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Shen Rong 谌容

Présentation

par Brigitte Duzan, 6 mai 2017

 

Aujourd’hui quelque peu oubliée, Shen Rong a été célèbre dans les années 1980 pour sa nouvelle ‘moyenne’ « Arrivé à l’âge mûr » (《人到中年》) qui se lit comme une complainte des intellectuels – et en particulier les femmes - de sa génération, arrivés au milieu du gué sans avoir vraiment eu de jeunesse.

 

Une jeunesse bousculée

 

De Chongqing à Pékin

 

De son vrai nom Chen Derong (谌德容), Shen Rong [1] est née début octobre 1936 à Hankou, dans le Hubei (湖北汉口). Sa famille paternelle était de Wushan (巫山), au Sichuan, où son grand-père avait possédé des terres. Son père était, sous le régime du Guomingdang, président de la cour suprême, à Beiping puis à Chongqing. Sa mère était de

 

Shen Rong

Baoding, dans le Hebei, et diplômée de l’Ecole normale de filles du Hebei.

  

Shen Rong a un an quand éclate la guerre ; la famille doit fuir au Sichuan et finit par s’installer à Chongqing. A la libération de la ville, fin 1949, elle est en 5ème au collège. Son père l’envoie avec sa sœur à Chengdu, chez un parent, riche industriel propriétaire d’une fabrique de lainages. Elle est en fait apprentie, et apprend à tricoter des chaussettes à la machine. C’est d’un ennui mortel.

 

De retour à Chongqing l’année suivante, elle passe deux tests, l’un pour entrer dans une troupe culturelle de l’armée, l’autre dans une maison d’édition, les Editions des travailleurs du sud-ouest. Elle est admise aux deux, et choisit les livres. Mais la maison d’édition n’a pas les moyens de publier et ne fait que distribuer des livres. En 1952, elle est rachetée par la librairie Xinhua. Shen Rong est alors transférée au Quotidien des travailleurs du sud-ouest, mais pour un petit boulot sans intérêt : réceptionner le courrier des lecteurs, transmettre les manuscrits, copier les reportages et articles d’actualité. Alors elle étudie le russe, fait de la peinture et se cultive à ses heures de loisirs.

 

En 1954, à l’âge de dix-huit ans, elle réussit l’examen d’entrée à l’Ecole de langue russe de Pékin (北京俄语学院) (aujourd’hui Université des langues étrangères de Pékin). Diplômée en 1957, elle entre au Bureau central de la radio comme traductrice de russe et éditeur musical. Mais elle a des syncopes répétées au travail et elle est licenciée. Elle devient alors professeur de russe,mais, à cause de ses évanouissements, personne ne veut l’embaucher. 

 

De Pékin au Shanxi

 

Shen Rong jeune

 

Désespérée, elle décide de devenir écrivain, et décide de « servir les paysans » avec lesquelles elle a vécu une partie de son enfance. A l’automne 1963, elle envoie ses deux enfants à des parents à Shanghai, prend congé de son mari et s’en va seule travailler dans une commune du district de Fenyang (汾阳), dans le Shanxi. Le district revivait après le désastre du Grand Bond en avant et la Grande Famine, les paysans étaient joyeux, heureux de leurs nouvelles prérogatives, et entre autres de la possibilité d’élever de la volaille, des porcs et des moutons dans leurs enclos privés.

 

Shen Rong travaille du matin au soir, et, à ses rares moments de loisirs, peint des images pour les paysans, leur apprend à lire et écrire. Elle-même était si contente de ne plus se sentir rejetée comme en ville qu’elle n’écrit pas un mot. Mais l’expérience s’inscrit profondément en elle-même, lui fournissant du matériau pour ses récits ultérieurs.

 

Cependant, l’hiver suivant est lancée la campagne dite « des Quatre nettoyages » (四清运动), encore appelée Mouvement d’éducation socialiste (社会主义教育运动) [2]. Or elle était alors un cadre dans le village ; on lui demanda donc de participer au groupe de travail du Parti envoyé pour appliquer les directives. Elle préfère quitter le village plutôt que de trahir ses amis.

 

Du théâtre à la fiction entre ville et campagne

 

En 1964 elle est de retour à Pékin et se met à écrire, d’abord pour le théâtre. Ses deux premières pièces sur des thèmes ruraux, manquent de maturité, mais elle est admise à l’Institut central d’art dramatique. Elle écrit alors une troisième pièce, « Jiao Yulu à Lankao » (《焦裕禄兰考) [3], mais la Révolution culturelle éclate peu de temps plus tard, mettant un terme à ses espoirs de la voir mise en scène.

