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« Le Serpent à plumes », un roman à (re)découvrir, avec son auteure, Xu Xiaobin

par Brigitte Duzan, 14 juin 2021

 

Écrit de 1995 à 1997 et publié en 1998, « Le Serpent à plumes » (《羽蛇》) est sans doute le roman le plus représentatif de l’art narratif et du style de Xu Xiaobin (徐小斌) : un roman tellement complexe que plus d’un lecteur non averti s’est perdu dans ses méandres, mais que les critiques littéraires chinois, dans leur ensemble, ont reconnu comme une œuvre d’une originalité inédite. Il reste cependant un livre rare, qui n’a même pas été traduit en français.

 

Il faut dire que Xu Xiaobin s’est soigneusement attachée à déconstruire sa narration pour la présenter en bribes non chronologiques, sans suivre linéairement l’histoire des personnages, chacun apparaissant dans des lieux différents, à des âges différents, comme au travers de la brume du souvenir quand on n’arrive pas à se remémorer nettement le passé. Tout est (dé)construit de main de maître pour créer une atmosphère de mystère venant tout

 

Edition 2004

simplement du fait que tout n’est pas dit, que la réalité des faits est évanescente aussi bien que la distinction entre passé et présent. 

 

On devine peu à peu, d’un saut narratif à l’autre, qu’il s’agit de l’histoire de plusieurs générations de

femmes, appartenant à la même famille ou lui étant liées d’une manière ou une autre, sur une période allant de la fin de l’empire à la fin de la période maoïste et au début de la période de réforme. Le sort de ces femmes subit certes les contrecoups des soubresauts historiques de cette période, mais il est surtout lié à leurs mentalités, à leur sensibilité propre, à leurs problèmes psychologiques. Les sentiments refoulés, interdits d’expression, sont finalement bien plus importants que les violences de l’histoire. Toutes ces femmes ont un sort misérable. Il leur faut du caractère, et la force de l’habitude, pour résister au désespoir.

 

Douze chapitres et trois épilogues [1] 

 

Au centre de l’histoire est une jeune femme de la quatrième génération de la famille, qui grandit sous l’autorité despotique de sa grand-mère, Xuanming (玄溟), et sous la coupe de sa mère, Ruomu (若木), autocentrée comme par autodéfense et repliée sur la vénération inconditionnelle portée à son unique fils. Elle s’appelle Yushe (羽蛇), c’est-à-dire Serpent à plumes.

 

L’histoire peu ordinaire de Yushe, le serpent à plumes

 

La narratrice, née pendant la Révolution culturelle, explique dans la préface comment elle en est venue à raconter son histoire, remontée des profondeurs de ses souvenirs, de son inconscient.

 

一个秋风萧瑟的夜晚,我用签字笔在一张仿旧纸上随手划下一些奇怪的线条。十岁的儿子看了,说:这是长着羽毛的蛇。

Un soir que soufflait un triste vent d’automne, j’ai pris un stylo feutre et, sur une feuille de papier imitant un vieux parchemin, j’ai dessiné quelques lignes bizarres. En le voyant, mon fils qui avait alors dix ans a déclaré : c’est un serpent auquel il est poussé des plumes.

  

Xu Xiaobin présentant son roman en 1998

 

En réalité, c’était une fille, explique la narratrice : son stylo fuyait, elle avait fait une tache d’encre sur le dessin et avait dessiné des plumes pour le camoufler. C’était en fait une émanation de souvenirs anciens, ces souvenirs que l’on pense avoir oubliés mais qui sont gravés dans la mémoire de générations entières.

 

Le nom de « serpent », apprend-on au détour du premier chapitre, vient de ce que Yushe était née l’année du

serpent ; quant aux plumes (métaphoriques) du serpent, elles sont liées à son histoire que l’on découvre peu à peu. 

 

Le souvenir qui hante Yushe est un accident survenu alors qu’elle avait six ans, à peine évoqué dans le fil de la narration si bien qu’on se demande presque si l’on a bien compris : Yushe a étranglé son petit frère au berceau. Horreur : cela finit d’en faire la brebis galeuse de la famille, celle par qui le malheur arrive, et dont on se demande si elle est bien normale, ses dispositions artistiques, son esprit fantasque et son attitude rebelle venant conforter ces doutes. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour envoyer une femme à l’asile, il y a bien peu de temps encore, et la soigner aux électrochocs pour lui faire retrouver le sens d’un conformisme de bon aloi.

