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Shen Congwen 沈从文

III. L’eau et les nuages 水云

Comment je crée mes histoires et comment mes histoires me créent

我怎么创造故事,故事怎么创造我

par Brigitte Duzan, 8 février 2020

 

C’est à la fin de 1942 que Shen Congwen achève la rédaction de « L’eau et les nuages », alors que, en raison de la guerre et de l’occupation japonaise, il est replié depuis près de cinq ans au Yunnan avec son université. C’est une retraite forcée, mais c’est aussi une période pendant laquelle il est attaqué de tous côtés, pour refuser de prendre position dans les débats qui divisaient les cercles littéraires, en butte aussi bien aux attaques des nationalistes qu’aux critiques de gauche.

 

Dans ce climat tendu, l’écrivain isolé trouve refuge dans une longue méditation poétique où il revient sur le passé en y cherchant les moteurs et les conditions de sa création littéraire, non pour la justifier, mais pour l’expliquer, et même plutôt se l’expliquer. Comme dans l’autobiographie, on retrouve ici une distanciation de la réalité qui est aussi expression lyrique des sentiments les plus profonds, liés à l’amour du beau et de la nature.

 

L’eau et les nuages, recueil d’essais de Shen Congwen, éd. 2018

 

Le texte est comme un long monologue intérieur dont l’articulation de la pensée, suivant le passage des années, n’est marquée que par quelques blancs [1], comme le temps de la respiration.

 

Il est significatif de voir l’auteur terminer sur le refus de l’oubli, le retour vers le passé étant certes faiblesse, mais aussi condition sine qua non de redonner sens au présent.

 

I. Premières réflexions : retour au bord de la mer

 

Dans un premier temps, sa méditation le ramène à l’époque où il était enseignant à Qingdao, en 1931. Mais il n’y a pas de date, le souvenir est plus spécifiquement celui du mois de mai, période « étrange » dit-il (青岛的五月,是个希奇古怪的时节). C’est cela qui importe : l’impression liée à la nature qui s’éveille au printemps, liée aussi à un poème trouvé par hasard, à la gloire du soleil dont les hommes comme les fleurs tirent leur vitalité² : première occurrence du hasard (偶然) qui va devenir l’un des leitmotivs du texte.

 

Le monologue se déroule en fait comme un dialogue entre deux voix opposées dans le for intérieur de l’auteur : la voix froide de la raison et de la sagesse, et la voix poétique du rêve, faisant plonger l’écrivain dans l’abandon aux « hasards » de l’existence, c’est-à-dire aux sentiments.

 

Son existence d’être ordinaire (et non immortel comme le poète) est désormais définie comme un jeu entre hasard et sentiments (偶然’/‘情感), ces « hasards » étant en fait les femmes envoyées par le destin, brillantes comme les étoiles et fugaces comme l’arc-en-ciel, qu’il appelle de ses vœux :

什么人能在我生命中如一条虹,一粒星子,在记忆中永远忘不了?应当有那么一个人。

Quel être traversera mon existence comme un arc-en-ciel, comme une étoile, laissant dans ma mémoire une trace inoubliable ? Il doit bien en exister un.

“…这种人虽行将就要陆续来到你的生命中,各自保有一点势力。这些人名字都叫做偶然。名字有点俗气,但你并不讨厌它,因为它比虹和星还无固定性,还无再现性。它过身,留下一点什么在这个世界上一个人的心上;它消失,当真就消失了。… 这消失也不会使人悲观,为的是它曾经活在你心上过,并且到处是偶然。

… ces êtres se succéderont dans ton existence, chacun y laissant son empreinte. Leur nom est « hasard », nom peut-être un peu vulgaire, et présences passagères aussi éphémères que l’arc-en-ciel ou l’étoile, mais tu ne les détesteras pas car elles laissent quelque chose d’imperceptible au cœur d’un homme de ce monde, avant de disparaître. … Cette disparition n’a cependant rien de tragique : elles auront vécu dans ton cœur et le hasard est partout.

