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Feng Tang 冯唐

Présentation

par Brigitte Duzan, 10 mai 2017

 

Depuis le début des années 2000, Feng Tang s’est acquis une renommée de nouveau trublion des lettres chinoises, à la suite de Wang Shuo (王朔) ; mais, dans les années 2010, il a évolué dans un créneau légèrement différent, et bien plus vendeur : le roman érotique revendiquant l’héritage des grands classiques, dont Li Yu (李渔) et son Rouputuan (《肉蒲团》) [1].

 

Quand on lui demande comment il se définit, il répond qu’il est d’abord audacieux : il a l’audace de s’élever contre les tabous [2]. Sans doute, mais cela ne suffirait pas à lui assurer le succès. Ce qui le sauve, comme écrivain, c’est son immense culture littéraire, dont son nom de plume est une première manifestation.

 

Gynécologue devenu consultant financier

 

Feng Tang

 

Feng Tang (冯唐) est né en mai 1971 à Pékin, dans le quartier chic de Sanlitun (三里屯地区). Il s’appelait en fait Zhang Haipeng (张海鹏). Son nom de plume est une référence auprince Teng évoqué dans un poème du poète du 7ème siècle Wang Bo (王勃) : la « Préface au Pavillon du prince Teng » (《滕王阁序》). Malheureux prince qui n’a pas vu ses talents reconnus et n’a obtenu un poste officiel qu’à l’âge de 90 ans, sous l’empereur Wudi des Han. Mais Wang Bo lui-même est en fait la véritable référence : son père disait qu’un homme ne pouvait être accompli sans connaissances médicales, alors Wang Bo a commencé à étudier la médecine dès l’âge de onze ou douze ans, tout en étant aussi un poète précoce.

 

C’est en gros le chemin suivi par Feng Tang, écrivain post-70 qui a fait des études de gynécologie à Pékin de 1990 à 1998, à la Faculté de médecine de l’Union (Xiéhé Yīkē dàxué 协和医科大学); il est spécialiste du cancer des ovaires. Mais, en 2000, il part aux Etats-Unis faire un MBA à la Goizueta Business Schoolde l’université Emory à Atlanta et setourne vers le monde des affaires.

 

Après avoir été consultant chez McKinsey à Hong Kong pendant sept ans, il entre dans le groupe chinois China Resources Holding pour s’occuper du financement des investissements de modernisation des hôpitaux publics. Mais, le président du groupe ayant été mis en cause dans le cadre de la campagne anti-corruption lancée par Xi Jinpiing, Feng Tang doit démissionner en juillet 2014.

 

Il part alors en Californie, loue une maison près de Napa Valley pendant trois mois et en profite pour traduire le recueil de poèmes de Tagore « Stray Birds ». Puis il rentre en Chine et, en septembre 2015, devient directeur général d’une filiale du fonds d’investissement CITIC Capital Holdings, en charge des investissements dans le secteur de la santé

 

Il publie un premier roman à l’âge de dix-huit ans. Mais ce n’est à partir du début des années 2000, après son séjour aux Etats-Unis, qu’il commence véritablement à écrire, malgré le peu de temps que lui laissent ses activités professionnelles.

 

Ecrivain en dehors des heures de bureau

 

Les premiers romans qu’il publie, à partir de 2005, sont des romans d’apprentissage issus tout droit de ses années d’étudiant en médecine, avec un humour vaguement graveleux qui est celui des carabins en Chine comme ailleurs, mais c’est aussi un tableau de la jeunesse urbaine et estudiantine en Chine dans les années 1990. C’est un genre devenu à la mode, sous la houlette de Guo Jingminig ou Han Han. Comme celui-ci, d’ailleurs, Feng Tang a son blog, et même un site maintenant [3].

 

Mais Feng Tang ne se borne pas à décrire les émois et peines sentimentales de ses alter-egos. Dans ses romans sans aucun référentiel socio-économique ou politique, et encore moins d’intrigue, c’est l’éveil sexuel qui est au premier plan, comme il l’a expliqué à la sortie de son second roman :

 

写作动机非常简单,在我完全忘记之前,记录我最初接触暴力和色情时的感觉。

Mon motif [pour écrire mes romans]est très simple : décrire, avant que je ne les oublie,les sensations du choc explosif de mes premiers émois sexuels …

 

Ce qui lui fait dire qu’il a l’audace de briser les tabous. C’est en partie ce qui fait de ces romans des bestsellers très prisés des jeunes, qui ont aussi quelque chose de la lumière dorée, légèrement nostalgique, des souvenirs de ceux qui ont vécu leur adolescence dans les années 1960, comme dans le film de Jiang Wen (姜文) « In the Heat of the Sun » (《阳光灿烂的日子》) [4]. Ils se distinguent cependant par un style très personnel.

