Histoire littéraire

 
 
 
     

 

 

Brève histoire de la poésie chinoise

Des origines à la fin de la dynastie des Yuan

par Brigitte Duzan, 13 décembre 2021

 

I. Les origines 

 

1.       Le Shijing ou « Classique des vers »

 

Le Shijing (《诗经》), « Classique des vers » ou « Livre des odes » selon les traductions, est le plus ancien des livres dits canoniques, élevé au rang de classique car il aurait été compilé par Confucius [1]. Il compte 305 poèmes datant du XIe au VIe siècle avant J.C.,  répartis en trois sections, fēng / yǎ / sòng  :

-   Les « airs des principautés » ou guófēng  (國風/国风) : poèmes 1 à 160

Chansons populaires, et pour beaucoup chansons d’amour, provenant de pays de Chine du Nord.

-   Les odes : odes mineures (xiǎoyǎ 小雅), p. 161-234, et odes majeures (dàyǎ 大雅), p. 235-265

 

Le Shijing da quan 《诗经大全》édition

« complète » de 1415 (début des Ming)

Poésies de cour chantées à l’occasion de fêtes et cérémonies rituelles.

-   Les hymnes religieux (sòng ), p. 266-305

 

Après la destruction des livres par le Premier Empereur, quatre reconstitutions ont été réalisées sous la dynastie des Han, mais il n’en reste qu’une seule, avec des commentaires de Mao Heng et Mao Chang (毛亨/毛苌), d’où l’appellation de « Classique des vers des Mao » (《毛诗》) avec des préfaces (shixu 诗序). La principale de ces préface est celle du premier poème, Guanju (关雎) [2], dont elle explique la signification, mais pas seulement : c’est aussi un développement sur la poésie de l’époque, d’où son titre de « Grande Préface » (shi daxu) [3].

 

À l’époque, les poèmes ont été interprétés dans un sens moral ; c’est le néo-confucéen Zhu Xi (朱熹), au 12e siècle, qui leur a rendu leur sens premier de chants populaires. Au 20e siècle, l’anthologie a été interprétée dans le même sens, en Chine par les poètes Wen Yiduo (闻一多) et Zhu Ziqing (朱自清), en France par le grand sinologue Marcel Granet [4].

 

La Grande Préface énonce six procédés poétiques dont les trois premiers, correspondant aux trois catégories fēng / yǎ / sòng , représentent vraisemblablement des compositions sur des musiques spécifiques (musique populaire / musique officielle / musique religieuse). Les trois autres - / / xìng – sont restés les principes fondamentaux de la poésie chinoise en matière de figures de style : mode descriptif (), mode comparatif (), mode incitatif (xìng).

 

2.       Les Chuci ou « Chants de Chu »

 

Les « Chants de Chu » (Chuci 楚辞》) sont une anthologie de dix-sept séries de poèmes compilée par Liu Xiang (刘向) au 1er siècle avant J.C. et édités au début du 2e siècle de notre ère, sous le règne de l’empereur Shun des Han (汉顺帝). Ces poèmes sont attribués à des auteurs du royaume méridional de Chu, qui était considéré comme barbare par les Chinois de la Plaine centrale constituant le berceau de la culture chinoise traditionnelle, celle dont relèvent les poèmes du Shijing. Ils sont imprégnés de chamanisme et de pensée taoïste, avec des envolées lyriques pour décrire l’exil du poète comme un voyage dans un monde fantastique.

 

En même temps, c’est le début d’une poésie personnelle, sortant de l’anonymat des origines. Le tiers du recueil est constitué par les poèmes du premier poète chinois dont le nom soit connu : Qu Yuan (屈原 340-278 avant J.C.), dont la biographie nous est donnée dans les « Mémoires historiques » de Sima Qian :

-    D’une part, le très long poème (374 vers) « Tristesse de la séparation » ou Lisao (《离骚》), lamentation élégiaque où le poète, chassé par le roi Huai (楚怀王), puis par son successeur, dépeint la douleur de son sort d’exilé en termes d’un lyrisme passionné : exil en forme de randonnée fantastique sur un char attelé de dragons en quête de son âme sœur, la déesse de la rivière Miluo (汨罗江) où il finit par se noyer de désespoir après la chute de la capitale et la défaite de Chu par l’État de Qin.

-   D’autres part, lui faisant suite, les « Neuf chants » (Jiu ge九歌) qui

 

Le Lisao, édition illustrée de 1645,

la déesse de la montagne

     poursuivent dans la même veine taoïste, en un voyage cosmique et un dialogue entre le poète et sa muse divine.