 

Ainsi sont posés d’entrée de jeu les principaux thèmes symboliques qui vont soutenir la réflexion sur les liens entre la vie et la création littéraire, liés à l’apparition de « hasards » favorisant la naissance de « sentiments » nouveaux et nourrissant l’inspiration.


II.  Premiers écrits sous l’inspiration du moment

 

Après une journée à méditer au bord de la mer, il ressent le besoin d’« organiser un petit récit » faute de pouvoir organiser sa vie. Il écrit en une nuit l’essentiel de la nouvelle « Portrait de huit coursiers » (《八骏图》) qu’il termine cinq jours plus tard, et qui est publiée trois semaines après dans une revue de Shanghai. Ecrite sous l’influence du « sentiment », elle met en scène de manière voilée ses collègues de l’université. Cela lui vaut de sérieux ennuis avec ceux-ci qui y voient une critique dirigée contre eux, et influera sur sa décision ultérieure de renoncer à l’enseignement.

 

Portrait de huit coursiers, éd. 2014

 

Petite scène sous la lune, éd. 1992

 

Plongé dans une profonde « mélancolie » par cette première aventure littéraire, il se plonge dans une intense réflexion, et se voit écrire l’histoire de son âme (ou de son cœur) et de ses rêves (我要写我自己的心和梦的历史。). Pour dissiper ces tristes idées, il reprend la plume, pour écrire des « petits récits inspirés de canons bouddhiques » où il intègre ses impressions et rêveries pour tenter de traiter des rapports entre vie et existence (处理生命与生活) : la vie (生活), c’est-à-dire le quotidien, l’existence (生命) reflétant l’idéal au-delà de ce quotidien. Son but, dit-il, est de « réorganiser vie et existence » (处理生命与生活).

 

C’est ainsi qu’il écrit « Petite scène sous la lune » (《月下小景》), d’une inspiration et d’une facture totalement différentes, donc, de sa première nouvelle : il tend là vers un idéal plus ou moins abstrait.

 

III. Vérité et fiction

 

Il annonce alors sans transition :

两年后,《八骏图》和《月下小景》结束了我的教书生活,

Deux ans plus tard, ces deux nouvelles mettaient fin à ma carrière d’enseignant.

         也结束了我海边孤寂中的那种情绪生活。

et en même temps prenait fin cet état d’esprit né de la solitude du bord de mer.

 

La fin de cette humeur maussade est liée à la fin de sa solitude : séduite par les coquillages et la lettre envoyés de Qingdao (voir note ci-dessous), Zhang Zhaohe s’est fiancée avec lui en janvier 1933. Il est allé vivre à « Beiping » en août 1933. Leur mariage a lieu en septembre.

 

C’est alors que, dans le luxueux salon d’un homme politique important auquel il était apparenté, Shen Congwen fait la rencontre de l’un de ces « hasards » qui vont influer non seulement sur sa vie, mais aussi sur son œuvre. Elle est préceptrice dans la maison, connaît Qingdao, a été séduite par la mer… On retrouve dans ces lignes le lyrisme propre à Shen Congwen, qui renaît sous sa plume sous le coup de chaque émotion, et le leitmotiv de l’arc-en-ciel, avec une nuance :

 

当发后的压发翠花跌落到地毯上,躬身下去寻找时,我仿佛看到一条素色的虹霓

La fleur de jade qu’elle avait piquée dans ses cheveux étant tombée sur le tapis, quand elle se baissa pour la ramasser, je crus voir un arc-en-ciel aux couleurs fanées.

 

Il lui offre un de ses récits avant de la quitter – lequel, il ne le précise pas. Mais quand il la rencontre à nouveau un mois plus tard, elle l’a lu, et lui pose la question que l’on pose souvent dans ces cas-là :

         你写的可是真事情?Est-ce une histoire vraie ?

 

Shen Congwen nous offre alors son sentiment sur le vrai et la fiction, qui recoupe les notions de beau et de laid, ce qui nous donne des clés de lecture pour mieux comprendre son processus d’écriture.

