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Yan Lianke 阎连科

Présentation

par Brigitte Duzan, 7 avril 2010, actualisé 12 novembre 2022

     

Yan Lianke est né en 1958 dans le village de Tianhu, dans le district de Song, au Henan (河南省嵩县田湖镇), près de Luoyang (洛阳. C’est non loin de là que se situent les monts Balou (耙耧) qui servent de cadre à plusieurs de ses récits, écrits à partir de 1988, dont le recueil de nouvelles « Le chant céleste des monts Balou » (耙耧天歌) et le roman « Bons baisers de Lénine » (《受活》) –  on parle de la « série de Balou » (耙耧系列).

 

 

Yan Lianke en juillet 2016 (photo 腾讯文化)

Ses parents étaient des paysans illettrés et pauvres, il était le dernier de quatre enfants, deux sœurs et un frère, également paysans ; son père est mort à la fin des années 1980, mais sa mère, ses sœurs et son frère travaillent toujours la terre.  

 

Sa biographie est souvent résumée en trois dates :

1978年入伍,1985年毕业于河南大学政教系。1991年毕业于解放军艺术学院文学系。

1978, il entre dans l’armée ; 1985, il est diplômé du département politique de l’université du Henan ; 1991, il sort diplômé de l’académie des Beaux-Arts de l’Armée populaire de Libération, section littérature.

 

Tout le reste, justement, est littérature.

 

1958-1978 : Libéré par l’écriture… et l’armée

 

Paysage du Henan

 

On imagine Yan Lianke petit paysan, faisant des kilomètres à pied pour aller à l’école, jusqu’au jour où son frère lui fait cadeau d’une vieille bicyclette rouillée, achetée d’occasion lors d’une vente de vélos au rebut de la Poste, comme il le raconte dans l’un de ses récits (《哥哥给我买的自行车》). Il continue péniblement l’école jusqu’à ce que la Révolution culturelle, et la maladie du père, y mettent un terme. Son histoire aurait pu s’arrêter ainsi, au bord d’un champ : paysan à son tour, inéluctablement.

 

Mais l’une de ses sœurs, malade, doit rester au lit un hiver entier, sans autre occupation que la lecture ; le petit frère est chargée de l’approvisionner en livres, et fait la navette entre la maison et la bibliothèque du village, lisant sa cargaison au passage [1] : le Voyage en Occident bien sûr, mais surtout les titres de l’époque, les romans typiques des années cinquante, à la gloire du Parti, de l’Armée, de l’esprit révolutionnaire et des héros de la Patrie, auxquels viennent se rajouter leurs héritiers, les héros envoyés se rééduquer à la campagne et défricher les confins du pays au début de la Révolution culturelle.

 

C’est une histoire de ce genre, une jeune fille envoyée dans le Dongbei, qui le frappe alors, non la nouvelle en soi, mais l’histoire de l’auteur : Zhang Kangkang (张抗抗). La jeune femme, née en 1950 à Hangzhou, avait été envoyée dans le Heilongjiang en 1969 ; en 1972, elle avait publié une première nouvelle, puis un roman (《分界线》), en 1975, et, après deux ans d’études à l’institut des beaux-arts du Heilongjiang, était devenue en 1979 membre de l’association des écrivains de la province, et écrivain professionnel. Yan Lianke en tire une conclusion : le meilleur moyen d’échapper à sa condition de paysan, et à la pauvreté atavique qui va avec, c’est d’écrire.

 

Il s’y met alors, à dix-sept ans, tout en travaillant jusqu’à seize heures par jour dans une usine de ciment. Il écrit le soir, après le travail, en catimini, pour qu’on ne vienne pas lui reprocher de gaspiller l’huile de la lampe, et

 

Zhang Kangkang

termine ce premier roman en 1977 : 300 000 caractères sur la lutte des classes, l’exploitation des paysans par les propriétaires, en prenant l’exemple de sa mère, mariée à quinze ans, comme tant d’autres, parce que la famille était trop pauvre pour continuer à la nourrir.  

 

Mais, pour sa mère, la seule échappatoire à la terre, c’est l’armée. Yan Lianke finit par céder à ses injonctions : il s’engage en 1978, et se retrouve cantonné à Kaifeng (开封), l’ancienne capitale impériale, rivale de Luoyang, de l’autre côté du Henan, à une centaine de kilomètres vers l’ouest. Il est ‘à la ville’, il a l’électricité et un salaire.

