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Wang Xiaobo 王小波

1952-1997

Présentation

par Brigitte Duzan, 5 octobre 2013, actualisé 23 décembre 2019 

        

Wang Xiaobo a eu une trajectoire d’écrivain aussi fulgurante que celle d’une étoile filante. Entre la publication de son premier recueil de nouvelles, en septembre 1989, et sa mort prématurée d’une crise cardiaque en avril 1997 se sont écoulées tout juste sept années, mais ce bref laps de temps a suffi pour qu’il devienne une célébrité, et que se créée autour de son nom et de son oeuvre une sorte de phénomène de culte au sein des jeunes intellectuels chinois.

    

Comme souvent, sa mort a suscité un surcroît d’intérêt, et, avec la multiplication des publications de ses oeuvres, une reconnaissance étendue à une grande partie du monde littéraire chinois qui l’avait considéré avec méfiance, voire hostilité, jusque là. Quinze ans après sa mort, son œuvre est toujours aussi actuelle.     

   

Brève existence

 

Wang Xiaobo

   

Wang Xiaobo (王小波) est né à Pékin en mai 1952, dans une famille de cinq enfants dont il était l’avant-dernier ; parmi les garçons, il était le petit deuxième, 老二. On retrouvera cet élément autobiographique dans nombre de ses nouvelles ou romans où le personnage principal s’appelle très souvent Wang’er (王二), Wang le second.

    

Une famille de logiciens

    

Il a certainement été influencé par la culture scientifique familiale. Son père, Wang Fangming (王方名), était un logicien célèbre en Chine au début des années 1950, ancien de Yan’an, professeur

à l’Université du Peuple (人民大学). Le frère aîné de Xiaobo, Wang Xiaoping (王小平),  fera lui-même des études de logique mathématique et symbolique avec le fondateur de la discipline en Chine, Shen Youding (沈有鼎). Il décrochera un doctorat en philosophie à l’université Tulane, en 1988.

    

Toute l’œuvre de Wang Xiaobo peut être lue comme une parodie de discours logique, reflet de la spécialité familiale. Le futur écrivain trouva aussi dans la bibliothèque paternelle de quoi nourrir sa curiosité de lecteur novice ; il a raconté dans son essai « Mon jardin spirituel » (《我的精神家园》) qu’il se faisait souvent punir, avec son frère, pour avoir dérobé en cachette des livres que son père gardait sous clé : les Métamorphoses d’Ovide, des pièces de Shakespeare, le Decameron…

         

Wang Xiaobo enfant et sa famille (2ème à g.)

 

En attendant, Wang Fangming fit partie des intellectuels attaqués pendant la campagne des « trois antis » (三反运动), lancée en 1951 ; il fut déclaré "élément de classe opposante"  (阶级异己分子”) et rayé du Parti. Wang Xiaobo vit le jour dans un climat, déjà, de course aux sorcières.

 

C’est pour cela que sa mère l’appela Xiaobo 小波, c’est-à-dire petite vague : pour exprimer l’espoir que cette vague de campagnes ne prenne pas plus d’ampleur.

       

Xiaobo entre à l’école à sept ans, un an après le lancement du Grand Bond en avant. Un an plus tard commence la Grande Famine qui laissera des traces profondes en lui, comme pour toute sa génération. Mais, en 1964, un de ses devoirs de chinois est désigné comme « devoir modèle » et affiché

dans l’école. On peut y voir le premier éveil d’un écrivain encore en herbe.

    

La Révolution culturelle

    

Wang Xiaobo a quatorze ans quand débute la Révolution culturelle. Deux ans plus tard, en 1968, il est envoyé au Yunnan comme « jeune instruit ». C’est cette période, et la vie au Yunnan, qui est la toile de fond de son roman le plus célèbre, « L’âge d’or » (《黄金时代》), ou encore le sujet ayant inspiré l’un de ses premiers récits  « Immuable comme l’univers »  (《地久天长》), mais pas seulement. C’est un thème récurrent dans son œuvre, même en filigrane ; cette période a conditionné sa pensée ultérieure.

    

En 1971, il est envoyé travailler dans le district de Mouping (牟平), dans la province du Shandong, d’où était originaire sa mère. Il y obtient ensuite un poste d’instituteur dans une petite école de village du district, le village de Qinghushan (青虎山村).

    

En 1973, il revient à Pékin, comme ouvrier d’usine. Cette nouvelle expérience lui a inspiré d’autres récits dont le plus célèbre est sans doute « L’amour au temps de la révolution » (《革命时期的爱情》).

