Auteurs de a à z

 
 
 
     

 

 

Vivre ! : un roman d’une irréductible actualité

par Brigitte Duzan, 19 mai 2019

 

Du roman au cinéma et au théâtre

 

Deuxième roman de Yu Hua (余华), publié en 1993, « Vivre ! » (Huózhe 《活着》) marque un tournant dans l’œuvre de l’auteur, dans le contexte général du passage d’une littérature d’avant-garde à une littérature dite néo-réaliste dans la Chine du début des années 1990.

 

Adapté au cinéma par Zhang Yimou, le roman a également été adapté au théâtre en 2012, pour le vingtième anniversaire de sa publication initiale du roman : c’est l’une des grandes mises en scène de Meng Jinghui (孟京辉) [1], qui marque également un nouveau jalon dans la création de ce metteur en scène. La première a eu lieu sur les bords du lac de l’Ouest à Hangzhou en mai 2012, puis la pièce a été donnée au Grand Théâtre national de Pékin en septembre, avant de faire une tournée triomphale dans neuf villes chinoises, et d’être reprise en Allemagne, au festival de Lessing, en 2014.

 

Traduit en français et publié en Livre de poche dès 1994, puis réédité depuis lors, le roman est toujours aussi populaire auprès des lecteurs, tandis que le succès du film et aujourd’hui de la pièce montre bien qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre toujours d’actualité, qui touche le public moderne par la profondeur des thèmes qui le sous-tendent. C’est ce que montrent en particulier l’adaptation théâtrale réalisée par le dramaturge Zhang Xian (张先) pour Meng Jinghui, et les grandes lignes retenues par celui-ci pour sa mise en scène, comme l’a expliqué Zhang Xian dans un article paru en 2016 dans la Revue d’histoire du théâtre [2].

 

Le roman de Yu Hua

 

C’est la première fois que Meng Jinghui s’attaquait à la fois à l’adaptation d’une œuvre littéraire contemporaine, et à un sujet de l’histoire chinoise récente, touchant, en particulier, la Révolution culturelle. Il est significatif que, des deux premiers romans de Yu Hua, il ait choisi « Vivre ! » et non la « Chronique d’un vendeur de sang » (《许三观卖血记》) : ce dernier offrait beaucoup moins de possibilités d’abstraction en jouant sur le caractère emblématique des personnages et du récit, au-delà de la période historique considérée.

 

Un roman très sombre pour célébrer la foi dans la vie

 

L’histoire du roman de Yu Hua se passe pendant la période qui va des années 1940 à la fin des années 1970, c’est-à-dire au tout début de la période d’ouverture après la mort de Mao et la chute de la Bande des Quatre, trente ans de calamités successives, sans compter la Grande Famine dont il n’est pas question.

 

Huozhe, édition 1993

 

Le personnage principal, Xu Fugui (徐福贵), est le seul héritier d’une riche famille de propriétaires, vivant dans le luxe et gaspillant sa fortune au jeu. L’ayant dilapidée, il doit travailler la terre pour survivre, ce qui le sauve au moment de l’arrivée au pouvoir des communistes et de la réforme agraire. Mais il va ensuite de malheur en malheur et de décès en décès :

- fils indigne, il provoque la mort de son père, de désespoir,

- lorsqu’il revient chez lui après la guerre, après avoir combattu dans les rangs du Guomingdang, il apprend que sa mère est morte d’une attaque et que sa fille Fengxia (凤霞) est devenue muette et à moitié sourde,  

-  son fils Youqing (有庆) meurt pendant le Grand Bond en avant, puis il perd sa fille pendant la Révolution culturelle, sa femme Jiazhen (家珍) meurt d’ostéoporose, et enfin son petit-fils s’étouffe en mangeant des petits pains.

 

Sur ses vieux jours, Xu Fugui se retrouve seul avec son vieux buffle, mais sans avoir perdu son inaltérable foi dans l’avenir, que symbolise son nom (Fugui : riche et heureux) et que concrétise le buffle, justement, dernière étape pour lui de la réussite économique. Xu Fugui est l’une des nombreuses incarnations, dans la littérature et le cinéma chinois, de l’inaltérable force vitale de tout un peuple à laquelle rend hommage le livre.