 

1978-1994 : A la recherche d’un ton personnel

 

Ce salaire, il le gagne en écrivant des slogans, des discours pour ses supérieurs. Bien noté, apprécié, il est vite promu secrétaire au sein du département politique (c’est-à-dire chargé de la propagande) de son régiment. La suite fait partie de sa légende personnelle.

 

Un jour, un haut cadre de l’armée passe par là, remarque des slogans calligraphiés sur un tableau noir ; c’est l’ancien secrétaire de Jiang Qing, la femme de Mao ; Yan Lianke n’en sait rien, discute avec lui, se vante d’avoir déjà écrit un roman, que l’autre demande à voir, évidemment. Coup de téléphone au village : le frère répond, envoyer les pages du manuscrit ? ah, c’est que, cet hiver, il a fait froid, ils ont manqué de bois pour se chauffer, la mère a tout brûlé…   C’était impubliable, personne ne voulait plus de ces romans révolutionnaires d’un autre âge, mais quand même…

 

Yan Lianke se remet à écrire, pendant les moments de loisir que lui laisse son entraînement militaire : des nouvelles, d’abord, publiées dans un journal de l’armée. La première est l’histoire édifiante d’un paysan qui veut absolument entrer dans l’armée et qui, pour cela, tente de soudoyer un cadre ; mais celui-ci lui renvoie son cadeau, ce qui entraîne une prise de conscience morale chez le paysan qui devient dès lors un bon soldat.

 

Mais ce genre de sujet commence à le lasser. Il obtient en 1985 un diplôme de sciences politiques de l’université du Henan. C’est l’époque de la guerre sino-vietnamienne : il écrit alors sa première nouvelle « de taille moyenne » intitulée « Petit village, petite rivière » (《 小村小河》) qui passe la censure et est publiée en 1986 aux éditions Kunlun (《昆仑》), éditions du département politique de l’armée. C’est d’autant plus étonnant que la nouvelle est une critique de la guerre : elle raconte les aventures d’un soldat qui ne pense qu’à fuir les combats et l’armée pour revenir chez lui, et retrouver sa famille ; une fois revenu, il meurt en tentant de sauver un paysan emporté par la rivière locale en crue, et il est alors fêté par tout le village comme un héros.

 

La nouvelle remporte un grand succès auprès des soldats qui sont encore en garnison à la frontière : elle exprimait ce que tout le monde pensait. Au-delà, c’est un superbe manifeste contre la guerre en général, et le début d’une réflexion critique sur la société qui va donner des chefs d’œuvre dans les années qui suivent.

 

Cette réflexion est encore approfondie après qu’il a terminé ses études à l’institut des Beaux-Arts de l’Armée de Libération, en 1991. En effet, de graves problèmes de dos l’obligent à rester étendu de longs mois ; il en profite pour lire beaucoup : Kafka, la littérature sud-américaine, dont bien sûr García Márquez, tous auteurs qui ont beaucoup influencé les écrivains chinois de la même génération. Il cherche encore sa voie, mais ce n’est plus pour longtemps.

 

En 1992, il adhère à l’Association des Ecrivains chinois, qui le protègera par la suite. Puis il franchit le pas : 1994 est l’année de la rupture. Et, à partir de ce moment-là, l’image de l’écrivain diverge selon l’endroit où l’on se place : écrivain iconoclaste et censuré vu d’un côté, écrivain de la ruralité du Henan, de l’autre. Même les titres cités sont différents selon que l’on consulte une biographie occidentale ou chinoise : la manipulation des lecteurs est insidieuse.

 

1994-2004 : Image diffractée

 

a) Ecrivain iconoclaste, censuré et viré de l’armée

 

« Le soleil couchant de l’été »

 

1. En 1994, il déclenche une première controverse avec son roman « Le Soleil couchant de l’été » (夏日落), immédiatement censuré. Il parle toujours de militaires, mais il n’est plus question de héros : Yan Lianke y décrit son expérience, les paysans qui veulent entrer dans l’armée non par idéal révolutionnaire, mais pour assurer le toit et le couvert, survivre en un mot, et ne pas rester à la campagne. Dans ce livre, il raconte l’histoire de deux officiers qui rêvent de promotion pour offrir une résidence en ville à leur famille, mais dont les plans de carrière sont ruinés par le suicide d’un jeune cuisinier sous leurs ordres ; ils finissent par renoncer à leur amitié en se dénonçant mutuellement pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être…

 

Non seulement le roman est censuré, mais Yan Lianke doit en outre passer plusieurs mois à écrire son

autocritique. Il faut dire qu’il est à l’époque censé écrire des ouvrages de propagande… Il est même à deux doigts d’être renvoyé à la campagne avec son épouse et son fils, mais la menace n’est finalement pas exécutée.