 

Yushe ne sera pas traitée aux électrochocs, mais subira une lobotomie ; c’est ainsi que commence le roman, sur un ton caustique alternant avec les passages de pure poésie, caractéristique du livre entier :

世纪末中期的一个暮春时节,防寒服大红大绿的色块还没有完全在街市上消逝,这座城市*著名的脑外科医院的手术病房在下午3点一刻缓缓洞开,一辆平车如同划过水面那么静悄悄地飘了出来。护士小姐在前面高举着输液瓶,

C’est à trois heures et quart, un après-midi de fin de printemps, dans les dernières années du siècle, alors que les dernières touches de vert et de rouge des vêtements d’hiver n’avaient pas encore complètement disparu des rues, que s’ouvrirent lentement les portes de la salle d’opération de l’hôpital le plus renommé de la ville pour les opérations du cerveau, et qu’en émergea doucement un brancard tel un bateau voguant sur des eaux paisibles. Venait en tête une infirmière tenant bien haut un goutte-à-goutte…

 

Pour cette entrée en matière, il est fait une allusion plus poétique que précise à l’époque, tout à fait dans le style de la narration ; il ne faudra plus en attendre autant par la suite : on part à reculons dans le passé, par sauts d’esturgeons remontant le fleuve en une migration épisodique et capricieuse se perdant régulièrement dans les affluents rencontrés au hasard.

 

Parcours labyrinthique en quête de rédemption

 

Le fil narratif semble désormais suivre la longue quête de rédemption et d’amour de Yushe en repartant du début, mais pas tout à fait, la narration procédant par zigzags, d’une période à une autre, et d’un personnage à un autre, comme la mémoire dans les rêves. On voudrait sympathiser avec Yushe, avec sa douleur, avec ses efforts désespérés pour se trouver un ancrage affectif, mais au moment où l’on est prête à pleurer sur son sort, Xu Xiaobin nous inflige une nouvelle rupture narrative et nous transporte volens nolens à des lieues et à des années de là, dans un nouvel épisode qui semble n’avoir aucun lien avec les précédents, mais toujours avec un personnage féminin central dont on ne comprendra quasiment qu’à la fin les relations profondes avec les autres.

 

C’est un parcours labyrinthique magistral, comportant in fine vingt-six personnages bien campés, sans compter quelques figures secondaires. Quant au contexte

 

Le serpent à plumes,

dessin original de Xu Xiaobin

historique, dont on fait si souvent la cause et le ressort des désastres familiaux et personnels, il est aussi nébuleux que la brume et les nuées dans un tableau de shanshui ; on le devine, de temps à autre, mais il n’est qu’en arrière-plan, à quelques exceptions près : description du froid dans le Grand Nord, dans les années 1970 – souvenir autobiographique [2] - ou de l’exil dans le sud au début des années 1960, quelques évocations de1976 - la mort de Zhou Enlai, suivie du tremblement de terre de Tangshan ;il y a surtout des allusions nettes aux événements de la place Tian’anmen,  même si rien n’est expressément nommé. Dans l’ensemble, cependant, le cadre historique n’importe que pour les mentalités, les attitudes et le désert affectif qui lui sont liés et qui déterminent le malheur de toutes ces femmes, chacune faisant à son tour le malheur des autres.  

 

Les hommes ne sont pas en reste, dans le malheur, mais ce sont des êtres faibles qui y participent sans avoir non plus la maîtrise de leur destin. Deux d’entre eux émergent cependant comme des figures singulières : un vieux moine qui tient de l’ermite et du maître, mais n’est finalement qu’une ombre symbolique, et un jeune à l’identité floue qui pourrait être son disciple mais semble bien plus, lui aussi, en quête de rédemption et qui finira par trahir Yushe, lui aussi.

 

Un luxe narratif

 

« Le Serpent à plumes » tient en haleine par sa richesse narrative autant que l’art subtil de l’ellipse qui conserve tout leur mystère aux personnages, jusqu’aux dernières pages, celles des épilogues. Les deux personnages de la mère et de la grand-mère sont particulièrement hauts en couleurs, la première victime d’un véritable complot de la seconde pour lui trouver un mari digne des ascendants familiaux, avec le désastre conjugal que l’on peut imaginer, source de l’atmosphère tendue de la famille. Mais ce complot même, dans le contexte historique spécifique évoqué, est l’une des plus belles inventions du roman, avec le caractère même de la grand-mère qui a quelque chose de la princesse Deling du roman ultérieur de Xu Xiaobin (《德龄公主》), tout en rappelant aussi celui de la formidable Cao Qiqiao (曹七巧) de « La Cangue d’or » (《金锁记》) de Zhang Ailing(张爱玲).

