Traducteurs, interprètes et éditeurs

« La traduction, c’est la médiation entre la pluralité des cultures et l’unité de l’humanité. » Paul Ricœur

 
 
 
             

 

 

Françoise Naour : traduire pour faire tomber les barrières entre les cultures

par Brigitte Duzan, 5 mai 2010

         

Il arrive que l’on fasse des études littéraires parce qu’on aime la littérature et qu’on ne sait trop que faire d’autre, en se disant qu’on verra bien plus tard. Et il arrive alors parfois que le destin vous réserve quelques surprises au détour du chemin, sans que l’on sache nettement que sa vie, désormais, ne sera plus jamais la même.

           

Pour Françoise Naour, c’est ce qui se passa en 1976, l’année fatidique du tremblement de terre de Tangshan et de la mort de Mao…

          

         Le doigt du destin

          

Avant ces deux événements, cette année-là, son père, entrepreneur, part en Chine avec un groupe de chefs d’entreprise dans le cadre d’un voyage organisé par la Chambre de Commerce et d’Industrie du Val d’Oise. Il en revient enchanté et subjugué, comme tous les étrangers qui ont fait un voyage officiel

à l’époque, avec photos et notes dans un coin de sa valise. De quoi faire rêver.

          

Sur ce, le 9 septembre, c’est la mort de Mao. Les quotidiens en font leur une, les journaux télévisés multiplient les reportages, le monde entier ne parle plus que de la Chine. En octobre, Françoise Naour

s’inscrit aux cours du soir de l’Inalco. Après avoir passé sa licence, elle décroche une bourse pour

partir un an à Taiwan, puis revient sagement préparer sa maîtrise, consacrée aux textes romanesques écrits par Ding Ling (丁玲) en 1941.

         

Mais, en 1984, changement de cap, au fil de pérégrinations toutes personnelles, elle débarque à Shanghai et y demeurera trois ans. La Shanghai

d’alors, cependant, n’a pas encore amorcé son développement : la ville ne sera autorisée à amorcer des réformes économiques qu’au début des années 1990, après l’accession de Jiang Zemin, ancien maire de la ville, à la tête du Parti à la suite des événements de Tian’anmen, et surtout à partir de son accession à la présidence en 1992. Dans les années 1980, l’industrie représentait les deux tiers de l’activité de la ville et l’aménagement de la zone nouvelle de Pudong était encore dans les limbes.

          

La Shanghai du milieu des années 1980 sortait juste, en fait, des ravages de la période maoïste, et en particulier de la Révolution culturelle. En outre, les conditions politiques n’étaient pas favorables au contact des étrangers avec les Chinois : le pays émergeait de la campagne contre la pollution

 

spirituelle (octobre 1983-février 1984) qui avait été lancée pour lutter, justement, contre l’influence croissante des idées (libérales) occidentales, jugées pernicieuses pour le système socialiste, et le pouvoir en place. Alors tout Occidental était un ennemi en puissance ; les étrangers étaient consignés dans des résidences spéciales où les Chinois ne pouvaient entrer qu’après avoir laissé leur nom au gardien à l’entrée, ce qui limitait le nombre des intéressés.

          

D’un déménagement le suivant, Françoise Naour se retrouve dans une résidence toute nouvelle, près du parc Fuxing Gongyuan (复兴公园), dans l’ancienne concession française : une petite prison dorée surveillée nuit et jour. Françoise Naour, qui  commence alors à s’intéresser à la littérature chinoise, réussit cependant à établir des premiers contacts avec des Chinois qui vont l’aiguiller et l’aider. Elle découvre Bei Dao (北岛), Wang Anyi (王安忆), d’autres encore, et, en 1986, commence à traduire ses premières nouvelles.

          

         Une vie pour la traduction

          

En 1987, c’est le retour en France ; elle s’installe à Lille, mais prépare son DEA à Paris 7 (Jussieu) sous la direction de Paul Bady (1), en faisant les allers-retours Lille-Paris Jussieu, une fois par semaine.

          

En même temps, elle continue ses traductions. En 1989, elle commence à correspondre, par courrier faute de mails, avec une jeune romancière encore totalement inconnue de Changsha (Hunan), qui écrit des nouvelles cauchemardesques décrivant un univers à la limite du paranoïaque : Can Xue (残雪).