 

Un tournant dans l’écriture du Yu Hua

 

Yu Hua était dans les années 1980 un écrivain du courant d’avant-garde, extrêmement attentif à la forme, et ses œuvres de jeunesse ont un côté expérimental, sur le plan narratif autant que stylistique. Mais il a ensuite subi l’influence des profondes mutations qui se sont produites en Chine au début des années 1990. « Vivre ! » n’a plus le caractère avant-gardiste des œuvres antérieures ; la structure narrative et les style sont simplifiés pour tendre à plus de naturel, en se coulant dans la tendance dite néo-réaliste lancée dès la fin des années 1980.

 

Alors que, dans ses récits antérieurs, les personnages sont abandonnés dans un espace-temps évanescent dont on ne saisit que des images, ou des illusions [3], avec « Vivre ! », Yu Hua revient à une linéarité chronologique qui suit un contexte historique bien précis, où s’inscrivent ses personnages. Le style, aussi, est plus direct. Yu Huan dit Zhang Xian, revient à une narration plus traditionnelle « après avoir expérimenté des jeux d’écriture comme on traverse une crise d’adolescence ». Le mode narratif est celui de Lao She (老舍) dans « Histoire de ma vie » (《我这一辈子》) : souvenirs de la vie d’un personnage qui traverse le siècle, contés par un narrateur.

 

Le film éponyme qu’en a adapté Zhang Yimou est beaucoup moins sombre. C’est son succès qui a valu au roman de devenir un bestseller, quand il a obtenu le Grand Prix du jury au festival de Cannes en 1994[4], mais surtout quand il a été interdit en Chine et que Zhang Yimou a été condamné à deux ans d’interdiction de tournage.

 

Cependant, tout en étant une superbe réalisation de Zhang Yimou, le film a édulcoré le roman, et se termine même par une note d’optimisme conforme aux normes du mélodrame chinois. Il s’agissait donc, pour l’adapter au théâtre, de se dégager et de la logique narrative du roman et des options choisies par Zhang Yimou pour son adaptation à l’écran. Il est à noter que le projet de Meng Jinghui a été mené dès le départ en lien étroit avec l’écrivain et que, même si celui-ci a laissé toute liberté au metteur en scène, il l’a chaleureusement félicité lors de la représentation de la pièce au Grand Théâtre national de Pékin [5].

 

L’adaptation de Zhang Xian

 

L’adaptation en pièce de théâtre huaju [6] devait résoudre le problème majeur initial : faire coïncider le texte de la pièce avec le contexte social des années 2010 pour que la pièce puisse « parler » au public. Après de longues heures de discussion avec Meng Jinghui, le projet a pris forme en reprenant l’idée du narrateur du roman ; la pièce est ainsi construite autour d’un récitant. Surtout, elle s’est évadée du contexte historique, elle a « dépassé le cours des événements » (超越过往) : il ne s’agit plus du sort misérable d’un personnage qui subit les bouleversements historiques et politiques de son temps, mais de la vie humaine détachée de l’histoire, simplement soumise à tous les accidents, joies et peines, de l’existence. Le thème principal est l’impermanence, traduite en termes concrets par le sous-thème de l’adieu.

 

Ce qui caractérise Fugui dans la pièce, ce sont en effet les séparations qu’il subit, comme autant d’épreuves dans sa vie. Mais toutes ces morts, toutes ces disparitions, ne sont pas des ruptures. Le souvenir subsiste, les disparitions finissent ainsi par nourrir une énergie vitale qui est comme « l’empreinte du disparu » sur les vivants. La vie est finalement la capacité à dire adieu, adieu lié à la disparition qui est aussi une force poussant à la renaissance.

 

C’est ce thème vital que Meng Jinhui a voulu transmettre dans la pièce, pour que le spectateur perçoive « l’éternité dans ce qui est perdu », selon les termes de Zhang Xian. Sa réécriture suit la trame narrative du roman, en quatre parties : les histoires de Fugui jeune, de Youqing, de Fengxia, ainsi que celle de Fugui et de son épouse Jiazhen ; les personnages sont les mêmes que ceux du roman, mais le dramaturge s’est attaché à déconstruire le texte original, en le simplifiant et en le désossant pour en supprimer les complexités secondaires ; l’accent est mis sur les errances de Fugui non dans le chaos de l’histoire, mais dans l’impermanence du monde.