 

Chaque personnage féminin autour de Yushe prend forme peu à peu au cours d’épisodes séparés qui les font entrevoir comme de possibles figures salvatrices, mais au moment où la narration prend des contours heureux, elle est soudain interrompue pour passer à un autre personnage, dans un désir évident d’éviter le mélo classique. Une autre belle invention est une femme enlevée par un bandit improbable qui nous entraîne soudain dans une sorte d’épisode de wuxia moderne, mais d’un grand réalisme ; son identité dans la famille est dévoilée en temps utile et contribuera même au dénouement final de l’histoire de Yushe. Car si la narration est riche de détails, chacun a son importance et sa signification.

 

Une allégorie de la femme sur fond de mythologie

 

Mythologie du soleil

 

L’éminente critique littéraire Dai Jinhua (戴锦华) a vu dans l’œuvre de Xu Xiaobin une allégorie des dilemmes de la femme moderne replacés dans le contexte de la société moderne, et c’est tout particulièrement vrai du « Serpent à plumes » :

“尽管徐小斌的作品在令人目眩的泼洒的浓重色块、多向的丰富的知识与奇异的异地间回旋,但笔者倾向于将其读作关于现代女性、女性生存与文化困境的寓言。毫无疑问,徐小斌的作品不仅仅关于女性,从某种意义上说,它关乎于整个现代社会与现代生存。”

« Bien que l’œuvre de Xu Xiaobin soit irradiée d’épais blocs de couleurs éblouissantes et parcourue en différents endroits d’une pensée et d’une étrangeté d’une grande richesse, j’aurais tendance pour ma part à y voir une allégorie de la femme moderne, de ses problèmes existentiels et de ses dilemmes culturels. Cependant, si l’œuvre de Xu Xiaobin a sans aucun doute une thématique féminine, elle a trait aussi, en un certain sens, à la vie dans la société moderne dans son ensemble. »

   

Xu Xiaobin, pour sa part, a reconnu la valeur allégorique de son roman, ainsi que des similarités thématiques avec, entre autres, Julia Kristeva, en termes d’expression subversive du désir et de l’inconscient féminins, sur un fond d’angoisse, de peur, de tristesse, etc.

 

Représentation du Corbeau d’or

provenant de la célèbre bannière

funéraire de la tombe 1 de Mawangdui

 

La valeur allégorique apparaît tout de suite, dans le prologue du roman, dans les images évoquant la figure solaire du serpent à plumes dans les mythologies de « peuples très anciens » (羽蛇,是远古时代人类对于太阳的别称) - en fait la culture de Chu [3] où il était conçu comme la représentation du soleil. C’est une ancienne divinité, une divinité féminine, symbole d’une ancienne société matriarcale [4].

 

Et c’est bien ce dont il est question, les hommes de la famille brillent par leur absence : le mari de Ruomu, Lu Chen (陆尘), est un éternel absent, on ne le voit jamais, il adore sa fille mais ne peut la défendre ; le fils unique de Ruomu, Tiancheng (天成), est mort à la guerre ; Ruomu a empêché ses filles d’avoir des relations avec des hommes, elle a même sérieusement châtié Yushe pour avoir enfreint cette règle. Ruomu réclame une obéissance absolue.

Cela fait de Yushe une rebelle née, mais modelée par l’héritage maternel avec lequel elle s’identifie malgré tout. Ruomu a elle-même été façonnée par sa mère. La figure tutélaire reste Xuanming.

 

Les prénoms sont porteurs de sens : celui de la mère, Ruomu (若木), est celui d’un arbre sacré né dans la mer, où, selon la légende, disparaît le soleil quand il se couche ; Xuanming (玄溟), prénom de la grand-mère, c’est la divinité taoïste de l’eau, divinité glacée du nord et de l’hiver, obscure et lointaine comme le Dao. Et Jinwu (金乌), ancienne élève du père, mère alternative de Yushe qui se réfugie chez elle, porte le nom du Corbeau d’or, dans la mythologie pseudonyme du soleil – c’est l’oiseau qui « vole au fond de la mer », là où s’abîme le soleil au coucher ; elle apporte chaleur et amour à Yushe, et l’encourage à développer son don pour la peinture. Mais Jinwu aussi est en quête de sa mère, sa mère biologique introuvable qui devient objet imaginaire et mythique…

 

Repli dans le rêve

 

Il y a un aspect onirique dans ce roman. On peut dire que les personnages sont à la recherche de leur âme (灵魂). Or, dans le bouddhisme tibétain, a expliqué Xu Xiaobin, l’âme est appelée la « ceinture d’argent » (“银带”) ; quand on s’endort, cette « ceinture d’argent » est libérée, elle se sépare du corps, et ce qui lui arrive alors forme la substance des rêves. Or des rêves, Xu Xiaobin en fait depuis qu’elle est toute petite, et ses histoires ont bien la qualité de rêves récurrents.