 

什么叫作真?我倒不大明白真和不真在文学上的区别,也不能分辨它在情感上的区别。文学艺术只有美和不美。精卫衔石,杜鹃啼血,情真事不真,并不妨事。
Que signifie ce « vrai » ? Je ne vois pas très bien la différence qu’il y a, en littérature, entre le vrai et ce qui ne l’est pas, et encore moins dans le domaine des sentiments. La littérature et l’art ne connaissent que le beau et ce qui ne l’est pas. Dans l’histoire de l’oiseau Jingwei, du coucou qui pleure des larmes de sang [2], le sentiment est vrai, si les animaux ne le sont pas…

不管是故事还是人生,一切都应当美一些!丑的东西虽不是罪恶,可是总不能令人愉快。我们活到这个现代社会中,被官僚、政客、银行老板、理发师和成衣师傅,共同弄得到处是丑陋,可是人应当还有个较理想的标准,也能够达到那个标准,至少容许在文学艺术上创造那标准。因为不管别的如何,美应当是善的一种形式!
Peu importe que l’histoire soit vraie ou fausse, ce qui importe avant tout c’est la beauté. La laideur n’est pas une faute, mais elle ne peut rendre heureux. Nous vivons dans une société où bureaucrates, politiciens, banquiers, coiffeurs et tailleurs ont mis de la laideur partout. Mais l’homme a besoin d’idéal, de normes de beauté. Et ces normes de beauté idéale, c’est par la littérature et l’art qu’elles peuvent être créées. Car, d’une manière ou d’une autre, le beau doit être une forme du bien.

 

Et comme son interlocutrice a un léger soupir, il ajoute, en introduisant le thème de l’eau et des nuages, comme source d’inspiration mouvante, liée à l’instant, à l’expérience fugace du moment :

美的有时也令人不愉快! 呵!我知道了。你看了我写的故事一定难过起来了。不要难受,美丽总使人忧愁,可是还受用。那是我在海上受水云教育产生的幻影,并非实有其事!
La beauté rend parfois triste… Ah ! je sais, mon histoire vous a attristée, mais il ne faut pas la prendre trop à cœur. Si la beauté rend mélancolique, ce n’est pas inutile. Cette histoire, cependant, est née de mon imagination, inspirée par l’eau et les nuages au bord de la mer, il n’y a là rien de vrai.

 

Il est donc passé de la certitude de ses débuts à une vision plus nuancée des choses :

离开那个素朴小客厅时,我似乎遗失了一点什么东西。 后来转入中南海公园,在柳堤上绕了一个大圈子,见到水中的云影,方骤然觉悟失去的只是三年前独自在青岛大海边向虚空凝眸,作种种辩论时那一点孩子气主张。这点自信若不是掉落到一堆时间后边,就是前不久掉在那个小客厅中了。
En sortant de ce petit salon très simple, j’avais l’impression d’avoir perdu quelque chose…  C’est seulement plus tard, arrivé dans le parc de Zhongnanhai et faisant un tour sur la digue bordée de saules, que, voyant le reflet des nuages dans l’eau, je pris soudain conscience que ce que j’avais perdu était tout simplement cette assurance un peu naïve qui était la mienne trois ans plus tôt, alors que, seul au bord de la mer à Qingdao, j’étais plongé dans toutes sortes d’élucubrations, les yeux dans le vide. Si le temps n’avait pas érodé cette douce assurance, elle venait de tomber en poussière dans ce petit salon.