C’est la seule femme du paysage littéraire chinois qui commence à émerger, et c’est une voix étonnante. Françoise Naour obtient une bourse du Centre National des Lettres (CNL) pour aller la voir, à Changsha, en 1991. Elle publiera en 1992 une traduction de plusieurs de ses nouvelles sous le titre « Dialogues en paradis », chez Gallimard.

          

En octobre 1989, elle passe son DEA sur un sujet qu’elle commence à bien connaître : « L’état de la nouvelle chinoise 1978-1989 : analyse critique des textes théoriques, examen critique de quelques nouvelles. ». Elle s’y appuie beaucoup sur Can Xue et… Wang Meng.

          

C’est ce dernier qu’elle va ensuite choisir comme sujet de thèse. En effet, il était alors généralement admis que son style avait subi l’influence déterminante de Joyce ; elle va s’attacher à démontrer qu’il

n’en est rien, et que les influences déterminantes qui l’ont marqué sont celles de la littérature russe et soviétique. En 1992, elle entre en contact avec lui par l’intermédiaire d’un de ses anciens professeurs chinois de l’Inalco, et part à Pékin le rencontrer.

          

C’est cette année-là également qu’elle devient chargée de cours à l’université Lille 3 (lettres et sciences humaines) avant, en 1998, d’y obtenir un poste d’ATER (attaché temporaire d'enseignement et de recherche).

         

Elle soutient sa thèse en décembre 2000 ; elle est intitulée « Courant de conscience dans la littérature romanesque chinoise contemporaine : le cas de Wang Meng ». Cette thèse est déterminante pour la compréhension de l’œuvre de cet écrivain, mais elle ne se préoccupe malheureusement pas de la faire publier.

          

Elle continue sa double activité de traductrice et d’enseignante universitaire chargée de recherche.

          

Une série ininterrompue  de publications

          

Tableau de Feng Jicai lui-même illustrant sa nouvelle雪夜来客(source : le blog de l’auteur) : http://blog.sina.com.cn/s/blog_46e7b3fd010006od.html

 

En 1986, elle fait ses premières armes de traductrice, avec deux nouvelles publiées dans les numéros 24 et 25 du ‘Bulletin de sinologie’ (中华文摘

Zhōnghuá Wénzhāi), bulletin mensuel

de l’antenne française de sinologie de Hong Kong créé en 1984, qui deviendra en 1992, après avoir été repris par Michel Bonnin, la revue trimestrielle ‘Perspectives chinoises’.

         

Fin mars de cette même année, elle publie également, dans le supplément hebdomadaire du quotidien Le Monde, une courte nouvelle de Feng Jicai (冯骥才), « Visiteur d’un soir de neige »

(雪夜来客), nouvelle qui est ensuite reprise dans le livre qui regroupe les quarante nouvelles publiée par le quotidien au cours de l’année. Elle continue ensuite à publier nouvelle sur nouvelle dans le ‘Bulletin de sinologie’ et d’autres revues.

         

En 1989, elle publie pour la première fois chez un éditeur, les éditions pékinoises Panda : il s’agit de la traduction d’une longue nouvelle intitulée « La maison bleue » (蓝屋), d’une romancière de Shanghai, Cheng Naishan (程乃珊). Mais c’est « Dialogues en paradis », édité chez Gallimard en 1992, qui attire l’attention sur elle. C’est peu de temps après qu’elle est contactée par Geneviève Imbot-Bichet, qui vient elle-même de traduire « Rue de la boue jaune » (黄泥街) de Can Xue, et lui propose de participer à son projet de création d’une maison d’édition dédiée à la littérature chinoise.

C’est « Bleu de Chine », qui voit le jour en 1994.

          

Françoise Naour ouvre le ban avec  « Contes et libelles », recueil de huit nouvelles satiriques et pleines d’humour de Wang Meng. Elle n’a plus quitté « Bleu de Chine » : elle en est aujourd’hui, avec le tout récent « Mon petit coin du monastère », à sa vingtième et unième traduction, toutes collections confondues, chez cet éditeur. C’est donc avec une certaine ironie que le sort la renvoie aujourd’hui, par des voies détournées et indirectes, vers le premier éditeur français chez lequel elle avait entamé sa carrière : Gallimard. Comme si, pour une traductrice de littérature chinoise qui se respecte, la vie ne pouvait être que cyclique.

          

Françoise Naour aura ainsi contribué à faire connaître nombre d’auteurs qu’elle aura été la première en France, sinon en Occident, à découvrir. Mais c’est évidemment Wang Meng qui est son auteur de prédilection, celui auquel elle a certainement consacré le plus de temps, celui dont elle est la spécialiste.