 

2. Il continue d’écrire, toujours alité, mais en changeant de style et de genre. Le nouvel ouvrage qui fait parler de lui, publié en 1997, s’intitule « Les jours, les mois, les années » (年月日). C’est comme le couronnement d’une série de nouvelles sur le terroir, comme 《乡里故事》 (histoire au pays), en 1992, ou 《欢乐家园》(le joyeux cercle de famille), en 1995. C’est une fable qui se passe dans une région où une sécheresse terrible fait fuir les habitants ; seul un vieillard et son chien aveugle restent là, à surveiller la croissance d’un unique pied de maïs, luttant contre les rats, qui finissent par partir aussi, puis se battant contre les loups pour le dernier filet d’eau. Un an plus tard, la pluie revient, les paysans regagnent le village, mais trouvent le vieillard mort avec son chien.

 

C’est un hymne à la vie, une poésie lyrique écrite dans un langage raffiné, une pastorale dans un style qui rappelle Shen Congwen (沈從文) : un plaisir à lire. Il est couronné en 2000 du prix Lu Xun.

 

 3. Yan Lianke, cependant, revient ensuite vers la satire sociale, avec un roman publié en janvier 2004 dont le titre, en dialecte du Henan, signifie quelque chose comme « le plaisir des jours », un plaisir rabelaisien, énorme, malheureusement traduit en français par « Bons baisers de Lénine » (Shòuhuó受活) [2].

 

C’est une fable, à nouveau, mais désopilante cette fois : un responsable de district tente de promouvoir sa carrière en se faisant l’agent d’un village de sa circonscription, peuplé d’handicapés de toutes sortes, qui ont monté un spectacle ambulant genre

 

« le plaisir des jours »

« monstrueuse parade » à la Tod Browning ; avec l’argent ainsi gagné, il veut acheter à la Russie le corps embaumé de Lénine et celui d’autres dirigeants de pays socialistes pour en faire une exposition, et transformer le village en centre d’attraction touristique, une sorte de Disneyland communiste, bref le village du bonheur : shòuhuó zhuāng “受活庄”.

 

C’est, parmi ses romans, l’un des préférés de Yan Lianke. La noirceur du sujet est compensée par l’humour, la poésie mêlée au réalisme le plus crû, une verve truculente et débridée, exprimée dans le dialecte local. Et évidemment, l’histoire se termine mal : le cadre finit par perdre ses deux jambes dans un accident de voiture, comme si la marche effrénée au succès, commercial et financier, ne pouvait qu’échouer.

 

« Servir le peuple »

 

C’est une satire mordante de la manière dont les autorités locales chinoises montent des projets industriels et commerciaux pour s’enrichir, ou au moins réussir à boucler leurs budgets. Le roman a été, bien sûr, censuré, et a en outre valu à son auteur d’être chassé de l’armée ; mais il a quand même obtenu le troisième prix Lao She (3届老舍文学奖优秀长篇小说奖), pour 2004-2005, et, en mars 2005, le deuxième prix Ding Jun (鼎钧双年文学奖), deux prix biannuels parmi les plus prestigieux en Chine.

 

4. L’année 2005 voit ensuite la sortie de deux livres qui, traduits dans une vingtaine de langues, ont contribué à la gloire de leur auteur, mais continué de lui valoir des ennuis avec la censure chinoise.

 

Le premier est « Servir le peuple » (为人民服务). Le titre est celui d’un article écrit par Mao en 1944, pour

commémorer la mort d’un soldat de l’armée rouge érigé en modèle, Zhang Side (张思德). Ancien de la Longue Marche, trois fois blessé au combat, il fut garde du corps de Mao à partir de 1943, avant de mourir écrasé dans l’effondrement d’un four pour fabriquer du charbon de bois (selon la version officielle) [3].  

 

Dans son article, Mao dit : « Mourir pour le bien du peuple a plus de poids que le mont Tai… Le camarade Zhang Side est mort pour le peuple, sa mort a donc plus de poids que le mont Tai. » Or Yan Lianke s’attaque de front au mythe révolutionnaire créé par Mao lui-même, en détournant l’un des slogans les plus célèbres de la Chine communiste. Dans son livre, qui a souvent été comparé à « L’amant de Lady Chatterley », la toute jeune femme d’un général impuissant tente de satisfaire ses désirs sexuels avec un jeune soldat, leurs ébats atteignant des sommets épiques lorsqu’ils brisent des statuettes ou des bustes de Mao, excités sans doute par le danger auquel ils s’exposent ce faisant : la mort au peloton d’exécution ; ils se mettent donc à les collectionner pour les casser au moment opportun.