    

En 1977, il rencontre sa future épouse, Li Yinhe (李银河), qui est alors rédactrice au quotidien Guangming ribao (《光明日报》) et deviendra une sociologue réputée, en particulier pour ses recherche sur l’homosexualité en Chine.  

     

Etudes, en Chine puis aux Etats-Unis

    

En 1978, à la réouverture des universités, Wang Xiaobo passe le concours d’entrée, et est admis

à l’Université du Peuple, dans la faculté de commerce et d’économie (人民大学贸易经济系). Pendant ses études, il publie dans le magazine Dushu une analyse du roman d’Hemingway « Le vieil homme et la mer ».

    

Le 21 janvier 1980, il épouse Li Yinhe. Cette même année, il publie sa première nouvelle, « Immuable comme l’univers »  (《地久天长》), dans le magazine Le vilain petit canard (《丑小鸭》).

             

En 1982, il obtient son diplôme de l’Université du Peuple, et y est nommé professeur. Il a trente ans, et cette expérience professorale lui inspirera le récit « A trente ans debout dans la voie » (《三十而立》) (1). En même temps, il commence à écrire « L’âge d’or » (《黄金时代》), qu’il ne terminera que dix ans plus tard.

    

En 1984, il part aux Etats-Unis avec Li Yinhe, et prépare un master à l’université de Pittsburg, dans le département d’Asie

 

Wang Xiaobo et Li Yinhe aux Etats-Unis

orientale. Il obtient son diplôme en 1986. Pendant cette période, il écrit la première version de « Histoires de la dynastie des Tang » (《唐人故事》).  Les deux époux profitent de leur séjour pour visiter le pays, et vont même en Europe de l’Ouest pendant l’été 1986.     

      

Ils reviennent à Pékin en 1988.

         

Professeur et célébrité soudaine

         

L’histoire mystérieuse d’un homme de la dynastie des Tang (édition 1989)

 

A son retour à Pékin, il obtient un poste de maître assistant dans le département de sociologie de l’Université de Pékin (北京大学社会学系讲师). En septembre 1989, un recueil de cinq nouvelles paraît aux Editions des lettres et des arts du Shandong (山东文艺出版社), sous le titre « Histoires inédites de la dynastie des Tang » (《唐人秘传故事》), qui reprend la nouvelle écrite aux Etats-Unis en 1986 ; c’est l’éditeur qui a ajouté inédites (秘传) sans demander l’avis de l’auteur.

    

Puis, en 1991, Wang Xiaobo devient maître assistant de comptabilité à l’Université du Peuple. Cette même année 1991, « L’âge d’or » est primé par le United Daily News  (《联合报》)  de Taiwan et publié en feuilleton dans le supplément du journal. Ce roman atypique sur fond de Révolution culturelle dans le Yunnan suscite intérêt, débats et controverses. La nouvelle du prix décerné par le journal taïwanais est même annoncée le 5 octobre dans les éditions étrangères du Quotidien du Peuple.

         

Ecrivain indépendant

         

En janvier 1992 est publié à Hong Kong, sous la double signature de Wang Xiaobo et Li Yinhe, une étude sur les homosexuels chinois qu’ils ont réalisée conjointement : « Leur monde – perspectives sur la communauté des homosexuels en Chine » (《他们的世界——中国男同性恋群落透视》).  Cette étude sociologique est la base du scénario que Wang Xiaobo commence à écrire à la fin de l’année pour le réalisateur Zhang Yuan (张元) : « Tendres sentiments » (似水柔情) ; le film, « East Palace West Palace » (《东宫西宫》), est réalisé en 1996 (2). Quant au livre, « Leur monde », il est primé par le United Daily News en 1994 et publié en 1995.

    

En mars 1992 est publié à Hong Kong, sous le titre « Les aventures galantes de Wang Er » (《王二风流史》), un recueil qui comporte, outre « L’âge d’or », les deux nouvelles « A trente ans debout dans la voie » et « Le temps est un long fleuve » (似水流年). En août,

 

L’âge d’or

              

Le plaisir de penser

 

« L’âge d’or » est publié en livre aux éditions Linking Publishing  (联经出版事), mais sous untitre chinois légèrement différent (《黄金年代》), sans que l’éditeur en ait avisé Wang Xiaobo.

             

Celui-ci arrive de plus en plus difficilement à concilier sa vie professionnelle et sa vie d’écrivain. En septembre, il démissionne de son poste d’enseignant et devient écrivain indépendant – ce qui est rarissime en Chine à l’époque. Il a quarante ans.