 

Et comme il observe alors un scarabée tombé sur le dos de sa main, puis envolé, il y voit un nouveau symbole de son processus de création, entre observation du réel et imagination :


一个小小金甲虫落在我的手背上,从这小虫生命完整处,见出自然之巧和生命形式的多方。手轻轻一扬,金虫即振翅飞起…。我同样保留了一点印象在记忆里。原来我的心尚空阔得很,为的是过去曾经装过各式各样的梦,把梦腾挪开时,还装得上许多事事物物。然而我想这个泛神倾向若用之与自然对面,很可给我对现世光色有更多理解机会;若用之于和人事对面,或不免即成为我一种弱点,尤其是在当前的情形下,决不能容许弱点抬头。

Un minuscule scarabée doré état tombé sur le dos de ma main…[il le prend pour l’observer] Dans la perfection de cette minuscule existence (生命), je vis l’ingéniosité de la nature et la diversité des formes d’existence. Je levai doucement la main et l’insecte doré s’envola… mais j’en gardai le souvenir gravé en moi. Mon âme a cette immense capacité qui me permet de conserver du passé des rêves de toutes sortes, rêves qui, en s’effaçant, cèdent leur place à d’innombrables choses concrètes. C’est certes une vision panthéiste de la nature qui peut aider à mieux comprendre les diverses facettes du monde, mais, sur le plan des relations humaines, cela peut devenir une faiblesse. Et cela, dans les circonstances qui étaient alors les miennes, je ne pouvais me le permettre.

 

Pour éviter toute faiblesse, l’auteur taxe le « hasard » de toutes sortes de défaut, à commencer par la frivolité, et se sent dès lors en sécurité. Il se sent cependant protégé bien plus par un mariage heureux, ou l’illusion d’un mariage heureux (一种幸福的婚姻,或幸福婚姻的幻影). Mais là encore le hasard était à l’œuvre puisque son bonheur (conjugal) tenait finalement à une poignée de coquillages trouvés par hasard sur la plage.
 

IV. Désir d’évasion 

 

Et le temps à nouveau s’écoula.

Il habite une petite cour, avec un sophora et un jujubier, tout semble aller pour le mieux. Il se sent comblé, il a tout ce qu’il voulait, dit-il : renommée, reconnaissance sociale, amitié et amour (我要的,已经得到了。名誉或认可,友谊和爱情). Mais :

 

可是不成,我还有另外一种幻想,即从个人工作上证实个人希望所能达到的传奇。我准备创造一点纯粹的诗,与生活不相粘附的诗。情感上积压下来的一点东西,家庭生活并不能完全中和它消耗它,我需要一点传奇,一种出于不巧的痛苦经验,一分从我‘过去’负责所必然发生的悲剧。换言之,即完美爱情生活并不能调整我的生命,还要用一种温柔的笔调来写爱情,写那种和我目前生活完全相反,然而与我过去情感又十分相近的牧歌
ce n’est pas suffisant, j’ai encore une autre aspiration : parvenir à matérialiser dans mon œuvre les rêves fantastiques qui sont les miens. Je m’apprête donc à créer quelque poésie pure qui ne colle pas à la vie de tous les jours. Il y a des sentiments refoulés que la vie de famille ne peut ni neutraliser ni balayer totalement. J’ai besoin d’un peu de romance, d’une expérience douloureuse due à la malchance, une tragédie à la mesure de mes crises de conscience passées. Un amour parfait dans la vie ne suffit pas à régler mon existence, pour l’équilibrer il me faut composer une douce mélodie d’amour, une de ces idylles en totale opposition avec ma vie présente, mais proche de ma vie passée… 

 

C’est ainsi qu’il se met à écrire ses rêves d’amour refoulés. L’héroïne de l’histoire est une jeune paysanne rencontrée l’année précédente près de Qingdao, au nord des monts Laoshan, et le tout est écrit dans une sorte de poésie lyrique, inspirée par la bruine de juin et la chaleur de l’été. C’est « Le Bourg frontalier » (Biancheng《边城》), publié en octobre 1934 [3].

 

En même temps, une voix en lui-même lui reproche de vouloir fuir la réalité, échapper à son destin, par incapacité à se satisfaire du quotidien, et par peur de voir un « hasard » y faire intrusion et ruiner son illusion de bonheur. Mais, en même temps, ces « hasards » l’inspirent, nourrissent son œuvre. Pour retrouver le calme, il se réfugie dans la calligraphie.