 

Le roman fut publié dans le magazine Huacheng (花城杂志), suscitant une vive controverse, mais plus pour

 

Zhang Side

ses scènes de sexe que pour son contenu « contre-révolutionnaire ». Le gouvernement chinois ordonna immédiatement la saisie des 30 000 numéros imprimés, mais cela ne fit qu’accroître l’intérêt pour le roman, phénomène qui se répéta pour le livre suivant : « Le Rêve au village des Ding » (丁庄梦). 

 

« Le rêve au village des Ding »

 

5. « Le Rêve au village des Ding » est sans doute le livre de Yan Lianke le plus connu en Occident car il traite des ravages du Sida dans un village du Henan où les gens, poussés par des cadres véreux, ont vendu leur sang pour arrondir leurs fins de mois, dans des conditions moins qu’hygiéniques qui ont contribué à propager la maladie. Il est né de sa rencontre, en 1996, avec un médecin à la retraite qui avait commencé à attirer l’attention sur le problème, pour être aussitôt harcelée par les autorités. C’est un réquisitoire terrible contre les dérives d’une société gangrenée par l’appât du gain, d’autant plus terrible qu’il est écrit froidement, sans recherche d’effets dramatiques ; ce qu’il a raconté dans ses divers entretiens sur le sujet est bien plus terrible que ce qu’il dépeint dans son livre [4].  Mais cela reste un roman, non un reportage, l’atmosphère est surréelle et baroque, c’est ce qui fait la valeur du livre.

 

100 000 exemplaires en furent publiés, et 80 000 aussitôt vendus avant que le gouvernement ait pu faire vider les rayons des librairies, trois jours plus tard. Le livre fut ensuite publié à Hong Kong et Taiwan, piraté en Chine, traduit à l’étranger, on en a tellement parlé qu’il n’est pas utile d’en dire plus. Cependant, la réaction des autorités montre bien l’évolution du système de censure en dix ans : en 2005, plus question d’imposer une autocritique à l’auteur, la pression est exercée sur les éditeurs et les maisons d’édition. Le responsable de la maison de Shanghai (上海文艺出版社) expliqua qu’ils avaient reçu des ordres « d’en haut » leur interdisant de « publier et vendre le livre, et de lui faire de la publicité ».  

 

Yan Lianke lui-même ne fut pas averti, il ne prit connaissance de l’interdiction que lorsqu’il cessa de recevoir le paiement de ses droits. Il ne fut pas poursuivi non plus : l’Association des Ecrivains lui conseilla de prendre un peu de repos et de distance avec l’actualité, et l’envoya en voyage à l’étranger, le temps que les esprits se calment. Il gagna même un procès contre son éditeur qui non seulement ne lui avait pas payé ses droits, mais s’était engagé en outre, dans le contrat initial, à verser l’équivalent de 6 500 dollars au vrai village de l’histoire, pour le traitement des malades [5].

 

Mais le système est devenu d’autant plus redoutable : il a pour résultat d’imposer une pression indirecte sur les écrivains, et de les contraindre à l’autocensure s’ils veulent pouvoir trouver un éditeur.

 

6. Dans son roman suivant, « Feng Ya Song » (《风雅颂》), en 2008, Yan Lianke choisit, comme par vengeance, de s’en prendre à ce climat généralisé d’autocensure ; c’est une autre fable, bien peu flatteuse, décrivant les intellectuels comme participants du système, et bénéficiaires du chaos ambiant, moral autant qu’économique (ou médical), renonçant à leur devoir moral de dénonciation des abus. Il a déclaré avoir écrit deux versions du livre, dont une version non expurgée pour publication à l’étranger, soulignant encore plus les dégâts d’une censure insidieuse qui bride les talents, dans tous les domaines.

 

Le titre du livre, 《风雅颂》, renvoie au Livre des Odes ou Shijing 《诗经》, le plus ancien recueil de poésie chinoise, l’un des ‘cinq classiques’. Les poèmes y sont divisés en trois catégories stylistiques et musicales : chansons (des royaumes) fēng; odes   et

 

 ‘Feng Ya Song’

hymnes sòng. Les chansons des royaumes (国风) se présentent comme des chants populaires des différents Etats de l’ancien empire des Zhou, évoquant la vie quotidienne, ses peines et ses joies, sur fond de croyances populaires. Les odes, qui étaient destinées à accompagner les festivités et cérémonies de la cour, ont pour thème essentiel la louange des gouvernants et de leur politique. Les hymnes, quant à eux, étaient chantés lors des sacrifices rituels. 