 

Années 2000 : Première trilogie

 

Les trois premiers romans, essentiellement autobiographiques, forment une trilogie, la « Trilogie de la croissance universelle » (万物生长三部曲) selon le titre du premier, traduit en anglais « Everything Grows » (Wànwù shēngzhǎng《万物生长》). Ecrit en 2001, il a été initialement publié en janvier 2005 (puis réédité en décembre 2007).

 

1. En français, dans la traduction de Sylvie Gentil, il est paru sous le titre « Qiu comme l’automne » en reprenant le nom du personnage principal – Qiu Shui (秋水). C’est lui qui nous raconte ses années d’études de médecine, dans un internat à Pékin, et sa rencontre avec une femme plus âgée que lui, mais séduisante sous ses dehors émancipés. Les prétentions littéraires du jeune Qiu vont de pair avec une passion pour les plaisanteries de carabin et le mauvais goût qui va avec. La narration, qui se perd souvent en digressions, est truffée de jeux de mots difficilement traduisibles, et d’une pléthore de références à la littérature chinoise ancienne nécessitant une multitude de notes en bas de page dans la traduction [5]: poèmes et romans érotiques de la tradition classique [6], traités anciens d’alchimie, de calligraphie ou d’histoire, citations de Mao et de poèmes Tang, mais aussi bien de Kurt Vonnegut au passage, tout cela en vrac comme des lectures mal digérées d’ados en crise de croissance.

 

Le tout est assez brillant pour faire un bestseller, il a même été comparé à « Catcher in the Rye ». Quant au sujet – une génération de jeunes iconoclastes insolents et viveurs – il était suffisamment à la mode pour attirer les candidats à l’adaptation cinématographique. Le roman a effectivement été adapté au cinéma, en 2015, par la réalisatrice Li Yu (李玉), avec Fan Bingbing (范冰冰) dans le rôle féminin principal [7].

 

Everything grows, édition originale 2005

 

Ever Since We Love

  

Feng Tang (en bleu) entre Lu Jinbo (à dr) et Fan Bingbing

lors de la présentation de Ever Since We Love

 

Bien que parolier de la chanson du film, intituléstous deux « Ever Since We Love » (《万物生长》), Feng Tang s’en est d’abord distancié, mais, quand le film a battu des records au box-office à sa sortie en salles, en avril 2015, il est apparu aux côtés de Li Yu et de l’équipe du film lors des présentations à la presse. Il s’y est retrouvé jouxtant la star de l’édition sur internet Lu Jinbo (路金波), qui a coproduit le film.

 

2. Le second roman de la trilogie est en quelque sorte un préambule au premier : « Une fille pour mes 18 ans » (《十八岁给我一个姑娘》), également traduit en français par Sylvie Gentil. On retrouve le personnage de Qiu Shui, mais il s’agit ici de la Chine des années 1980, qui rappelle celle de Wang Shuo : une histoire d’adolescents désœuvrés, désorientés, insolents et débauchés, et sans conscience, politique ou autre.

 

Ce sont trois vies que conte ici Feng Tang, trois destins de personnages différents : l’un, lecteur de revues pornographiques, devient réalisateur de films de série B ; le second finit proxénète, assassiné dans son bain, tel un Marat dérisoire. Seul Qiu Shui s’en sort, peut-être parce qu’il est porté par son amour de la littérature, mais il rate la leçon de Lu Xun, et ne devient pas écrivain mais médecin. Mais il devient surtout adulte, et réaliste. Donc prêt à entrer dans la grande course à la croissance des années 1990.

 

Une fille pour mes 18 ans, 2005

 

Ce roman valut à Feng Tang d’être couronné « Ecrivain de l’année » par la revue Littérature du peuple, dont le rédacteur en chef, le critique littéraire Li Jingze (李敬泽), justifia ainsi le choix : « Les romans de Feng Tang ont apporté une touche de magie aux vies de la génération de jeune Chinois nés dans les années 1970. Et pour ceux qui n’ont pas vécu cette période, ses romans offrent une lecture propre à ouvrir les yeux sur ce qu’elle a été. »

 

3. Pourtant, dans le dernier opus de la trilogie, « Pékin Pékin » (《北京,北京》), qui se passe au début des années 2000, Qiu Shui apparaît toujours aussi velléitaire, aussi peu désireux - ou capable - d’entrer dans la vie adulte et active, comme si les jeunes de Feng Tang ne pouvaient que tourner en rond dans leur rébellion contre le système et leurs rêves dorés d’avenir. Mais les espoirs de Qiu Shui tournent surtout autour d’une camarade dont il est amoureux, et qui lui préfère un étudiant qui a un passeport américain. Le rêve s’effondre avec les illusions juvéniles. Une histoire d’amour ordinaire, dit-il (庸俗爱情故事).