 

En 1993, il achève « La trilogie du doute » (《怀疑三部曲》) - « La fuite nocturne de Hongfu » (《红拂夜奔》), « A la recherche de la perle rare » (《寻找无双》) et « L’amour au temps de la révolution » (《革命时期的爱情》) – mais sans trouver d’éditeur.  En 1994, « L’âge d’or » est publié pour la première fois en Chine continentale ; le livre est le

sujet d’étude d’un colloque qui réunit une vingtaine d’écrivains et critiques du continent.

       

En mai 1994, le court roman (中篇小说) « Le monde futur » (《未来世界》) est lauréat du prix du United Daily à Taiwan ; il est ensuite publié aux éditions Linking Publishing, ainsi que dans la revue littéraire des éditions Huacheng (花城出版社) de Canton.

    

En novembre 1996 est publié le recueil d’essais « Le plaisir de penser » (《思维的乐趣》).

    

Le 11 avril 1997, Wang Xiaobo meurt brutalement d’une crise cardiaque dans son appartement de Pékin, à l’âge de quarante cinq ans. En guise d’éloge funèbre, Li Yinhe publie un hommage à ses qualités de penseur et d’écrivain : « Hommage à Xiaobo, chevalier romantique, troubadour moderne et penseur indépendant » (《浪漫骑士·行吟诗人·自由思想者——悼小波》). Les publications vont se multiplier à un rythme très rapide.

 

L’âge d’argent

            

Publications posthumes

 

En mai est publiée la « trilogie des âges » (时代三部曲”) aux éditions Huacheng : « L’âge d’or » (《黄金时代》),

« L’âge d’argent » (《白银时代》) et « L’âge de bronze » (《青铜时代》). Le premier volume a pour toile de fond la Révolution culturelle et dépeint la société maoïste, le second décrit un avenir de plus en plus totalitaire (avec, en particulier, la nouvelle « 2015 » qui se présente comme un récit futuriste orwellien) ; quant au troisième, il est en fait composé de trois romans inspirés de sujets historiques et, comme les définit Sebastian Veg, « conçus comme une réponse chinoise à « Civilisation, économie et capitalisme » de Fernand Braudel ».

 

L’âge de bronze

          

Mon pays spirituel

 

Cette publication est suivie en octobre, en Chine, de celle de deux recueils d’essais et d’écrits ‘au fil de la plume’ : « Mon jardin spirituel » (《我的精神家园》) et « La majorité silencieuse » (《沉默的大多数》). Avec « Le plaisir de penser », ce sont trois recueils de textes fondamentaux pour comprendre la pensée de l’écrivain.

    

En 1998, sous le titre « L’âge de fer » (《黑铁时代》),

s’ajoute à la trilogie « des âges » un recueil de textes de jeunesse et de récits inachevés. A partir de là, les publications se multiplient en Chine, mais en reprenant très souvent les mêmes textes, dans des arrangements différents. Une première édition des œuvres complètes est publiée en 2006.

         

Pensée audacieuse et humour acerbe 

         

En dépit de la brièveté de sa période créatrice, Wang Xiaobo a laissé une empreinte profonde dans la littérature chinoise, par l’audace de sa pensée autant que par le ton très libre utilisé pour l’exprimer, un ton d’un humour décapant qui rend la lecture de ses écrits éminemment réjouissante.

    

Parlant de ce qui reste son roman le plus célèbre, et emblématique de l’œuvre entière, Ai Xiaoming (艾晓明) a souligné le plaisir spontané que l’on prend à le lire, plaisir non intellectuel qui est d’abord à ressentir :

[L’âge d’or] procure un plaisir à chaque page. Ceux qui veulent y chercher un sens caché peuvent le faire ; mais la valeur du roman tient avant tout à la lecture elle-même… » (3)

    

Wang Xiaobo joue cependant de son humour caustique

 

La majorité silencieuse

comme d’une arme redoutable pour percer les travers de la société chinoise et les relations perverses qu’elle entretient avec le pouvoir.

         

Ton humoristique, mais distancié

         

A première lecture, Wang Xiaobo frappe d’abord par un humour décalé, que l’on retrouve, à des degrés divers, dans toute son œuvre. C’est un humour qui joue sur le flou, l’ambiguïté et le zest d’absurde qui caractérisent la réalité dès que l’on tente d’en faire le récit, et qui la rendent ainsi essentiellement insaisissable. Mais cet humour est aussi lié à un ton volontairement non émotionnel, qui le rend d’autant plus percutant.