 

La mise en scène de Meng Jinghui

 

 

Huozhe, mise en scène Meng Jinghui 2012

 

 

La mise en scène de Meng Jinghui donne au roman de Yu Hua une tonalité de réalisme avant-gardiste (“先锋现实主义) qui est son style personnel et s’accorde parfaitement au projet de réécriture plus abstraite de l’histoire du roman.

  

Huozhe, l’affiche du Grand Théâtre de Pékin

 

La scène est nue ; c’est conforme à la tradition du théâtre chinois, mais c’est aussi fondamental ici : c’est un espace vide. Et dans c’est dans cet espace vide que la musique et les bruitages divers, les lumières, les installations et les supports multimédia créent dans l’esprit du spectateur l’univers spécifique où évoluent les personnages. Les supports multimédias, en particulier, contribuent à diminuer la distance du spectateur à l’histoire en réduisant l’écart entre le roman et l’époque actuelle, entre la fiction et le réel.

 

En même temps, le jeu des acteurs utilise tout l’art du théâtre traditionnel, des marionnettes aux masques, à la gestuelle et à la danse. L’acteur Huang Bo (黄渤) [7], en particulier, qui interprète Fugui, a un rôle très « opératique », à mille lieues de celui de Ge You (葛优) dans le film de Zhang Yimou, mais un opéra moderne à la limite de la comédie musicale [8].

 

Une histoire universelle

 

Par ce traitement qui évite la représentation directe des événements douloureux liés à une époque, le personnage de Fugui acquiert une dimension hors de l’histoire qui suscite adhésion et réflexion dans le contexte actuel

 

Finalement, Meng Jinghui a fait de l’histoire de Xu Fugui une histoire humaine de tous les temps, où prime la résilience des misérables dans leur lutte contre l’adversité, et en particulier contre la violence et l’inhumanité de tout pouvoir

 

Yu Hua présentant la pièce à Hangzhou
avec le metteur en scène Meng Jinghui (à g.)

totalitaire. C’est ce qui fait la grande force de la pièce, en soulignant ce qu’il y a d’universel dans le roman de Yu Hua.  

 

 


[1] Célébrité du théâtre contemporain d’avant-garde en Chine, également réalisateur d’un film unique, voir : http://www.chinesemovies.com.fr/cineastes_Meng_Jinghui.htm

[2] Revue d’histoire du théâtre, n° 271 (juillet-septembre 2016), Théâtres en langues chinoises, perspectives contemporaines, article de Zhang Xian/Xu Lülun 张先/许绿伦  « Juste pour vivre, l’adaptation de Vivre ! et sa mise en scène » 只是为了活着关于舞台剧《活着》的改编, pp. 101-109.

Zhang Xian est professeur à l’Institut central d’art dramatique de Pékin, Xu Lülun est un dramaturge taïwanais.

[3] C’est le cas par exemple de « 1986 », initialement publié dans Shouhuo en 1987, où la réalité est mise en doute, et l’horreur diffuse, hors du temps, comme un cauchemar dont on n’arrive pas à se libérer, proche de ceux de Can Xue (残雪).

[5] Voir l’article de sina sur la réception de la pièce à Pékin (en chinois) :

http://ent.sina.com.cn/j/2012-09-05/15023732435.shtml

[6] Meng Jinghui a expliqué avoir d’abord voulu faire une pièce musicale, dans la lignée du théâtre traditionnel chinois, mais il a ensuite changé d’avis pour le huaju, ou théâtre dit parlé, d’influence occidentale, né au début du 20e siècle.

[8] Voir les extraits de la pièce présentée par les deux acteurs principaux :
https://www.youtube.com/watch?v=SduhTkI3JVg

 

 

 

     

 

 

 

 

 

 

     

 

 

 

© chinese-shortstories.com. Tous droits réservés.