 

Fin d’une époque, pour Feng Tang aussi. Il y a trop de compétition dans le créneau du roman d’apprentissage, il lui faut trouver autre chose.

 

Années 2010 : Deuxième trilogie

 

Pékin, Pékin

  

Au début des années 2010, Feng Tang délaisse les romansde ses débuts pour se tourner vers le roman érotique, avec référence aux classiques du genre de la tradition littéraire chinoise. C’était déjà en filigrane dans son premier roman.

   

Tiānxiàluǎn

 

Il en a fait à nouveau une trilogie, qu’il a appelée « Trilogie de Ce dont le maître ne parlait pas » (子不语三部曲), par référence ironique à Confucius.

 

Le premier volet, sorti en juillet 2011, est intitulé « Unicité » (《不二》) – ou, si l’on préfère, comment atteindre le un. C’est unroman érotique situé à l’époque des Tang, sur les manières très particulières d’une nonne de parvenir à l’éveil par des pratiques érotiques. Le texte est empreint de pensée taoïste autant que bouddhiste (à commencer par le titre) et, à nouveau, sous-tendu de références littéraires. Le livre est bien sûr interdit en Chine mais a eu un formidable succès à Hong Kong.

 

Le second volet de la trilogie, Tiānxià luǎn 《天下卵》, est une référence à un ancien roman érotique chinois. Feng Tang peaufine là un style très personnel qui traduit une

vaste culture et un riche imaginaire, mais déroutant car il n’y a pas de fil narratif. Il s’explique dans son blog, dans un article intitulé « vaincre le temps grâce à la littérature » (「用文字打败时间」) :

  

人物不是主要的,故事可有可无,思想不受拘管,情节更无所谓。冯唐笔随意转,意随心转,心随天地转,就这样...

Ni les personnages ni l’histoire n’ont d’importance, la pensée n’a pas de contraintes, l’intrigue est inexistante. Le fil narratif suit l’humeur de l’auteur, qui suit l’humeur changeante du moment.

 

Et le troisième volet de la trilogie, nǚ jīng 《素女经》, en anglais « No Woman No Cry », est également une référence à un roman érotique classique.

 

Un recueil de récits plus courts a par ailleurs été publié à Hong Kong en avril 2012 sous le titre du second roman de la trilogie : Tiānxià luǎn (《天下卵》), avec sept titres, outre celui donnant son titre à l’ensemble :

Anyang 安阳 [8] / Mahjong 麻将 [9] / A Langfang il y a le Premier Empereur 廊坊有个秦始皇 /

 

No Woman No Cry

Pas de cris 不叫 / Biographie d’un assassin 2004 刺客列传 2004 / Globe 球 / Xiao Ming 小明

 

Essais, poèmes et autres

 

36 chapitres sur de grandes choses

 

Outre ces récits de fiction, Feng Tang a également publié des essais et des poèmes, les siens, mais aussi ceux de la poétesse des Song Li Qingzhao (李清照).

 

Cependant, lui-même a déclaré préférer ses romans, et à ceux qui lui disent pencher plutôt pour ses essais, Feng Tang répond avec assurance que c’est parce qu’ils n’ont pas lu ses romans jusqu’au bout (说小说不好,是因为你没有从头到尾念完。) [10] – sans imaginer un instant ni vouloir admettre que, si le lecteur les abandonne en cours de route, c’est parce qu’il est fatigué de ses citations perpétuelles qui restent à la surface du texte, comme l’acné juvénile traduisant un excès d’hormones androgènes. Feng Tang est doué, et se joue de son talent, et la fiction s’y prête mieux.

 

Son désir de choquer est souvent le plus fort. En décembre 2015, il a fait scandale en Chine avec sa traduction très personnelle, publiée fin juillet, des poèmes de Rabindranath

Tagore « Stray Birds » (《飞鸟集》), traduction réalisée, alors qu’il était en Californie, à partir de la traduction en anglais des poèmes faite par Tagore lui-même.