 

Mais ce classique est à lire en grande partie au second degré, les chants ayant souvent des significations cachées (sur le mode allégorique), la peine d’un amant délaissé, par exemple, pouvant signifier la tristesse d’un sujet abandonné par un mauvais souverain, ce qui vient en contrepoint des dithyrambes des odes. On peut donc y voir un reflet d’un premier système d’autocensure, ce qui donne un contexte ironique au propos de Yan Lianke. Il est écrit dans un style personnel qu’il a déclaré inspiré du réalisme fantastique sud-américain.

 

Evidemment, le livre a été l’objet d’une attaque en règle non tant des autorités elles-mêmes cette fois-ci, que des intellectuels, et en particulier ceux de l’université de Pékin (Beida 北大), directement visés : l’histoire raconte les déboires d’un professeur d’université (ironiquement nommé Yanke mais avec un caractère différent 杨科) enfermé dans un hôpital psychiatrique, après un vote à mains levées de ses collègues, pour avoir pris sa femme en flagrant délit d’adultère avec le vice-chancelier de l’université. Dans l’hôpital, il est envoyé à une séance d’explication du Shijing... Affolé, il finit par s’enfuir et retourne dans son village où il continue à étudier le classique. Chaque chapitre a ainsi le titre d’un poème du livre, allégorique, bien sûr.

 

Yan Lianke avait commencé sa carrière en déboulonnant les idoles militaires, il continue ici en déboulonnant leurs équivalents modernes. On comprend qu’il lui ait été interdit d’aller à Francfort pour la Foire du Livre [6] : c’était la réponse du berger à la bergère, ou le coup de pied de l’âne, si l’on préfère.

 

b) Un écrivain du terroir, qui réfléchit sur ses origines

 

Si l’on consulte une biographie chinoise (officielle), il n’y a guère, parmi les titres précédents, que « Les jours, les mois, les années » qui figure dans la liste de ses œuvres, au point que l’on pourrait se demander si l’on parle bien du même auteur.

 

En Chine, l’accent est mis sur ses écrits concernant son pays natal, la vie dans les campagnes reculées et pauvres du Henan, des récits non traduits, souvent nostalgiques : des romans comme Rìguāng liúnián《日光流年》 (l’éclat du soleil qui passe avec le temps), publié en 1998, ou Jiānyìng rú shuǐ 《坚硬如水》 (solide comme l’eau), publié en 2001… mais aussi « En songeant à mon père » (《想念父亲》), traduit en français et publié en 2010.

 

Yan Lianke est, dans ce genre, l’auteur d’un nombre impressionnant de nouvelles écrites tout au long de sa carrière, et publiées régulièrement dans divers magazines et recueils, mais dont on parle beaucoup moins parce qu’elles n’ont pas le caractère iconoclaste et médiatique de ses romans, et parce qu’elles n’ont pas été traduites, pour la plupart. Elles décrivent, un peu à la manière de Wang Zengqi (汪曾祺), le monde rural du Henan et la vie dans ce coin de terre, souvent magnifiée par le regard rétrospectif du souvenir.

 

Le tournant de la maturité

 

Les quatre livres

 

Puis, en 2008, ayant atteint la cinquantaine, Yan Lianke a réfléchi sur sa manière d’écrire, et a décidé de ne plus pratiquer l’autocensure, que tout le monde pratique consciemment ou inconsciemment, et qui est bien pire que la censure elle-même, selon lui. Il regrette aujourd’hui de s’être lui-même bridé lors de la rédaction de ses principaux romans, dont « Le rêve au village des Ding » qu’il déplore de ne pas avoir écrit comme il aurait voulu, ce qui n’a pas empêché le livre d’être interdit de toute façon.

 

Cette décision a généré chez lui une nouvelle approche de l’écriture, et donné en 2011 « Les Quatre livres » (《四书》), un livre superbe sur les conséquences désastreuses du Grand Bond en avant, la grande famine des années 1959-1961, mais vue du point de vue des intellectuels détenus dans des camps de

« rééducation » après leur condamnation dans le cadre de la campagne anti-droitiers de 1957. C’est surtout un récit d’une extrême originalité, où la forme importe tout autant que le fond.