 

Mais à la fin de l’année, tandis qu’il se met à faire froid, un nouveau « hasard » vient à nouveau perturber son existence, et il se retrouve entraîné dans son éternel conflit entre raison et sentiments. Ce tourbillon passionnel le ramène à l’écriture. Il ne dit qu’en termes voilés ce qu’il écrit, mais Isabelle Rabut y voit une nouvelle publiée seulement en juillet 1943, qui se passe en 24 heures et revient vers l’une des symboliques associées aux « hasards » : « En regardant l’arc-en-ciel » (《看虹录》) [4].

 

 

The Chinese Earth

 

 

Il analyse ainsi la genèse de son œuvre en termes de rencontres de « hasards », et de lutte intime entre les sentiments ainsi suscités et la raison qui s’y oppose, ou plutôt un idéal de pureté et de beauté.  Mais l’équilibre ultime, il le trouve toujours dans son mariage, avec une superbe métaphore qui fait transition dans la progression de sa pensée :

我是个云雀,经常向碧空飞得很高很远,到一定程度,终于还是直向下坠,归还旧窠。
   Je suis une alouette qui s’envole souvent très loin, très haut vers l’azur, mais qui toujours, une fois parvenue à une certaine hauteur, redescend tout droit vers son ancien nid.

 

On ne peut s’empêcher de noter le choix de l’oiseau : l’alouette qui se dit « moineau des nuages » (云雀) et reprend donc l’un des thèmes du texte, celui du rêve et des aspirations vers un idéal de beauté transcendant traduit en termes poétiques.

 

V. La guerre et le sacré

 

Nouvelle transition, temporelle et événementielle :


再过了四年,战争把世界地图和人类历史全改变了过来,同时从极小处,也重造了的人与人的关系,以及这个人在那个人心上的位置。
Quatre années s’écoulèrent encore, la guerre vint bouleverser la carte du monde et l’histoire de l’humanité, et en même temps, à l’échelle du microcosme, remodeler les relations entre individus et modifier la place de chacun dans le cœur de l’autre.

 

Le Long Fleuve, éd. 2002

 

Voici donc l’irruption de l’histoire dans la vie de l’auteur : la période à laquelle il est fait allusion est le début de la guerre contre le Japon, en 1937. En même temps, c’est une période de réflexion et de maturation « en quête de principes abstraits ». Il prend conscience qu’il lui faut encore étudier, « étudier la vie » (学习点人生).

 

Nouvelle étape créative : il perd la notion du « moi » et découvre le « sacré » (失去了后却认识了), qui se traduit à nouveau en termes lyriques : cet état d’esprit religieux l’amène à une conversion à la nature dans laquelle il voit le fondement de toutes les grandes religions. Et c’est dans cet état d’esprit, qu’il écrit « Le Long Fleuve » (《长河》), mu par ce sentiment de « connaissance en profondeur » (从深处认识) avivé par la beauté de la nature qu’il a tout le loisir d’admirer chaque fois qu’il parcourt à pied le chemin qui le mène à la ville, du village où il s’est retiré. C’est une sorte d’exaltation

qui n’est pas sans lui rappeler celle provoquée par les « hasards ». Mais les « hasards » appartiennent désormais au passé.  

 

VI. Retour à l’homme, à la solitude et au passé

 

         自从偶然离开了我后,云南就只有云可看了。

Les « hasards » partis, il ne me restait plus au Yunnan qu’à contempler les nuages … [5]

        

Dans la solitude, il retrouve un équilibre :

         当前在云影中恰恰如过去在海岸边,我获得了我的单独。

那个失去了十年的理性,回到我身边来了。

Dans l’ombre des nuages comme autrefois au bord de la mer, j’ai retrouvé ma solitude.

Et retrouvé ma raison, perdue depuis dix ans.