          

Wang Meng

          

La première nouvelle de lui

qu’elle a traduite, et publiée en 1988 dans le ‘Bulletin de sinologie’, est « La galette »

(烙饼). Puis, en 1992, elle traduit et publie pas moins de cinq de ses nouvelles, dont trois seront ensuite reprises dans « Contes et libelles », deux ans plus tard, la cinquième étant  « Souvenir de la petite gare du bourg de Z » (Z城小站的经历), parue dans ‘La nouvelle revue française’ (2).

          

 

de gauche à droite, Françoise Naour, Wang Meng et Geneviève Imbot-Bichet

1992 : Première rencontre

          

Sur quoi, chaperonnée par son professeur chinois des Langues-O qui continuait à lui fournir nombre de contacts avec les écrivains en vue à l’époque en Chine, elle part à Pékin rencontrer Wang Meng. Elle est reçue par l’auteur et son épouse, Fang Rui (方蕤), dans une superbe cour carrée, dans un quartier ancien derrière Chaoyangmen (朝阳门). Et elle est reçue à bras ouvert parce que Wang Meng a appris qu’elle venait de traduire et publier sa nouvelle « Souvenir de la petite gare… », et qu’il en est ravi car

c’est un des ses écrits favoris, un texte qui semble lui tenir particulièrement à cœur, étant, de toute évidence, l’évocation d’un souvenir personnel.

          

L’entrevue est donc extrêmement positive ; certainement flatté d’apprendre que la jeune traductrice va faire sa thèse sur lui et son œuvre, Wang Meng est très ouvert, chaleureux, mais tout en gardant une certaine retenue idéologique, comme un réflexe acquis. Il s’ensuit une correspondance et des visites régulières.

          

1999 : Xinjiang intérieur

          

En 1999, Françoise Naour pousse la curiosité jusqu’à aller au Xinjiang visiter les lieux où l’écrivain a vécu pendant son exil consenti (de1963 à 1978), avant et pendant la Révolution culturelle, et qu’il décrit dans ses nouvelles comme un paradis perdu, avec une nostalgie palpable (3). Or elle trouve une réalité totalement différente, celle qui va aboutir aux émeutes de juillet 2009 à Urumqi, capitale de la région autonome ouïghoure.

         

 

De retour à Pékin, elle aborde le sujet au cours d’un dîner avec Wang Meng et son épouse. L’écrivain, aussi discret que pudique, refuse le laisser-aller de la confidence. Son épouse, quant à elle, dit sobrement les difficultés de leur vie, ces années-là : ils étaient séparés, elle a donné naissance à une petite fille qu’elle a dû élever pratiquement seule (l’enfant avait sept ans quand ils sont revenus à Pékin en 1979). Elle a d’ailleurs publié ses propres souvenirs de la période, qu’elle a appelés « Wang Meng et moi » (我与王蒙)- une autre version, très sobre, de l’histoire, récemment révisée, qui vaudrait peut-être une traduction (4).

         

Mais Wang Meng, prince de l’humour, se garde de

s’attendrir sur les jours difficiles : le Xinjiang fut pour lui, dit-il, une bénédiction qui lui a permis

d’échapper aux pires atrocités de la Révolution culturelle tout en lui faisant découvrir un monde

différent ; il se considère comme un « miraculé ». Et termine le dîner en entonnant un chant d’amour ouïghour, en ouïghour.

          

2007 : Cinquième périphérique

          

Françoise a revu Wang Meng et sa famille chaque fois qu’elle est revenue à Pékin, passant même quelques étés au bord de la mer avec eux, à Beidaihe. Elle a ainsi vu l’écrivain évoluer, vivant différemment, au rythme de la modernité.

          

En 2007, lors d’une des dernières visites que Françoise Naour lui a rendues, il n’habitait plus sa cour carrée, « Vieille cour du dedans, si profonde » ; il avait déménagé, du côté du cinquième périphérique, dans un grand appartement nu, dépourvu de références visibles à la tradition chinoise, dans une de ces résidences neuves et neutres, soigneusement closes, genre compound américain. Au même moment, Feng Jicai défendait, lui, avec passion son héritage culturel…

          

D’ailleurs Wang Meng n’écrit plus guère, à part son autobiographie (王蒙自传) qui en est au troisième volume et forme le gros des nouvelles pages de son blog. Il est devenu un globe trotter affairé, courant frénétiquement de conférence en colloque, et de colloque en séminaire, savourant le plaisir d’une certaine liberté, comme s’il voulait rattraper toutes ces années où il fut bloqué dans un pays fermé, avec la littérature comme seul exutoire.