 

Original, mais sur un sujet toujours tabou, le livre n’a pas trouvé d’éditeur en Chine continentale. Il a finalement été publié à Hong Kong, fin 2010, puis à Taiwan en février 2011, année difficile pour lui, une année de chien errant, comme il l’a écrit dans une lettre publiée dans le New York Times [7] : cette année 2011 a en effet été marquée par la démolition éclair de la maison qu’il avait achetée à Pékin deux ans auparavant, dans le cadre de travaux d’élargissement d’une route. Frappée d’alignement, la maison a brutalement été détruite avec tout le quartier en décembre….

 

Il en reste un livre, écrit en souvenir, et une page web avec quelques photos des temps heureux :

http://www.books.com.tw/activity/2012/05/711/

 

Le plus triste est que, après la démolition de sa maison, il est revenu dans sa famille, dans le Henan, pour célébrer les fêtes du Nouvel An. Il a trouvé tout le monde, chez lui comme dans le village, content de l’amélioration des conditions de vie… et n’aspirant qu’à

 

Livre de souvenirs
(le titre est l’ancienne adresse

de la maison, et le caractère

sur la couverture, 拆 chāi démolir,

est celui peint sur les maisons

qui doivent être détruites)

une chose : qu’il n’écrive rien qui puisse ennuyer le gouvernement…

 

Recherche d’un style nouveau

 

Chroniques de Zhalie 

 

En 2013, il a publié un nouveau roman, dans un style encore totalement différent, intitulé ‘chronique d’une explosion’ (炸裂志), qui décrit la prodigieuse expansion économique locale des dernières années et a été traduit en français, par Sylvie Gentil, sous le titre « Chroniques de Zhalie ».

 

2014 : prix Kafka

 

Le jeudi 22 mai 2014, Yan Lianke est devenu le 14ème lauréat du prix Kafka. Il a réagi en disant que Kafka était certainement l’un des auteurs qui avaient exercé une grande influence sur lui, comme sur beaucoup d’écrivains chinois de sa génération dont les écrits sont pour la plupart empreints d’un absurde au quotidien qu’ils ont eux-mêmes vécu.

 

Créé en 2001, le prix a déjà récompensé, entre autres, Philip Roth (USA), Elfriede Jelinek et Peter Handke (Autriche), Harold Pinter (Grande Bretagne), Haruki Murakami (Japon), Amos Oz (Israel) et l’ancien président tchèque Václav Havel. Il manquait certainement un écrivain chinois à la liste, et Yan Lianke remplit parfaitement les critères de sélection : un auteur contemporain dont l’œuvre plaît aux lecteurs quelle que soit leur origine, leur nationalité ou leur culture.

 

Lors de la cérémonie de remise des prix, Yan Lianke a prononcé un discours d’acceptation qui annonçait son roman suivant : « Le Ciel et la vie choisissent celui qui perçoit l'obscurité » (《上天和生活选定那个感受黑暗的人》)

 

2015 : Rixi ou La Mort du soleil

 

En 2015, Yan Lianke a publié, chez Rye Field à Taiwan, un roman d’un style encore différent, aux confins du surréalisme : Rixi (《日熄》), soit « Quand le soleil s’est éteint », traduit en français, par Brigitte Guilbaud, « La Mort du soleil ».

 

Il s’agit d’une histoire de somnambules : les hommes sont plongés dans l’obscurité car le soleil a disparu ; privés des inhibitions du monde diurne, ils se livrent à toutes sortes d’exactions et vont jusqu’à piller et s’entretuer. C’est le chaos …  Derrière cette histoire contée par un enfant dans un style nouveau perce une allégorie de la Chine actuelle.

 

Le roman a été couronné du prix Hongloumeng lors de sa sixième édition.

 

2021 : La Plaine centrale

 

C’est en 2020, en pleine épidémie de covid19, que Yan Lianke a terminé la première version d’un nouveau roman intitulé « La Plaine centrale » (Zhongyuan《中原》). Il l’a révisé à la fin de l’année, et le roman a été publié en mars 2021 dans la revue Huacheng (《花城》). Une version légèrement révisée a ensuite été publiée fin octobre 2021 à Taiwan aux éditions Rye Field Publishing (Maitian chubanshe 麥田出版社) sous le titre « Chinese Story » (Zhongguo gushi《中国故事》).