 

Ces dix ans auront été un long processus de maturation, et maintenant :

正好准备你的事业,即用一支笔来好好的保留最后一个浪漫派在二十世纪生命取予的形式
tu es prêt à remplir ta mission : préserver grâce à ta plume la vision de l’existence du dernier romantique du 20e siècle…
我还得在之解体的时代,重新给神作一种赞颂
à une époque où se désintègre le sens du sacré, il me faut encore le chanter…
在充满古典庄严与雅致的诗歌失去光辉和意义时,来谨谨慎慎写最后一首抒情诗。

Et en un temps où les poèmes classiques pleins d’un noble raffinement perdent leur éclat et leur signification, j’écrirai avec la plus grande mesure le dernier des poèmes lyriques.  

 

Cependant, en même temps qu’il laissait les « hasards » au passé, le bord de mer d’autrefois devenait une abstraction (抽象的海边), abritant à la fois le rêve et la passion et permettant au « hasard » de passer du « sacré » à « l’humain ».

 

Il y a quelque chose de proustien dans sa quête :la recherche du temps perdu, en décalage avec son temps.

因此试向时间追究,就见到那个过去。

         Ainsi, en me lançant à la poursuite du « temps », je suis tombé sur le passé.

到处地方都有个秋风吹上人心的时候,有个灯光不大明亮的时候,有个想向过去伸手,若有所攀援,希望因此得到一点助力,方能够生活得下去时候。

Partout il est un temps où le vent d’automne souffle sur le cœur des hommes, où ne brille plus qu’une faible clarté, et où alors on tend la main vers « le passé », dans l’espoir d’y trouver quelque branche à laquelle s’accrocher pour pouvoir ainsi continuer à vivre.

        

Cependant, revenir ainsi sur le passé est source de tourments sans fin :

“…‘过去分量若太重,心子是载不住它的。忘不掉也得勉强。这也正是一种战争!败北且是必然的结果。
 
quand le poids du passé pèse trop lourd, le cœur ne peut le supporter. Alors il faut faire tout son possible pour oublier. C’est un vrai combat, qui se soldera de toute façon par une défaite.

 

Mais, ajoute Shen Congwen, si le retour vers le passé est une faiblesse, il est aussi une force :

不过,也许在另外一时,还应当感谢上帝给了另外一个人的弱点,即您灯光引带他向过去的弱点。因为在这种弱点上,生命即重新得到了意义。
peut-être faut-il parfois aussi remercier le Seigneur d’avoir doté l’homme de cette faiblesse, celle de se laisser guider par la lumière qui le ramène vers le passé.  Car c’est dans cette faiblesse que l’existence retrouve un sens.   

 

Note sur le style et l’imaginaire

 

« L’eau et les nuages » est un superbe exemple du lyrisme de Shen Congwen : le texte est un véritable poème en prose, où la réflexion est sans cesse illustrée de développements poétiques sur la nature et la vie qui en font un texte complexe, et difficile à traduire [6].

 

Si ce texte a par moments des accents proustiens – c’est une sorte de recherche du temps perdu - il rappelle aussi, à d’autres, un mode d’écriture proposant une fiction créée par l’imagination à partir d’un détail du réel. C’est le cas dans l’évocation d’un souvenir du bord de mer, à Qingdao, dans la seconde partie du texte, où Shen Congwen imagine toute une histoire à partir d’une poignée de coquillages aperçus sur la plage alors que, vers quatre heures de l’après-midi, il s’apprête à rentrer chez lui. L’imagination procède en deux temps :

 

1/ 在惠泉浴场潮水退落后的海滩泥地上,看见一把被海水漂成白色的小螺蚌,在散乱的地面返着珍珠光泽。

Sur la plage de Huiqian, alors que la mer s’est retirée en laissant une étendue de sable humide, j’aperçois quelques petits coquillages blanchis par la mer, comme des perles dont l’éclat resplendit au milieu du désordre du sable.

 

A partir de là, l’imagination prend le relais de l’observation : l’auteur-narrateur imagine une petite fille venue se promener là, ramassant soigneusement les coquillages, puis, lassée de les porter, les donnant à sa nounou, qui un peu plus loin les jette dans le sable, supputations nées de l’observation des traces de pas dans le sable.