    

Et si Wang Xiaobo a suscité des réactions aussi divergentes dans la Chine des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui, c’est que sa liberté de ton et son style caustique tranchaient sur le ton général de la littérature chinoise où la passion révolutionnaire nécessita d’abord des accents chaleureux, la recherche des racines un ton de douce nostalgie, puis la culture consumériste une légèreté de ton, voire une sentimentalité, permettant une lecture facile, de divertissement superficiel. Dans tous les cas, le sentiment primait. Wang Xiaobo a adopté une démarche opposée.

     

Besoin subversif de penser … et impérieuse nécessité d’en parler

    

Wang Xiaobo divertit, mais jamais superficiellement, car ce qu’il nous dit vient du plus profond de lui-même, et de son expérience directe. Comme dit Camille chez Musset : « J’ai ma vie entière sur les lèvres… ».  Dans « La majorité silencieuse », il analyse subtilement les raisons qui lui ont fait abandonner le silence dans lequel il s’est longtemps muré, comme une défense contre les dangers de la parole en système totalitaire, ses mensonges aussi :

    

La plupart des gens commencent leur scolarité à l’âge de sept ans, et sont alors éduqués par la parole. Je crois que cela fut un peu plus tôt dans mon cas, car, aussi loin que je me souvienne, il y avait un haut-parleur dehors qui hurlait toute la journée. Ce que j’en ai appris, c’est qu’on peut couler de l’acier dans un four de terre ouvert, et qu’un mu de terre peut produire trois cent mille jin de céréales (4), et ce à l’époque où nous mourions tous de faim. Tout cela pour dire que, depuis ma plus jeune enfance, je n’ai pas grande confiance dans la parole, et plus la voix est véhémente, plus elle a un ton de ferveur, moins je la crois. Cette habitude de douter de ce qu’on me dit a ses origines dans mon ventre affamé. Face à tout discours, la faim détient une vérité supérieure.

Il est une erreur très répandue, qui consiste à penser que les idées sont transmises par la parole. Si tel était le cas, la parole serait le reflet parfait de la pensée. Mais c’est une erreur car il y a toujours une signification cachée derrière tout propos, et la parole peut transmettre un sens totalement en contradiction avec ce qui est dit….

Mon expérience d’enfant, mon éducation et une prudence innée m’ont appris à garder le silence…. A cette époque-là [la Révolution culturelle], la parole était totalement inhumaine. Si on l’avait crue, on aurait cessé d’être humain.

… J’ai passé de nombreuses années dans le silence…. Bien sûr, j’avais aussi, depuis toujours, une passion pour l’écriture, mais je n’ai pas cherché à publier ce que j’écrivais, j’ai quand même maintenu le silence, pour la raison très simple que je ne peux faire confiance à ceux qui appartiennent aux sociétés de la parole….

    

Mais alors pourquoi est-il sorti de ce silence ? Le changement a une raison inattendue.

    

Il y a quelques années, en participant à des recherches sociologiques, je suis entré en contact avec des "groupes défavorisés", les plus inhabituels d’entre eux étant les homosexuels. J’ai soudain réalisé que ces groupes dits "défavorisés", sont tout simplement des groupes dont la parole est étouffée. Parce qu’ils ne sont pas entendus, ils sont non existants, ou très lointains…. Ensuite, j’ai eu une autre prise de conscience : j’ai réalisé que j’appartenais au groupe le plus défavorisé de tous : la majorité silencieuse. … En tant que tel, j’ai le devoir de parler, de ce que j’ai vu et entendu.

La plupart de mes écrits sont du ressort de la littérature. A mon avis, ce qu’on appelle littérature devrait tendre simplement à bien écrire, c’est tout. … C’est la faute de la littérature si je suis bien ancré dans cette société, et si, de ce point d’ancrage, je peux attaquer cette même société, le monde du yang.

    

En d’autres termes, mais toujours les siens : « La parole est un style de vie… c’est la ligne de démarcation entre le monde du yin et celui du yang… »

    

Dans ces conditions, la parole est un besoin vital et social, une nécessité impérieuse de raconter pour ne pas taire, en collant au plus près de ce qu’on ne dit pas, de ce qui ne se dit pas – et en particulier tout ce qui touche à la sexualité, ou plutôt à la vie sexuelle, qu’il dédouane de tous les tabous qui lui sont attachés. Et, comme il raconte sur un ton parfaitement égal et candide les pires banalités comme les pires absurdités, avec une apparence de logique qui est en fait une parodie de discours logique, sa narration faussement réaliste est d’un effet comique assuré. Tout tient à la manière à la fois froide et drôle dont l’histoire nous est contée, qui sape toute prétention au sérieux et à la normalité du discours officiel.

