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Yangdon – Yangzhen 央珍

Présentation

par Brigitte Duzan, 24 novembre 2017 

 

Yangdon [1] a été l’une des écrivaines tibétaines d’expression chinoise les plus marquantes des années 1990. S’étant ensuite tournée vers la recherche et l’édition, elle n’a plus guère écrit. Une triste nouvelle la remet soudain à la une de l’actualité littéraire : elle est brutalement décédée le 31 octobre dernier, à l’âge de 54 ans.

 

Enfance à Lhassa, études à Pékin

 

Yangdon

 

Egalement connue sous son nom chinois de Yangzhen (央珍), Yangdon est née en 1963 à Lhassa, de parents tibétains, et a grandi là, dans le quartier du Barkhor, dans une cour entourée de bâtiments de trois étages, avec un puits au milieu [2].

 

Yangdon vers 1982 à Lhassa

 

Elle s’est intéressée très tôt à la littérature, mais aussi à l’écriture, et a commencé encore adolescente à publier des récits dans la revue littéraire bimensuelle en langue chinoise « Lettres et arts du Tibet » (Xizang wenyi 《西藏文艺》) fondée en 1977 à Lhassa et rebaptisée « Littérature du Tibet » (Xizang wenxue《西藏文学》) en 1984 pour éviter toute confusion avec la revue consacrée à la littérature en langue tibétaine portant le même titre, créée en 1980.

 

A la fin de ses études secondaires, cependant, Yangdon est admise à l’Université de Pékin (Beida 北京大学), dans le département de littérature chinoise. Elle en sort diplôme en poche en 1985 et retourne à Lhassa pour commencer à travailler.

 

Premiers pas d’écrivain et consécration

 

Des nouvelles au roman

 

A Lhassa, elle devient rédactrice adjointe de la revue « Littérature du Tibet » où elle publie ses premières nouvelles à partir de 1986. La première, « Le bord de la croix gammée » (Wanzi de bianyuan 《卍字的边缘》), décroche le prix de « création littéraire d’un écrivain de minorité nationale » lors de la 3ème édition de ce prix, en 1991 (第三届全国少数民族文学创作奖).

 

En juin 1988, elle publie dans la même revue une nouvelle intitulée « Une divinité asexuée » (wu xingbie de shen《无性别的神》) qu’elle réécrit ensuite pour en faire un roman, publié sous le même titre en 1994, aux Editions de la jeunesse chinoise (中国青年出版社). Dans un style original, le roman, comme la nouvelle, décrit les coutumes, les modes de vie et les croyances imprégnées de bouddhisme typiques de la vie à Lhassa au milieu du 20ème siècle.

 

Le récit dépeint le déclin de l’aristocratie locale avant la

 

Une divinité asexuée

« libération pacifique » du Tibet par l’armée chinoise. Il est conté par le personnage principal, une fillette d’une famille de l’aristocratie, née d’une épouse secondaire d’un homme qui en a trois ; elle n’a pas été élevée par sa mère, mais confiée à une nourrice. Son retour dans la maison familiale rappelle par certains côtés la nouvelle « Epouses et concubines » (《妻妾成群》) de Su Tong (苏童).

 

Après une série d’incidents, considérée comme portant malheur, elle est envoyée dans un monastère pour y devenir nonne. Mais son sort n’est pas meilleur pour autant, car elle est maltraitée par la supérieure. Elle réalise alors que la compassion du bouddhisme est une fausse compassion qui ne peut pas sauver le peuple du Tibet. Après l’arrivée de l’Armée rouge, elle prend conscience que la vraie compassion est apportée au Tibet par l’armée, qui procure des droits égaux à tout le monde, sans considération de sexe ni d’origine.

 

Succès et consécration

 

Ce roman a un immense succès. Un critique en fait un « Rêve dans le pavillon rouge tibétain » (这是一部西藏的红楼梦). Il obtient en 1997 le prix littéraire décerné aux écrivains de minorités nationales lors de sa 5ème édition et fait de Yangdon l’écrivaine tibétaine d’expression chinoise la plus en vue à l’époque ; il est inclus dans la liste des « dix romans les plus marquants des années 1990 » établie par les Editions de la jeunesse chinoise ; c’est la première fois qu’une romancière tibétaine y figure. Cette même année 1997, Yangdon entre à l’Association des écrivains de Chine.

 

Ce succès n’est pas exceptionnel dans le contexte de l’époque au Tibet. En effet, à la suite des manifestations et émeutes en faveur de l’indépendance en septembre-octobre 1987 et fin 1988, puis des troubles et violences des 5-7 mars 1989, la loi martiale est imposée à Lhassa. Ceci entraîne un exode d’intellectuels, et en particulier d’écrivains sinophones, tibétains et chinois, ce qui créedans la communauté littéraire de Lhassa un vide qui profite aux écrivaines et favorise l’émergence d’un petit groupe de femmes de talent sur une scène jusque-là essentiellement masculine [3]. Les années 1990 à Lhassa ont ainsi été baptisées « âge des déesses » par l’écrivaine Ma Lihua (马丽华).