 

Zhongyuan, publié dans Huacheng

 

Le roman déroule l’histoire des relations entre un homme, sa femme et son fils comme symbolique des relations d’amour et de haine d’une famille typique de la Plaine centrale, en en recherchant les origines.

 

Le roman évoque toute une imagerie utopique proche de la « Source aux fleurs de pêchers » (Taohua yuan ji《桃花源记》) de Tao Yuanming (陶渊明). Il évoque aussi le thème du discours de réception du Newman Prize, le 16 mars 2021 « Un village plus grand que le monde » (《一个比世界更大的村庄). Mais, au-delà de cette intertextualité, le titre du roman semble être aussi une satire de la fameuse « histoire de Chine » (Zhongguo gushi 中国故事) que le président Xi Jinping a demandé de « raconter au monde comme il faut » (向世界进好中国故事).

 

Essais, nouvelles et autres textes

 

Outre ces romans, qui ont fait l’objet de traductions régulières en français depuis 2006, Yan Lianke a également publié un grand nombre de textes courts, essais et nouvelles, qui apportent les uns des commentaires sur son œuvre et les autres une approche différente, mais complémentaire.

 

Il est en particulier l’auteur de nombreuses nouvelles dites « moyennes » (中篇小说) qui restent pour la plupart à découvrir, hormis les trois traduites et publiées aux éditions Picquier, mais comme roman, ce qui est trompeur [8].

 

Recueils de nouvelles 小说集

1992 Histoires de chez moi《乡里故事》

1993 Fables de paix《和平寓言》

1994 En direction du paradis《朝着天堂走》

1995 La maison de la joie《欢乐家园》

1997 Nouvelles choisies par l’auteur 《阎连科小说自选集》

1998 Le trou doré《黄金洞》

2000 En direction du sud-est《朝着东南走》

2000 Romantisme révolutionnaire 《革命浪漫主义》

2001 Le chant céleste des monts Balou 《耙耧天歌》

2002 Les jours, les mois, les années 《年月日》

2002 Visite au village 《走过乡村》

2007 Le soleil du ravin de jade 《瑶沟的日头》 

 

Recueils d’essais 随笔、散文集

2002 Les baguettes rouges de la sorcière《巫婆的红筷子》

2007 Les conférences littéraires de Yan Lianke 《阎连科文学演讲》

2012 Un flot d’inepties《一派胡言》

2013 Les critiques littéraires de Yan Lianke 《阎连科文论》

 

Voir : Les nouvelles « moyennes » de Yan Lianke

 

Newman Prize for Chinese Literature 2021

 

Créé en 2008 et décerné tous les deux ans par l’Institute for US-China Issues de l’université de l’Oklahoma, le prix Newman de littérature chinoise a été décerné en 2021 à Yan Lianke. Un double hommage lui a été rendu : d’une part à l’Université du peuple (Renmin daxue ) à Pékin le 16 mars, et d’autre part, deux jours plus tard, à l’université de l’Oklahoma où a été organisé un colloque, diffusé via visioconférence.

 

À l’occasion de la cérémonie de remise du prix à Pékin, Yan Lianke a prononcé un discours de réception venu s’ajouter à ses nombreux discours et conférences littéraires, dont le discours de réception du prix Kafka en 2014.

 

Yan Lianke avait déjà été trois fois parmi les candidats présélectionnés (en 2009, 2015 et 2017). Le prix a été créé en 2008. Parmi les précédents lauréats figurent Mo Yan (莫言) pour 2009, Han Shaogong (韩少功) pour 2011 et Wang Anyi (王安忆) pour 2017.

 


 

Traductions en français 

Publiées aux éditions Picquier (date de l’édition originale entre parenthèses)

 

Romans

2006 : Servir le peuple 《为人民服务》 (2005) – trad. Claude Payen

2007 : Le Rêve du village des Ding 《丁庄梦》 (2006) – trad. Claude Payen

2009 : Bons baisers de Lénine 《受活》 (2004) - trad. Sylvie Gentil   

2012 : Les Quatre livres 《四书》 (2011) - trad. Sylvie Gentil

2014 : La Fuite du temps 《日光流年》 (2004) - trad. Brigitte Guilbaud   

2015 : Les Chroniques de Zhalie 《炸裂志》 (2013) - trad. Sylvie Gentil (prix Kafka 2014)

2020 : La Mort du soleil 《日熄》 (2015) - trad. Brigitte Guilbaud (prix Hongloumeng 2016)

 

Nouvelles « moyennes » (zhongpian xiaoshuo 中篇小说)

