" was Born: Women's Autobiography in Modern 
						China, p. 161. Voit Bibliographie. 
						
						
						
						
						
						志士仁人,無求生以害仁,有殺身以成仁。[Lun 
						Yu, XV.9]   
						
						-traduction Sébastien Couvreur : un homme épris d’idéal 
						[pleinement humain] ne cherche jamais à sauver sa vie 
						aux dépens de la vertu d’humanité. Il est des 
						circonstances où il sacrifie sa vie pour que 
						s’accomplisse cette vertu. 
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