          

Et maintenant ?

          

Cela fait près de vingt-cinq années, maintenant, que Françoise Naour peaufine son art de traductrice, avec une exigence jamais relâchée, dans une soumission choisie à la lenteur de l’exercice : il s’agit, dit-elle, d’adapter une littérature dans une autre langue dans le but de s’affranchir des barrières entre cultures. Le problème est de trouver les correspondances linguistiques qui permettent de réduire les écarts culturels. « Tradapter », selon un terme qui lui est cher, ne saurait se faire sans quelques pieds de nez au texte original, pour aboutir à un texte final où « rien ne sent la traduction ».  C’est vraiment un art en soi, une recréation.

          

Aujourd’hui, Françoise Naour, toujours aux aguets de ce « frisson nouveau » qui parcourt la littérature chinoise contemporaine, continue son métier de découvreuse. Au cours de ses tribulations, une revue

l’autre,  elle a découvert un écrivain dont elle a commencé à traduire et publier des nouvelles en 1995 : Liu Xinlong (刘醒龙). Né en 1956 dans le Hubei, il est considéré en Chine comme l’un des fers de lance du renouveau du « réalisme » dans la littérature romanesque.  Elle a déjà publié, chez ‘Bleu de Chine ‘, plusieurs nouvelles de lui, outre « La guérite » en collection de poche : « Croquants de Chine » (1998), « La déesse de la modernité » (trois nouvelles, 1999) et « Du thé d’hiver pour Pékin » (2004). (5)

          

Elle s’intéresse en outre à la littérature hui (c’est-à-dire de la minorité musulmane 回族) de l’Ouest chinois, et en particulier aux nouvelles de Shi Shuqing (石舒清) et Li Jinxiang (李进祥).

          

Du premier, désormais président de l’Association des Ecrivains chinois de la Province du Ningxia, elle a traduit, dès 2002, « Les cinq yuans » (6) : l’histoire de l’enterrement d’une vieille villageoise, et d’une femme que cette mort plonge dans le désespoir, parce qu’elle a prêté cinq yuans à la disparue, et qu’elle ne les récupérera jamais. La nouvelle est reprise dans le recueil « Le chagrin des pauvres » (‘Bleu de Chine’, 2006) où figurent deux autres nouvelles de chacun des deux auteurs.

          

Ce sont des nouvelles qui nous plongent dans une réalité rurale qui n’a évidemment rien à voir avec le miracle économique des grandes villes chinoises, et surtout celles des zones côtières, dont l’exposition universelle de Shanghai nous conte aujourd’hui monts et merveilles ; mais c’est aussi un témoignage sur le vif par le truchement de la littérature, de la vie de gens de peu, dans un coin de terre dont on a peu l’occasion d’entendre parler, avec ses coutumes et caractéristiques propres, traduites dans une langue et des images aux couleurs particulières, celles des paysages désertiques de la Région Autonome du Ningxia et des alentours, et de façon plus précise, géographiquement, des villes et villages qu’arrose la rivière Qingshui (清水河). 

          

Nous en reparlerons.

          

 

Notes

(1) Egalement traducteur de Lao She chez Gallimard, depuis «  Gens de Pékin » (1993), et auteur d’un ‘Que sais-je’ intitulé « La littérature chinoise moderne » (PUF, 1993).

(2) La nouvelle est parue dans le numéro 478 de novembre 1992 que l’on peut se procurer d’occasion sur :

http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/nouvelle-revue-fran-aise-revue-mensuelle-de-litterature/nouvelle-revue-fran-aise-revue-mensuelle-de-litterature-la-revolution-de-velours,9437716.aspx

(3) Voir les « Contes de l’Ouest lointain » (Bleu de Chine, 2002)

(4) En attendant on trouve le texte chinois en ligne :

http://vip.book.sina.com.cn/book/index_37986.html

(5) Ce dernier titre a fait l’objet, en mars 2004, d’une présentation/lecture dans le cadre de l’émission de France 3 « Un livre, un jour » :

http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/2532182001/liu-xinlong-du-the-d-hiver-pour-pekin.fr.html

(6) Publié alors dans ‘Perspectives chinoises’, repris en collection poche chez ‘Bleu de Chine’.

          

          

          

 

       

 

 

     

 

 

 

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