 

Le théâtre, avec toutes ses contraintes, lui apparaît trop difficile ; elle abandonne cette vois, mais continue d’écrire en transférant ses personnages du théâtre à la fiction. Ce sont ses romans et nouvelles écrites à partir du milieu des années 1970 qui constituent l’essentiel de son œuvre.

 

En attendant, au début de la Révolution culturelle, elle s’efforce de rester en marge, puis elle est envoyée à la campagne, pour être « rééduquée par les paysans pauvres et moyen-pauvres ». Cette fois-ci, elle se retrouve à Tongxian (通县), non loin de Pékin. Elle est affectée à une équipe de propagande parcourant les villages pour diffuser la pensée de Mao et dispenser l’éducation selon les lignes du Parti. C’est pour elle une nouvelle expérience rurale qui lui permet d’entrer en contact sans risque avec des « contre-révolutionnaires », paysans riches et autres mauvais éléments qui viennent enrichir ses sources.

 

D’une campagne à l’autre

 

Première nouvelle

 

Au début des années 1970, elle écrit une première nouvelle ‘moyenne’ où elle décrit, dans le contexte de l’année 1962, la résistance aux contrats individuels de production avec, en toile de fond, la montée de factions rebelles et leur lutte avec les cadres vétérans du Parti. Le sujet principal est repris de sa pièce « Jiao Yulu à Lankao », qui décrivait le soutien du secrétaire Jiao Yulu (焦裕禄) aux paysans pauvres et moyen-pauvres dans leur lutte pour préserver les principes du collectivisme dans un village à valeur symbolique.

 

Quand elle rentre à Pékin en novembre 1973, pour enseigner le russe au Collège n° 5, elle apporte avec elle le manuscrit encore inachevé. Une fois terminé, elle le soumet à l’ex-rédacteur en chef du Quotidien du peuple qui avait été démis de ses fonctions et, de main en main, il finit par aboutir sur le bureau d’un responsable des éditions Renwen de Pékin (人文出版社) ; le comité de rédaction donne un avis favorable, mais c’est juste le moment où est relancée la campagne contre Lin Biao et Confucius (Pi Lin Pi Kong 批林批孔运动). Le comité de rédaction est la cible de violentes attaques de factions rebelles au sein de la maison d’édition, et le roman de Shen Rong est « étouffé au berceau » tandis qu’elle est accusée d’« individualisme » et de « recherche de la célébrité » et qu’on ressort le passé de son père, juge sous le Guomingdang.

 

La situation paraît sans issue. Désespérée, mais ne voulant pas accepter sa défaite, elle écrit alors à la personne responsable de la littérature et des arts au Comité central. Deux mois plus tard, le manuscrit est renvoyé à l’éditeur, avec une directive autorisant la publication. Tout cela avait été une affaire de luttes internes entre factions au sein de la maison d’édition. D’autres romans furent absous en même temps.

 

Retour au Shanxi, puis départ pour l’Anhui

 

Finalement, le roman sort en septembre 1975, aux éditions Renwen, sous le titre : « Dix mille ans de jeunesse» (《万年青》). Shen Rong obtient alors un congé d’écriture, et, début 1976, en profite pour fuir le chaos de Pékin, en repartant dans les monts Lüliang à côté de Fenyang, dans le Shanxi. Elle y retrouve de vieux amis devenus des cadres importants du Parti. Elle y écrit les nouvelles « Chant de louange » (《赞歌》) et « Neige blanche » (《白雪》) inspiré par les charrettes des paysans roulant dans la neige.

 

Le calme des montagnes l’apaise, mais, quand elle rentre à Pékin, c’est pour se retrouver dans l’intense émoi causé par le tremblement de terre de Tangshan. Craignant d’autres secousses, elle accepte alors l’invitation de sa sœur qui était enseignante à Hefei dans l’Anhui, et part la rejoindre avec

 

Dix mille ans de jeunesse, éd. 1975

ses deux enfants. Elle est accueillie avec les égards dus à un écrivain de Pékin.

 

Chute de la Bande des quatre, mais pas de répit

 

Après la chute de la Bande des quatre, elle écrit son roman : « Lumière et ténèbres » (《光明与黑暗》). Son projet initial avait été d’écrire un roman en neuf tomes sur les luttes entre factions rivales dans un comité de Parti local pendant la campagne « En agriculture apprendre de Dazhai » ("农业学大寨"). Mais son récit « Jeunesse éternelle » fait alors l’objet d’une nouvelle enquête.

