« À la recherche d’Annie » (《寻找安妮》) :
					
					
					
					Une histoire de voyage et de 
					solitude de 
					
					Zhu Yiye 
					(朱一叶)
					
					
					Note de 
					lecture de Zhang Guochuan, 1er janvier 2025
					
					 
					
					« À la 
					recherche d’Annie » (《寻找安妮》) est 
					une nouvelle « moyenne » (中篇小说) 
					ou novella publiée dans le deuxième recueil de l’écrivaine
					
					
					Zhu Yiye (朱一叶), 
					« Mourir sous la patte d’un éléphant » (《死于象蹄》), 
					paru en mai 2018.
					
					  
					
					
					 
					
					Tout 
					commence par un fait divers : Annie, une jeune femme partie 
					en voyage organisé en Égypte, disparaît mystérieusement, 
					disparition qui intrigue brièvement les curieux.
					
					 
					
					La 
					narratrice est une femme d’une trentaine d’années, 
					célibataire et sans enfant. Elle est incomprise par sa mère, 
					qui lui reproche souvent son célibat, tout comme la mère 
					d’Annie : lorsqu’elle appelle cette dernière pour en savoir 
					plus sur Annie, la conversation tourne rapidement autour de 
					l’« anormalité » d’Annie : une femme ayant dépassé l’âge du 
					mariage et pourtant toujours seule, ce qui est insupportable 
					pour la narratrice.
					
					 
					
					
					Paradoxalement, la narratrice a une admiratrice fervente (头号粉丝) 
					qui, elle, est mariée avec deux enfants. Chaque fois que la 
					narratrice rentre de voyage, elle reçoit sa visite, et 
					l’entend lui prodiguer un conseil qu’elle répète comme un 
					mantra : il ne faut surtout pas avoir d’enfants, sinon la 
					vie sera fichue, ne surtout pas se marier, car cela gâchera 
					tout. Pourtant, cette femme semble elle-même contredire ses 
					paroles : elle prend soin de sa fille et vient d’accoucher 
					récemment d’un petit garçon. 
					
					 
					
					Pour la 
					narratrice, la solitude est plutôt passive. Peut-être est-ce 
					dû à son apparence, ou à cette impression de ne pas trouver 
					sa place. Lors d’une promenade dans un centre commercial, 
					elle fait une rencontre fortuite : un chauffeur de train 
					pour enfants. Ils ne tardent pas à habiter ensemble et cet 
					homme, qui écrit des récits d’épouvante, lui demande de 
					partager son expérience la plus effrayante. La narratrice 
					raconte son voyage récent en Egypte, et bien sûr la 
					disparition d’Annie. Pour avoir plus de choses à raconter, 
					elle crée un groupe sur WeChat, réunissant des personnes 
					ayant croisé la disparue. Ensemble, ils échangent des 
					informations vraies ou fausses.
					
					 
					
					Le 
					chauffeur lui montre l’un de ses récits, écrit à la première 
					personne. L’histoire, un peu troublante, plonge dans 
					l’esprit d’un chauffeur de train pour enfants. Ce personnage 
					observe avec compassion les jeunes mères épuisées qui 
					promènent leurs enfants – ces « petits monstres qui tiennent 
					bien haut leur grosse tête ». Il veut les « sauver » à sa 
					manière, par le sexe. Pendant leurs ébats, il laisse 
					intentionnellement traîner des boutons sur le sol, espérant 
					que les enfants s’étouffent. Son geste semble motivé par une 
					étrange intention : faire en sorte que ces femmes réalisent 
					qu’elles ne sont pas des mères, mais des femmes avec leurs 
					propres désirs et besoins.
					
					 
					
					Une 
					réflexion sur l’écriture 
					
					 
					
					L’histoire 
					interroge subtilement la frontière entre l’auteur et ses 
					personnages, la fiction et la non-fiction, ainsi que la 
					quête d’inspiration. 
					
					 
					
					§
					
					Frontière entre l’auteur et ses personnages 
					
					 
					
					Depuis sa 
					lecture de ce récit écrit à la première personne, la 
					narratrice ne peut s’empêcher d’assimiler le chauffeur à son 
					personnage principal. Une confusion qui n’est pas propre à 
					elle : la plupart des lecteurs tendent à identifier l’auteur 
					à ses protagonistes. Cette projection prend une tournure 
					étrange dans la dernière partie du récit. Plongée dans un 
					délire, la narratrice se met à lire le roman en cours 
					d’écriture du chauffeur, un texte qui dévoile étrangement 
					ses pensées les plus intimes à elle, comme s’il était au 
					courant de tout ce qui se passe en elle-même. À ce 
					moment-là, on réalise que la novella qu’on est en train de 
					lire - « À la recherche d’Annie » (《寻找安妮》) 
					- est précisément le récit écrit par le chauffeur. 
					