    

L’histoire de Wang Er, satire politique

    

Finalement, toute l’œuvre de Wang Xiaobo peut être considérée comme le récit démultiplié des aventures de son double et alter ego récurrent, ce Wang’er qui est le protagoniste de « L’âge d’or », mais que l’on trouve dès ses premiers écrits, doté de caractéristiques floues et changeantes, décrites ainsi dans « 2015 », l’un des parties de « L’âge d’argent » :

    

Ecrivain professionnel, j’ai écrit une nouvelle sur mon oncle aîné, en racontant qu’il était romancier et mathématicien, et qu’il avait fait toutes sortes d’expériences formidables. Cette histoire m’a valu pas mal d’ennuis. Quelqu’un est allé voir dans mon dossier, et a découvert que je n’avais qu’un oncle, qu’il … avait fait une école de peinture, mais qu’il était maintenant sans emploi… S’il était devenu mathématicien, cela aurait entaché la réputation des mathématiciens nationaux. Alors mon chef a eu une idée : en fait, mon oncle avait un frère jumeau, mais comme la famille était pauvre, ce jumeau avait été donné à une autre famille qui l’avait élevé ; c’est l’aîné qui avait un don pour les mathématiques, et un talent de romancier… c’étaient des faux jumeaux.

    

L’histoire de l’oncle en question se retrouve comme fil narratif de la première partie de la longue nouvelle de 1995 « Le monde futur », où Wang’er/Xiaobo se raconte à la première personne. C’est tout le système totalitaire qui est ainsi dévoyé, en montrant la vanité ubuesque de son discours. Mais personne n’est indemne, car Wang Xiaobo montre aussi les rapports de soumission de tout un chacun au pouvoir ; c’est le thème principal de « East Palace West Palace », traité là sur le mode dramatique, et fortement influencé par Foucault, mais c’est aussi celui qui sous-tend toute son œuvre : la nature collaborative du mécanisme d’oppression par le pouvoir totalitaire, en dépit des rébellions qu’il suscite.

    

De manière plus fondamentale, par la déformation constante que sa narration fait subir à l’histoire en la présentant sous des aspects changeants, l’œuvre de Wang Xiaobo est une dénonciation du caractère relatif, voire évanescent, de la « vérité » historique, et de toute vérité en général, surtout à partir du moment où l’on essaie de la dire.

    

Une œuvre toujours d’actualité

    

Wang Xiaobo a exercé une énorme influence sur son temps, et en particulier sur les jeunes (5), surtout à partir de son décès qui a déclenché, avec une vague de publications, d’études et de débats controversés, une vague de ferveur frisant le phénomène de « fans » des vedettes à la mode. Il a aussi suscité des réactions très vives, jusqu’à l’hostilité (6).

    

S’il a provoqué des réactions de rejet parfois violent, c’est d’abord en raison du contenu sexuel explicite de son œuvre, autant que pour le contenu politique sous-jacent. Mais la sexualité, chez lui, n’est jamais provocante, elle fait partie de la vie, et c’est ce qu’il revendique. C’est aussi une méthode d’analyse des rapports au pouvoir.

    

Plus importante sans doute est sa vision du monde, fondée sur le doute et la mise en cause du discours établi, et portée par un style éminemment personnel : elle n’a pas pris une ride, et ses romans se lisent aujourd’hui avec le même plaisir, autant intellectuel que spontané.

    


    

Traductions en français

 

- L’âge d’or, traduit du chinois Jacques Seurre, Editions du Sorgho, juillet 2001

- Le monde futur, traduit du chinois par Mei Mercier, Actes Sud, octobre 2013

    


 

Traductions en anglais

 

- Wang in Love and Bondage, three novellas* by Wang Xiaobo, tr. by Zhang Hongling and Jason Summer, Suny Press, New York 2007 

*2015, The Golden Age, East Palace West Palace. Avec introduction des deux traducteurs.