 

C’est la lettre envoyée au Comité central pour demander l’autorisation de publication qui fait problème : on accuse Shen Rong d’avoir utilisé les relations de son mari qui travaillait au Quotidien du peuple [4] pour l’avoir fait passer à Lu Ying (卢颖) qui contrôlait alors le journal, et de là à ses amis du Comité central. Mais son mari était lui-même pris dans les problèmes du journal dont la direction était sous le feu de la Bande des quatre. Finalement, l’innocence de Shen Rong est prouvée, mais son congé pour écriture est révoqué. Elle termine « Lumière et ténèbres » avec un congé sans solde, c’est-à-dire sans salaire, en étant obligée d’emprunter de l’argent pour pouvoir terminer.

  

Recueil spécial de recherche sur Shen Rong, éd. 1984

 

Le premier tome est publié en juillet 1978. La même année, la première nouvelle est révisée et rééditée, chez le même éditeur, sous le titre « Jeunesse éternelle » (《永远是春天》),

 

En 1980, son autre nouvelle moyenne « Arrivé à l’âge mûr » (《人到中年》) est primée, et lui permet de rentrer en faveur : avec le soutien d’autres écrivains, elle obtient de la municipalité de Pékin que lui soit reversé son salaire. En septembre 1980, elle est transférée comme écrivain professionnel à la section municipale de l’Association des écrivains.

 

Obsolescence mais témoignage vécu

 

Mais ses deux publications majeures ne peuvent être rééditées parce que leurs sujets sont désormais contraires à la ligne politique en vigueur : « Jeunesse éternelle » parce que la politique a tourné en faveur des contrats par foyer, « Lumière et ténèbres » parce qu’il y est question de la campagne de Dazhai, ce dont il convient de ne plus parler.

 

Shen Rong ne renie pourtant pas ces deux récits. L’hostilité aux contrats individuels de production a duré de 1962 jusqu’aux lendemains de la chute de la Bande des quatre. C’est un fait, dit-elle. De même que, en 1975, personne ne critiquait Dazhai ; au contraire, les paysans étaient amenés pour visiter les champs en terrasse autour du village. Elle considère que ses œuvres reflètent la vie telle qu’elle était, viciée par les années de politique « gauchiste ».

 

Arrivé à l’âge mûr

 

People at Middle Age (film)

 

Malgré tout, l’œuvre de Shen Rong doit être appréciée comme un témoignage vécu de la politique agricole des années 1960 à 1970. La nouvelle zhongpian « Arrivé à l’âge mûr » a été primée, et adaptée au cinéma deux ans après sa publication (voir ci-dessous).

 

Dans l’essai écrit en décembre 1983 où elle décrit ses difficultés d’écrivain paralysé par les soubresauts et voltes faces politiques, dont sont traduits les détails biographiques ci-dessus [5], après

avoir décrit brièvement sa jeunesse à Wushan, elle dépeint les difficultés rencontrées autant pour

publier que pour survivre dans le contexte de campagnes politiques et de lignes idéologiques se succédant sans cesse, et en particulier, lors des deux mouvements politiques opposés qui se sont succédés dans un très court laps de temps : les derniers soubresauts de la période ultragauchiste avant la mort de Mao en 1976, puis les débuts incertains de la politique d’ouverture au tournant de la décennie suivante [6]. 

 

Ses principales publications ont dû attendre 1983 pour être publiées, et encore dans un

   

Arrivé à l’âge mûr, lianhuanhua d’après le film

climat politique toujours aussi incertain. Elle a encore publié une suite à « Arrivé à l’âge mûr » en 1991, et un recueil d’essais en 1994.

 

Dix ans de moins 

 

L’une de ses nouvelles les plus étonnantes est la nouvelle courte « Dix ans de moins » (《减去十岁》), écrite dans un style satirique plein d’humour.

 

Le récit part d’une nouvelle fantastique qui fait le tour du pays : dans le cadre de la politique d’ouverture, le gouvernement chinois a émis une directive décrétant que, pour compenser les dix années perdues pendant la Révolution culturelle, toutes les personnes venant de les vivre peuvent déduire dix ans de leur âge dans leurs dossiers. L’âge de la retraite est repoussé d’autant, tout le monde se sent pousser des ailes et commence à élaborer des projets et à rêver de nouveau….

 

C’est cette nouvelle que, dans son essai de 2011 sur le roman, Yan Lianke cite comme l’une des premières nouvelles de la littérature contemporaine récente comportant des éléments de mythoréalisme… On la trouve traduite en français dans le recueil « Les meilleures œuvres chinoises 1949-1989 » publié en 1989 dans la collection Panda (voir ci-dessous) [7].