 

Installé pour trois mois dans la Napa Valley alors qu’il venait de démissionner du groupe financier China Resources, Feng Tang a traduit les quelques 326 poèmes du recueil en éclusant une centaine de bouteilles de vin local. Le China Daily a ressenti la nécessité de répondre par un article indigné, intitulé « Lust in Translation », fustigeant un style « saturé de testostérone » [11]. Le recueil a depuis lors été retiré des rayons des libraires en attendant une « expertise ».

 

Depuis son recueil d’essais de juillet 2016, Feng Tang ne fait plus trop parler de lui…. Peut-être qu’il vieillit, lui aussi, comme il le dit très bien dans l’un de ses essais : on vit, on vit, et on finit par se retrouver vieux (《活着活着就老了》).

 

Poèmes de Li Qingzhao dits par Feng Tang

 


 

Principales publications

 

Romans

1989 Happiness 《欢喜》écrit à 17 ans 17岁作品)

- Trilogie de la croissance universelle 万物生长三部曲

Janvier 2005/Déc. 2007 Wànwù shēngzhǎng  (Qiu, comme l’automne)《万物生长》

Juin 2005  Une fille pour mes 18 ans 《十八岁给我一个姑娘》

Novembre 2007 Pékin, Pékin 《北京,北京》

- Trilogie de Ce dont le maître ne parlait pas 子不语三部曲

Juillet 2011 Unicité 《不二》

2012 Tiānxià luǎn 《天下卵》

2014 No Woman No Cry nǚ jīng 《素女经》

2015 La déesse n° 1 《女神一号》

 

Essais 随笔集

Mai 2005 Le cochon et le papillon 《猪和蝴蝶》

Mars 2008 A force de vivre on finit par vieillir 《活着活着就老了》

Octobre 2011 Comment devenir un monstre 《如何成为一个怪物》

Novembre 2012 Trente-six chapitres sur de "grandes" choses 《三十六大》

Juillet 2016 Dans l’univers pas facile d’être emporté par le vent 《在宇宙间不易被风吹散》

 

Poésie

Septembre 2003 « Se rincer la bouche avec du jade » 《李清照-漱玉词》

Poèmes de Li Qingzhao dits par Feng Tang (1CD)

Décembre 2011  Cent poèmes de Feng Tang 《冯唐诗百首》

 

Principaux textes sur son site : http://fengtang.zuopinj.com/

Textes complémentaires : http://www.kanunu8.com/book4/9609/

 


 

Traductions en français

 

Deux traductions de Sylvie Gentil :

Qiu comme l’automne 《万物生长》 l’Olivier2007

Une fille pour mes 18 ans 《十八岁给我一个姑娘》 l’Olivier2009

 


 

Traductions en anglais

 

Beijing, Beijing 《北京,北京》 traduit par Michelle Deeter, Amazon Crossing March 2015

Mahjong 麻将 nouvelle  traduite par Brendan O’Kane, Pathlight Spring 2012,

                                     reprise dans Read Paper Republic Dec. 2015

 


 

Adaptation cinématographique

 

2015 Ever Since We Love 《万物生长》 réalisé par Li Yu 李玉

d’après le roman Everything Grows 《万物生长》

 

 


[1] La Chair comme tapis de prière, traduction de Pierre Klossowski, Pauvert 1979.

[2] Interview Sinovision (English Channel)

 

[5] Même la traduction de Sylvie Gentil en est truffée, et pourtant elle faisait son possible pour évitait les notes en bas de page.

[6] Mais aussi « La Vie sexuelle dans la Chine ancienne » de Van Gulik. Et pas n’importe quelle édition : une édition illustrée ‘d’avant la Libération ». Le roman est un véritable répertoire de textes de la littérature érotique chinoise.

[8] Suite de dix textes courts à lire en ligne : http://blog.caijing.com.cn/expert_article-

151420-24464.shtml

[9] Traduit par Brendan O’Kane, Pathlight Spring 2012, repris dans Read Paper Republic Dec. 2015 :

https://paper-republic.org/pubs/read/mahjong/

[11] Voir sur Paper Republic la réaction également étonnée de Bruce Humes, les précisions de Dave Haysom et celles de l’écrivain et traducteur bengalais Mahmud Rahman :

https://paper-republic.org/brucehumes/china-to-feng-tang-dont-touch-my-tagore0/

Il y a une marge entre la sensualité de la poésie bengalie de Tagore dont parle Mahmud Rahman et la vulgarité de la traduction reprochée à Feng Tang… mais il faut reconnaître qu’il s’agit de trois vers sur les 326 poèmes traduits. Il avait peut-être un peu trop bu ce soir-là.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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