 

Outre Yangdon, c’est le cas, par exemple, de Tsering Woeser, ou Wei Se (唯色), née en 1966, et de Ge Yang (), née en 1976. Elles ont été éduquées en mandarin dans de prestigieuses universités à Pékin, et s’intéressent à la culture traditionnelle, à la vie monastique, et aux vies des femmes.

 

Influence

 

Yangdon est souvent citée, avec Tashi Dawa (扎西达娃) et Sebo (色波), comme ayant influencé Ma Yuan (马原) et Ge Fei (格非) pour représenter le Tibet comme un royaume de fiction, un royaume de l’esprit [4]. En fait, en 1991, quand Ge Fei et Cheng Yongxin (程永新), rédacteur en chef de la revue Shouhuo (《收获》), sont allés à Lhassa, la première personne qu’ils ont demandé à voir fut l’auteur d’« Une divinité asexuée », nouvelle qui peut être considérée comme faisant partie de la littérature d’avant-garde chinoise des années 1980.

 

La petite fille qui en est le personnage principal est parfois narratrice à la première personne, parfois à la 3ème. Son histoire est coupée de légendes, chants et prières bouddhistes. Elle apparaît parfois chez sa mère, parfois dans un monastère, dans des rôles si différents que le lecteur a du mal à l’identifier parmi ces représentations kaléidoscopiques, de la même manière qu’elle-même, au début, a du mal à identifier sa propre mère. L’auteure met en question le concept même d’identité, de personnalité, comme le fait le bouddhisme. Elle a bâti son roman sur fond de doctrine bouddhiste selon laquelle toutes nos perceptions, de nous-mêmes et du cosmos, ne sont que des illusions.

 

Le passé de Lhassa (série télévisée)

 

A la fin du récit, le chant du serviteur chinois résonne dans l’esprit de la jeune tibétaine ; la frontière entre les deux personnages s’estompe et finit par se dissoudre. Cette réverbération du chant chinois dans l’esprit de la nonne tibétaine montre qu’elle a atteint la vertu bouddhiste suprême, la compassion, et qu’elle comprend la vision de l’existence du Chinois que reflète le chant. Le Tibet apparaît bien comme un pays spirituel. Chez Ma Yuan et Ge Fei, il est ainsi posé comme une alternative à une Chine en

plein chaos après la Révolution culturelle, face à la vague de mercantilisme venue de l’Occident.

  

La nouvelle « Une divinité asexuée » a été traduite en français [5] et en anglais, et le roman continue d’être d’actualité : il a fait l’objet encore en 2001 d’une adaptation pour la télévision, une série télévisée en vingt épisodes intitulée « Le passé de Lhassa » (Lasa wangshi 《拉萨往事》), produite par CCTV en collaboration avec Tibet TV.

 

Départ pour Pékin

En 1991, Yangdon a épousé l’écrivain

 

Long Dong en 1990 à Lhassa

chinois Long Dong (龙冬), nom de plume de Xiong Yaodong (熊耀东), venu en 1985 à Lhassa, où il

 

Anthologie de nouvelles

A l’écoute de Lhassa

 

Yangdon dans le jardin de

sa maison familiale à Lhassa

au milieu des années 2010

 

travaillait comme rédacteur général adjoint de la revue « Littérature de la jeunesse du Tibet » (Xizang qingnian bao《西藏青年报》). Il a publié plusieurs recueils d’essais sur le Tibet, et même un roman, mais il a aussi édité l’une des grandes anthologies de nouvelles tibétaines écrites en chinois des années 1990 : l’anthologie parue en janvier 1999 aux Editions du peuple du Yunnan (云南人民出版社), dans la collection« A l’écoute du Tibet » (Lingting Xizang—yi xiaoshuo de fangshi 《聆听西藏-- 以小说的方式), qui regroupe des textes de dix auteurs tibétains et neuf chinois.

 

Long Dong est resté près de dix ans à Lhassa, à partir de 1985 : c’est une période où il y avait beaucoup d’écrivains chinois établis là, c’est ce qu’il a appelé « la saison des sauterelles » (蝗虫季节).

 

 

Yangdon en 2015 lors d’une émission télévisée

 

 

Mais, comme il supportait difficilement l’altitude, Yangdon est partie vivre avec lui à Pékin. En 1994, elle est entrée au Centre chinois de recherche sur le Tibet de Pékin (北京中国藏学研究中心), où elle est devenue rédactrice en chef de la revue « Etudes tibétaines en Chine » (《中国藏学》杂志). Elle s’est désormais consacrée à temps plein à cette tâche et n’a plus publié de fiction, seulement des essais.