2009 : Les jours, les mois, les années 《年月日》 (1997/2002) - trad. Brigitte Guilbaud

           (prix Lu Xun pour la période 1997-2000)  

2017 : Un chant céleste 《耙耧天歌》 (1998) - trad. Sylvie Gentil

 

Souvenirs (sanwen 散文)

2010 : En songeant à mon père 《想念父亲》 (2009) - trad. Brigitte Guilbaud

2022 : Elles 《她们》(2020) - trad. Brigitte Guilbaud

 

Essai au fil de la plume (wenxue suibi 文学随笔)

2017 : A la découverte du roman 《发现小说》 (2011) - trad. Sylvie Gentil

 


 

Adaptation en bande dessinée

 

Adaptation du roman « Servir le peuple » illustré de superbes images en vert et rouge :

Servir le peuple, Alex W. Inker, éditions Sarbacane, octobre 2018

http://editions-sarbacane.com/servir-le-peuple-2/

Interview de l’auteur sur Telerama : https://www.telerama.fr/livre/la-bedetheque-ideale-202-

erotisme-et-maoisme-dans-servir-le-peuple-dalex-w.-inker,n5821498.php

 


 

Bibliographie

 

The Routledge Companion to Yan Lianke, Edited by Riccardo Moratto and Howard Yuen Fung Choy, Routledge, mars 2022, 571 p.

Review by Martina Codeluppi :

https://u.osu.edu/mclc/2022/11/04/the-routledge-companion-to-yan-lianke/#more-43698

 


 

A lire en complément

 

Notes de lecture

 

Les Quatre livres

Les Chroniques de Zhalie

A la découverte du roman

La Mort du soleil

 

Prix et discours de réception

 

2016 : Le prix Hongloumeng décerné à « La Mort du soleil »

2014 : Discours de réception du prix Kafka

2021 : Discours de réception du prix Newman

 

Autres

 

- Une nouvelle tirée d’un recueil éponyme de trente-sept nouvelles publié en septembre 2007 :

« Poils de cochon noirs, Poils de cochon blancs »《黑猪毛,白猪毛》 [9]

- L’analyse du roman « Le Rêve au village des Ding » (《丁庄梦》) et du film « Love for Life » (《最爱》), adaptation cinématographique du roman par Gu Changwei ((顾长卫) :
http://www.chinesemovies.com.fr/films_Gu_Changwei_love_for_life.htm

Souvenirs d’un dimanche pluvieux à Paris : hommage à Yan Lianke…

-  Sortie d’un nouveau roman de Yan Lianke en traduction française : « La fuite du temps »

-  Un très bon article sur "La fuite du temps" : www.lacauselitteraire.fr/la-fuite-du-temps-yan-lianke       

 

 

 

[1] Rappelant Su Tong à peu près au même moment, cloué au lit par la maladie, se repaissant des livres – mais interdit, ceux-là - que lui apportait sa sœur.

[2] En anglais également, par Carlos Rojas : « Lenin’s Kisses » (2013).

[3] Zhang Side est toujours un modèle en vogue. Il a encore fait l’objet d’un film en 2004 – voir mon article :

http://cinemachinois.unblog.fr/2009/01/23/yin-li-suite-le-cineaste-emerite-des-studios-officiels/

[4] En particulier dans une interview au Nanfang Zhoumo (《南方周末》) où il raconte, entre autres, comment se faisaient les prises de sang : dans des sacs en plastique de sauce de soja ou de vinaigre qui étaient lavés, le soir, dans un petit bassin où l’eau rougie attirait les moustiques, devenus énormes… et le sang était ensuite mélangé à de la bière pour augmenter le volume.

[5] L’éditeur avait refusé de payer la somme en prétextant qu’il avait déjà subi une perte importante à cause de l’interdiction du livre ; Yan Lianke ne gagna cependant que le paiement de 50 000 dollars d’arriérés sur ses droits, sur quoi il en reversa 13 000 au village.

[6] En octobre 2009, voir actualités

[8] Et pose un problème général de nomenclature en français, car, la littérature française n’ayant pas de tradition analogue, le français ne possède pas de terme correspondant. Les éditeurs penchent en général pour "court roman", ce qui est faux, voire pour le terme anglais de "novella", faute de mieux.

[9] Cette nouvelle a été traduite et publiée fin 2006 sous le titre « Poil de cochon » chez un éditeur mis en liquidation judiciaire peu de temps après (les éditions des Riaux). La traduction donnée ici est différente.

 

     

 

 

 

 

     

 

 

 

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