 

Le rêve est le refuge de Yushe contre sa mère, une sorte de cocon où sont scellés ses sentiments, l’amour indicible pour

 

La bannière de Mawangdui

où l’image du Corbeau d’or

est opposée à la lune

et liée à celle du serpent

sa mère, et les souvenirs dont elle ne peut se défaire. Dans la préface qu’elle a écrite en février 2008 pour l’édition de la traduction de son roman en anglais, Xu Xiaobin a souligné la force de ce subconscient : 

         Les plumes qui ont quitté leurs ailes ne peuvent qu’aller à la dérive, elles ne peuvent voler,

         Leur destin est de se laisser porter par le vent.

 

Les histoires de ses personnages sont de nature surréaliste ;la trame narrative est comme une suite de rêves, qui se chevauchent et finissent pas se recouper. Yushe se déplace comme par magie dans l’espace-temps, et les femmes autour d’elle semble disparaître comme elles sont un jour soudain apparues. Le sentiment d’irréalité, cependant, tient simplement aux ellipses de la narration, et aux non-dits qui font partie du quotidien.

 

Le serpent à plumes, par Xu Xiaobin

 

Dans ce contexte d’irréalité, la quête de rédemption qui est quête d’âme – mais d’abord quête de la mère et de sa reconnaissance - entraîne douleur et souffrance ; la reconnaissance n’est acquise qu’au prix d’une lobotomie. Bien pires, cependant, sont les souffrances infligées par la perte d’âme dans le monde moderne, sauf pour les femmes intelligentes et sans guère de scrupules, comme l’une des dernières descendantes de la famille qui incarne, justement, la réussite de la femme moderne. L’allégorie est donc complète.

 

« Le Serpent à plumes »reste l’un des romans les plus profonds de la littérature chinoise contemporaine et en même temps un plaisir de lecture. On ne peut que regretter qu’il n’ait pas été traduit en français. Quand il a été publié, en la fin des années 1990, les éditeurs comme les médias étaient éblouis par les écrivaines de Shanghai qui promettaient de belles ventes. On a traduit

« Shanghai Baby » et laissé de côté « Le Serpent à plumes ».

 


 

Traduction en anglais

 

Feathered Serpent, tr. John Howard-Gibbon and Joanne Wang. NY, Simon and Schuster, 2009.

 


 


[1] 自序: 开场白或皇后群代本 Prologue : Un petit groupe de reines
第一章神界的黄昏             Chap. 1   Crépuscule au pays des dieux
第二章缺席审判               Chap. 2    Jugement in absentia
第三章阴爻                    Chap. 3    Les lignes yin
第四章圆广                    Chap. 4    Yuanguang
第五章嘉年华                 Chap. 5    Carnaval
第六章落角                    Chap. 6    Angle mort
第七章戏剧                    Chap. 7    Théâtre
第八章广场                    Chap. 8    Place publique
第九章月亮画展              Chap. 9   L’exposition de peinture “Lune”     
第十章碑林                    Chap. 10 Forêt de stèles
第十一章引渡                 Chap. 11 Traversée
第十二章终结与终结者      Chap. 12 Finale et finalistes
附录一                          Epilogue 1
附录二                          Epilogue 2
附录三                          Epilogue 3

[2] Comme sont – partiellement – autobiographiques l’histoire de Yushe enfant, délaissée par sa mère au profit de son petit frère, et son don pour la peinture.

[3] On en trouve un triple symbole solaire dans les « Chants de Chu » (《楚辞》).

[4] C’est aussi la divinité solaire Quetzalcoatl des Aztèques et des Maya, qui l’avaient héritée des Olmèques.

C’est Quetzalcoatl, lors d’une visite à Mexico, qui a inspiré à D.H. Lawrence son roman publié en 1926 : « The Plumed Serpent ».
Pour éviter toute confusion, la traduction en anglais du roman de Xu Xiaobin est intitulée « The Feathered Serpent ».

 

     
 

 

 

 

 

     

 

 

 

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