 

C’est à Pékin qu’elleest brutalement décédée le 31 octobre 2017, à l’âge de 54 ans.

 

Elle disait souvent à Long Dong qu’elle voulait revenir à Lhassa, et que, après sa mort, il faudrait y rapporter ses cendres pour les porter sur le mont Baoping (宝瓶山), sur la rive sud de la rivière Lhassa…

  


 

A lire en complément

 

1. Ce que Lara Maconi a écrit sur Yangdon, qu’elle a bien connue.

 

- Lhasa-Pékin: l’exemple de Yang Zhen, jeune femme écrivain tibétaine, INALCO, DEA 1998.

- La divinité asexuée, nouvelle traduite du chinois, in Neige d’août, Lyrisme et Extrême-orient, Cahier n° 5, automne 2001, pp. 112-125. 

https://www.academia.edu/8126307/La_divinit%C3%A9_asexu%C3%A9e

- Entretien avec dByang-can, réalisé en/traduit du chinois, in Neige d’août, Lyrisme et Extrême-orient, Cahier n° 5, automne 2001, pp. 38-51.

https://www.academia.edu/8126327/Entretien_avec_dByangs-can

 

2. Les souvenirs et l’hommage de l’écrivain Liu Wei (刘伟), nom de plume Zi Wen (子文) [6] :

央珍和龙冬在当年的拉萨,绝对是才子佳人。

Yangdon et Long Dong à Lhassa à l’époque, c’étaient tout à fait « le lettré talentueux et la jeune beauté » [de la tradition chinoise]

A lire en ligne : http://culture.gmw.cn/2017-11/22/content_26864511.htm

 

3. Les commentaires de Lara Maconi sur trois points principaux de la présentation ci-dessus :

 

« La "cour entourée de bâtiments de trois étages, avec un puits au milieu" où elle a grandi n'est pas une cour quelconque! Mais on ne le trouve évidemment pas dans les documents chinois, car il s'agit de Trijang Labrang, les appartements privés de Trijang Rinpoche, premier tuteur du 14ème Dalai Lama enfant, son assistant philosophique et figure majeure de l'école Gelug du bouddhisme tibétain au Tibet d'abord, puis en Occident ; il a fui à Dharamsala avec le Dalai Lama en 1959 et y est mort en 1981. Gendun Chöpel aussi

 

Le Trijang Labrang (en 1995)

semble avoir habité là quelque temps. L'unité de travail des parents de Yangzhen a investi les lieux après 1950 et y a installé les appartements de ses employés.

 

« Yangzhen était la seule Tibétaine à Beida quand elle y a étudié, il n’y avait pas de minorités à Beida à l'époque, sauf exceptions. Weise n'a pas été éduquée à Pékin, et Geyang (scientifique à la base) n'est arrivée à la littérature que très tardivement, l'âge d'or de Lhassa était déjà terminé ; les trois se sont peu croisées.

 

« Yangzhen n'a pas influencé Ma Yuan. Il était déjà célèbre avant elle, habitait à Lhassa depuis un moment et était appelé "maître" par tout le cercle de "prosateurs disparus". Vraiment il n'y avait pas de filiations ni d’influences parmi ceux qui fréquentaient le cercle de Lhassa à l'époque: c'étaient des amis qui expérimentaient et osaient tout, entre émulation et défis avant-gardistes. C'était la jeunesse, ils refaisaient le monde, et ils y croyaient! » 

 


 

Elément bibliographiques

 

- Tales of Tibet : Sky Burials, Prayer Wheels, and Wind Horses, ed. and tr. by Herbert J. Batt, Rowman & Littlefield, 2001, Chapitre 9 : Yangdon. A God Without Gender, pp. 175-187.

- Modern Tibetan Literature and Social Change, ed. Lauran R. Hartley and Patricia Schiaffini-Vedani, Duke University Press, juillet 2008. Dans le chap. 8 par Lara Maconi, pp. 177-178.

 

 

[1] Egalement parfois transcrit Yangdrön.

[2] Voir ci-dessus les précisions apportées par Lara Maconi (dans A lire en complément)

[3] Selon Patricia Schiaffini, in Sinophone Studies A Critical Reader, Columbia Univ. Press, Jan 2013, p. 286

[4] Voir : Tales of Tibet : Sky Burials, Prayer Wheels, and Wind Horses, ed. and tr. by Herbert J. Batt, Rowman & Littlefield, 2001, Introduction pp. 3-4.

[5] Par Lara Maconi – voir références ci-dessus.

[6] Né en 1955 à Chongqing et venu au Tibet comme journaliste avant la Révolution culturelle ; pendant les années 1980, reporter pour la télévision puis correspondant du Quotidien du peuple à Lhassa et du bureau tibétain de l’agence de presse Xinhua.

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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