 

2/ 再走过去一点,我又追踪另外两个脚迹走去,从大小上可看出这是一对年青伴侣留下的。
Un peu plus loin, je suis à nouveau deux traces de pas, qui cette fois, d’après leur taille, semblent être celles d’un jeune couple.

 

Au bout d’un moment, les pas s’enfoncent un peu dans le sable : les deux jeunes gens ont dû s’arrêter, pour admirer le paysage. Une petite boîte en carton – une boîte de pellicule – semble indiquer qu’ils ont pris une photo…

 

Le mode d’écriture est celui de Duras, aux « je présume » (tuīcè 推测),  « j’imagine », « je suppose » (cāixiǎng 猜想), répondrait le conditionnel durassien : l’enfant serait venue se promener là, elle aurait soigneusement ramassé ces coquillages et les aurait ensuite confiés à sa nounou… Plus loin, la petite ramasseuse d’huîtres signale le retour à la réalité, dans le silence du soir.

 

En même temps, ces coquillages ont valeur autobiographique puisque ce sont eux qui, envoyés à Zhang Zhaohe avec une lettre, contribueront à convaincre la jeune femme d’accepter d’épouser Shen Congwen.

 

On pense à « L’été 80 » [7], également texte « au bord de la mer » considéré comme une sorte de poème en prose, et à cette « capacité fantastique de fabulation » dont parle Claire Deluca [8].

 

Par ailleurs, devant l’incompréhension de la critique, Duras a dit avoir voulu faire un journal, « le seul journal de ma vie », « journal de la mer et du temps, de la pluie, des marées et du vent »… ce qui pourrait aussi bien définir « L’eau et les nuages ».

 


 

[1] Voir le texte chinois en ligne : http://www.saohua.com/shuku/shencongwen/syj02.htm

La lecture est facilitée par la division en six parties opérée par Isabelle Rabut dans sa traduction en français.

L’eau et les nuages, Bleu de Chine, 1996.

[2] Il s’agit de deux légendes très connues, souvent citées à titre symbolique. Elles sont désignées par une expression de type chengyu :

精卫衔石: L’oiseau Jingwei transporte des pierres dans son bec.

Il s’agit d’une histoire tirée du « Livre des monts et des mers » : l’oiseau serait la réincarnation de Nüwa, morte noyée ; il transporte inlassablement des pierres de la montagne à la mer pour essayer de la combler. Qiu Jin (秋瑾) a laissé un manuscrit inachevé sur ce thème : « Pierres de l’oiseau Jingwei » (《精卫石》).

杜鹃啼血 dùjuān tí xuè: le coucou pleure des larmes de sang.

L’expression vient de la légende du roi de l’Etat de Shu, Du Yu (杜宇), assassiné par un traître ; son âme revint sous la forme d’un coucou pleurer des « larmes de sang » dans le jardin de la reine inconsolable. En tombant sur les fleurs, elles les teignirent de rouge : c’est l’origine des azalées (杜鹃花), le nom de la fleur reprenant celui de l’oiseau… L’expression symbolise un chant mélancolique.

[3] Edité en français sous le titre Le Passeur de Chadong, et en anglais Border Town.

[4] Note 20, p. 37 de sa traduction.

Texte chinois en ligne : http://www.saohua.com/shuku/Shencongwen/khl01.htm

Traduction « The Rainbow » dans The Chinese Earth, Stories by Shen Tseng-Wen, tr. Ching Ti & Robert Payne, Allen and Unwin, London 1947.

[5] Yunnan signifiant « nuages du sud ».

[6] Il faut remercier et féliciter Isabelle Rabut de sa traduction ; les traductions d’extraits données ici qui s’en éloignent parfois un peu ne sont pas dans un esprit critique mais dans le but d’être aussi proche que possible du texte original pour en faciliter la lecture.

[7] L’été 80, éditions de Minuit 1980.

[8] Dans Duras . Dieu et l’écrit, Editions du Rocher, Monaco, 1998.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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