					
					 
					
					
					Parallèlement, obsédée par la disparition d’Annie, la 
					narratrice élabore une série de scénarios macabres pour 
					expliquer sa mort, s’inspirant des récits partagés dans le 
					groupe WeChat : tuée par son propriétaire, assassinée par le 
					patron du restaurant… Chaque hypothèse prend vie dans son 
					esprit avec une intensité presque cinématographique. Peu à 
					peu, elle semble s’identifier à Annie. À la fin de la 
					novella, lorsqu’elle émerge enfin de son délire, la première 
					phrase qu’elle dit au chauffeur est : « Annie n’est pas 
					morte. » Une déclaration difficile à comprendre... Est-ce 
					une manière de se rassurer, d’affirmer sa propre existence à 
					travers celle d’Annie ?
					
					 
					
					§ 
					
					Frontière entre fiction et non-fiction 
					
					 
					
					Cette 
					histoire mêle des faits réels à des éléments fictifs, 
					brouillant les frontières entre les deux. Parmi les 
					événements authentiques mentionnés, on trouve : 
					
					-     L’attaque 
					terroriste contre des catholiques coréens par des 
					extrémistes islamistes, survenue le 16 février 2014 
					
					
					 ;
					
					
					-     L’accident 
					mortel de plongée de Yuri Lipski, un incident tragique et 
					bien documenté car le plongeur a filmé sa mort 
					
					
					 ;
					
					-     Un 
					accident survenu à une personne en train de camper qui s’est 
					fait dévorer les doigts par un python…
					 
					
					§ 
					
					Sources d’inspiration des auteurs
					
					 
					
					En 
					perpétuelle quête d’inspiration, le chauffeur de train pour 
					enfants demande aux gens qu’il rencontre de lui raconter 
					leurs expériences les plus effrayantes. La narratrice, à son 
					tour, rassemble des souvenirs de son voyage en Égypte, 
					croise des recherches en ligne et intègre des détails glanés 
					sur place pour reconstituer une histoire à raconter au 
					chauffeur. Les anecdotes sur Annie, partagées dans le groupe 
					WeChat, sont réorganisées par son imagination avant de lui 
					être racontées. 
					
					 
					
					§ 
					
					Rapport des auteurs à leurs œuvres
					
					 
					
					Bien 
					qu’ayant déjà publié deux livres, le chauffeur refuse d’en 
					parler et éprouve une profonde gêne à leur égard. Il aspire 
					à un nouveau départ, allant jusqu’à envisager de changer de 
					pseudonyme. Cette honte vis-à-vis de ses œuvres précédentes 
					soulève une question universelle : les auteurs sont-ils 
					jamais pleinement satisfaits de leurs créations ? Ou bien 
					est-ce le reflet de notre époque, où les seuils d’entrée 
					dans l’écriture se sont abaissés, permettant à des œuvres de 
					qualité inégale d’être publiées ?
					
					 
					
					
					Réflexions a posteriori
					
					 
					
					Cette 
					histoire évoque, par certains côtés, une atmosphère 
					semblable à celle de deux des premières novellas de la 
					collection « Novella de Chine » de l’Asiathèque : « Sur 
					le balcon » (《阳台上》) 
					de 
					
					Ren 
					Xiaowen (任晓雯) 
					et « Peut-être 
					qu’il s’est passé quelque chose » (《或有故事曾经发生》) 
					de 
					
					Lu Min (魯敏). 
					Plusieurs éléments les rapprochent en effet : 
					
					 
					
					- Le 
					portrait d’une jeunesse contemporaine dans le désarroi :
					
					
					Comme dans 
					les deux précédentes novellas, cette histoire dépeint avec 
					finesse la confusion et l’errance des jeunes générations. 
					Les nombreux passages introspectifs plongent dans la 
					psychologie des personnages, capturant leurs doutes, leurs 
					obsessions, et leur quête de sens. 
					
					 
					
					- Un 
					événement central observé par des spectateurs indifférents :
					
					La 
					disparition d’Annie en Égypte devient le prétexte à une 
					sorte de voyeurisme collectif. Les spectateurs du récit 
					évoquent le « regard du badaud » (« 看客 ») 
					décrit par 
					
					Lu Xun 
					: des curieux qui tendent le cou pour s’abreuver de ragots, 
					sans aucun intérêt véritable pour le sort d’Annie. Même la 
					narratrice semble motivée principalement par l’idée de 
					transformer cette disparition en matériau narratif pour le 
					chauffeur. 
					
					 
					
					Mais cette 
					novella explore aussi la condition des Chinois à 
					l’étranger ; elle aborde les défis spécifiques auxquels font 
					face les Chinois lors de leurs voyages ou de leurs séjours à 
					l’étranger : propriétaires malhonnêtes, restaurateurs 
					refusant de payer les travailleurs temporaires, vols et 
					agressions – autant de difficultés qu’ils rencontrent 
					souvent. La narratrice partage une expérience où elle-même a 
					été victime d’un vol. Elle avoue que depuis cet incident, 
					« la simple vue d’un noir lui provoque un sentiment de 
					panique ».  
					
					 
					
					On peut 
					dire pour conclure que, bien que présenté comme un récit de 
					voyage (旅行小说), 
					il s’agit d’une histoire « sur la route » qui, 
					paradoxalement, dissuade de prendre la route… Elle reflète 
					l’errance et la confusion des jeunes générations qui se 
					sentent perdues, sans savoir quelle direction emprunter. 
					C’est un récit original dans sa construction et son style, 
					par une écrivaine dont on attend la suite avec curiosité.