A feuilleter : www.amazon.fr/Wang-Love-Bondage-Novellas-Xiaobo/dp/0791470652/ref=sr_1_

8?s=english-books&ie=UTF8&qid=1380647817&sr=1-8&keywords=wang+xiaobo#reader_0791470652

- The Silent Majority, translated by Eric Abrahamsen

http://media.paper-republic.org/files/samples/The_Silent_Majority_Wang_Xiaobo.pdf

    


 

Bibliographie sélective

 

- Ai Xiaoming, "Another Take on The Golden Years" (重读黄金时代 ), in Ai Xiaoming and Li Yinhe, eds., Romantic Knight: Remembering Wang Xiaobo (浪漫骑士: 记忆王小波), Beijing: 中国青年出版社, 1997, 270 p. 

- Wendy Larson, L'indifférence, les intellectuels, le sexe et le temps dans « L'Âge d'or » de Wang Xiaobo, in Ecrire au présent: débats littéraires franco-chinois, Annie Curien, éditions de la MSH, janv. 2004,, pp 201-230.

- Sebastian Veg, Le subversif « plaisir de penser », Perspectives chinoises, 2008/1, pp. 113-118.

- Sebastian Veg, « Fiction utopique et examen critique : la Révolution culturelle dans l’Âge d’or de Wang Xiaobo », Perspectives chinoises 2007/4, pp 78-91.

- Françoise Naour, L’âge d’or, lecture critique. CEFC, Perspectives chinoises, septembre/octobre 2001.

- Huang Hong (7), « Wang Xiaobo (王小波), écrire à la durassienne », dans l’ouvrage collectif Marguerite Duras, passages, croisements, rencontres, Classiques Garnier, coll. Colloques de Cerisy, avril 2019, pp. 427-438.
https://classiques-garnier.com/marguerite-duras-passages-croisements-rencontres-wang-xiaobo-

ecrire-a-la-durassienne.html
    

Œuvres en ligne (en chinois) : www.tianyabook.com/wangxiaobo

   

 

 

Notes

(1) Référence ironique à la fameuse phrase de Confucius :

“吾十有(1)五而志于学,三十而立,四十而不惑,五十而知天命,六十而耳顺,七十而从心所欲不逾矩。”

A quinze ans, je résolus d'apprendre. A trente ans, j'étais debout dans la voie.
A quarante ans, je n'éprouvais plus aucun doute.
A cinquante ans, je connaissais le décret du ciel.
A soixante ans, j'avais une oreille parfaitement accordée.
A soixante-dix ans, j'agissais selon mon cœur, sans pour autant transgresser aucune règle.

(Livre II/4, traduction Anne Cheng)

(2) Le film est sorti de Chine en catimini pour que la post-production puisse être réalisée en France ; il a été présenté au festival de Cannes en mai 1997, dans la section Un certain regard, un mois après le décès de l’écrivain.

(3) Professeur-chercheur, écrivain et documentariste, militante des libertés en Chine, Ai Xiaoming est une admiratrice de Wang Xiaobo sur lequel elle a écrit, avec Li Yinhe, un ouvrage de référence (voir bibliographie).

(4) 1 mu () = 0,07 hectare. 1 jin () = 500 g. Cela correspond à cinq cent fois le rendement moyen de blé en France aujourd’hui (5t/ha). La période de folie collective évoquée par les hauts parleurs et les rendements farfelus égrenés à longueur de journée est celle du Grand Bond en avant, lancé en 1958 : c’est en grande partie à cause des faux rapports de production que la Grande Famine a été si sévère et a duré aussi longtemps.

(5) Témoin ce jeune qui déclare avoir tenté longtemps de vivre comme ce qu’il pensait être un mode de vie idéal, calqué sur celui de son idole : www.zonaeuropa.com/20070412_2.htm

(6) L’exemple le plus typique d’hostilité viscérale est celle de Wang Xiaodong (王小东), l’un des

auteurs d’ultra-gauche du best-seller de 2009 « China is not happy » (中国不高兴). Wang Xiaobo

est l’objet de sa fureur au chapitre 11 : « Wang Xiaobo est l’un des mythes les plus hypocrites et les plus répugnants de notre époque » (王小波是我们这个时代最虚伪、最丑陋的神话之一). Ce qu’il lui reproche, justement, c’est avant tout de semer le doute dans les esprits. Il déclare n’avoir réussi à lire ni ses romans ni ses essais.

(7) Huang Hong est professeure à l’université de Nankin, traductrice et spécialiste de Marguerite Duras, auteure de la thèse soutenue à Paris 3 en 2005 : « Duras et l'Asie, l'Asie et Duras : étude des représentations de l'Asie dans l'œuvre et de la réception de l'œuvre en Chine ».
 

 

  

(Merci à Mei Mercier d’avoir relu cette présentation)         

        

                

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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