 

 

Publications

 

Roman

1978 Lumière et ténèbres 《光明与黑暗》

 

Nouvelles moyennes 中篇小说

1975 Dix mille ans de jeunesse 《万年青》  

1978 Jeunesse éternelle 《永远是春天》

1980 Arrivé à l’âge mûr 《人到中年》

1983 Vérités et mensonges 《真真假假》 [8]

Octobre 1983 Le secret du village Taizi 《太子村的秘密》

Recueil regroupant la nouvelle-titre et les cinq autres nouvelles moyennes précédemment écrites :

 

Arrivé à la vieillesse

 

Les essais de Shen Rong

Jeunesse éternelle 《永远是春天》/Chant de louange 《赞歌》/ Neige blanche 《白雪》/

Vérités et mensonges 《真真假假》/Arrivé à l’âge mûr 《人到中年》

1986 Faute, faute, faute 《错、错、错》 Recueil de nouvelles

1991 Arrivé à la vieillesse 《人到老年》

   

Nouvelles courtes

1981 Recueil de nouvelles choisies 《谌容小说选》

1986 Dix ans de moins 《减去十岁》

Prix de la meilleure nouvelle courte pour 1985-1986.

 

Essais 散文随笔

1994 Amère brièveté de l’âge mûr 《中年苦短》

 

Traductions en français

 

Au milieu de l’âge, in Six femmes écrivains, Littérature chinoise 1981.

Un dîner teinté de rose, nouvelle tr. par Yam Cheng, Europe n° 672, 1985, pp. 39-54

Dix ans de moins, in Les meilleures œuvres chinoises 1949-1989, Littérature chinoise, collection Panda 1989, pp. 395-412.

Un coq dans l’arène, tr. par I. Bijon, in La Remontée vers le jour : nouvelles de Chine 1978-1988, Alinéa 1998.

 

Adaptation au cinéma

 

1982 People at Middle Age 《人到中年》

coréalisé par Wang Qimin / Sun Yu 王启民/孙羽

Avec Pan Hong (潘虹) dans le rôle principal de l’ophtalmologue Lu Wenting 陆文婷

 

 


[1] Son nom est parfois orthographié Chen Rong, mais elle était d’une famille d’origine sichuanaise et la graphie Shen Rong correspond mieux à la translitération de la prononciation en dialecte local.

[2] Campagne lancée par Mao fin 1963 pour reprendre les rênes du pouvoir en éliminant les éléments « réactionnaires » du Parti selon le slogan « administrer est aussi un processus d’éducation socialiste ». La campagne fut un échec, entraînant un raidissement politique conduisant à la Révolution culturelle.

[3] Jiao Yulu (1922-1964) : secrétaire du Parti du district de Lankao (兰考) dont la pièce retrace les quinze derniers mois, en le dépeignant comme un modèle d’abnégation, luttant pour appliquer les principes maoïstes afin de lutter contre la pauvreté rurale.

[4] Son époux Liang Da (梁达), a été rédacteur en chef adjoint du Quotidien du peuple.

[5] « Note autobiographique parfaitement ennuyeuse » (《并非有趣的自述》), écrit en en décembre 1983 et publié en 1984 dans le « Recueil spécial de recherche sur Shen Rong » (谌容研究专集) édité par He Huoren (何火任). Elle commence déclarer qu’elle n’a jamais eu l’intention d’écrire sa vie : elle n’a rien à divulguer, aucun secret à dévoiler ; mais on a écrit et diffusé tellement d’informations erronées sur son compte qu’elle a ressenti le besoin de quelques mises au point.

[6] Voir la traduction en anglais de cet essai « Novels Strangled in the Cradle: My Senseless Literary Battles », in Modern Chinese Writers: Self-portrayals, par Helmut Martin & Jeffrey C. Kinkley, M E. Sharpe, 1992, p. 62-72.

[8] 真真假假 zhēnzhēn jiǎjiǎ : expression venant d’une célèbre pièce zaju du dramaturge de la période yuan Kang Jinzhi (康进之), « L’expiation de Li Kui » (《李逵负荆》), et reprise par Deng Xiaoping (邓小平) dans son discours de clôture de la réunion de travail du Comité central du 13 décembre 1978 « Libérer les esprits, rechercher la vérité dans les faits et s’unir pour aller de l’avant » (《解放思想,实事求是,团结一致向前看》), dans lequel il déplorait que courent dans le pays toutes sortes de rumeurs, vraies et fausses (现在党内外小道消息很多,真真假假,这是对长期缺乏政治民主的一种惩罚。). La nouvelle de Shen Rong se replace dans ce contexte.

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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