 

En même temps, c’est le début d’une poésie personnelle, sortant de l’anonymat des origines. Le tiers du recueil est constitué par les poèmes du premier poète chinois dont le nom soit connu : Qu Yuan (屈原 340-278 avant J.C.), dont la biographie nous est donnée dans les « Mémoires historiques » de Sima Qian :

-    D’une part, le très long poème (374 vers) « Tristesse de la séparation » ou Lisao (《离骚》), lamentation élégiaque où le poète, chassé par le roi Huai (楚怀王), puis par son successeur, dépeint la douleur de son sort d’exilé en termes d’un lyrisme passionné : exil en forme de randonnée fantastique sur un char attelé de dragons en quête de son âme sœur, la déesse de la rivière Miluo (汨罗江) où il finit par se noyer de désespoir après la chute de la capitale et la défaite de Chu par l’État de Qin.

-   D’autres part, lui faisant suite, les « Neuf chants » (Jiu ge九歌) qui poursuivent dans la même veine taoïste, en un voyage cosmique et un dialogue entre le poète et sa muse divine.

 

Suivent quinze séries de poèmes, dont les « Neuf discussions » (Jiu bian 九辩) et le « Rappel de l’âme » (Zhao hun 招魂) attribués à un disciple de Qu Yuan, Song Yu (宋玉) [5]. Avec le Shijing, les « Chants de Chu » sont considérés comme la principale source de poèmes antérieurs à la dynastie des Qin.

 

II. Des Han aux dynasties du Nord et du Sud [6]

 

1.       Le , entre prose et poésie

 

Le genre qui s’est développé sous les Han a repris le terme utilisé dans la Grande Préface du Shijing pour désigner le mode narratif du poème, avec sentences parallèles et épisodes descriptifs. Le est en fait une forme hybride qui se situe entre prose et poésie et emprunte aux deux : il comporte en général une introduction en prose, suivie d’un développement narratif en prose rythmée, et parfois rimée, destinée à être déclamée.

 

C’est Song Yu qui amorce la transition entre les « Chants de Chu » et les des Han en écrivant des sur des rencontres entre hommes et divinités, comme le « Fù de la déesse » (Shennü fù神女賦》) ou le « Fù du temple » (Gao Tang fù 《高唐賦》) – d’où proviendrait l’expression « nuages et pluie » (Yúnyǔ 云雨) pour désigner les ébats amoureux [7].

 

Le genre a été porté à son apogée par le poète du Sichuan Sima Xiangru (司马相如), au 2e siècle avant J.C. Deux de ses poèmes sont restés aussi célèbres que ses amours avec une jeune veuve qu’il séduisit par son talent au guqin et qui s’enfuit avec lui :

-    Le « Fù de Zixu » (Zixu fù 《子虛賦》) décrit deux parcs royaux et lui vaut d’être remarqué par l’empereur Wudi, 

-    Le « Fù du parc impérial » (Shanglin fù 《上林賦》) est un poème à la gloire non seulement du parc mais aussi des chasses impériales, précurseur d’une série sur le même genre. Il a par ailleurs laissé des pièces de prose, dont une préservée dans une anthologie du 5e siècle : une « Lettre d’exhortation à ne pas chasser » (Jiàn liè shū 谏猎书).

 

Mais Sima Xiangru a aussi laissé des poèmes dans une veine plus proche des poèmes d’amour du Shijing, et de ses aventures amoureuses, tels :

-    Le «  de la beauté » (Meiren fù 美人賦) et le « Fù de la porte Changmen » (Changmen fù 《长门赋》), ce dernier écrit à la demande de l’impératrice délaissée par l’empereur.

 

 

Meiren fu

 

 

2.       Les yuèfǔ ou chansons populaires

 

Genre poétique apparu sous la dynastie des Han, les yuèfǔ (樂府/乐府) tirent leur nom du bureau de la musique créé en 177 avant J.C. dans le but de composer des hymnes pour les sacrifices et de la musique pour la cour, ainsi que de collecter des chansons populaires. Par la suite, les lettrés ont eux-mêmes écrit des chansons sur les mêmes mélodies, puis ont imité ces chansons, mais sans les destiner à être chantées, donc en les dissociant de la musique, selon une évolution que l’on retrouve pour divers genres poétiques jusque sous les Ming.

 

Le yuefu a introduit une expression plus spontanée, et des thèmes populaires centrés sur l’amour, la guerre et les souffrances du petit peuple. On peut distinguer deux périodes :

 

-   La période Han avec des balades proches de la poésie narrative comme « Mûriers sur les digues » (Mo shang sang《陌上桑》) qui raconte l’histoire d’une femme qui élève des vers à soie et reste fidèle à son mari en refusant les avances du préfet, ou encore « Les Paons volent vers le sud-est » (Kongque dongnan fei 《孔雀东南飞》) relatant le destin tragique d’un couple qui décide de rester uni dans la mort au lieu d’accepter la séparation voulue par la belle-mère.

 

Les Paons volent vers le sud-est

  

-   De la période suivante des dynasties du Nord et du Sud, aux 4e- 5e siècles, date le poème narratif venu du Nord « Le poème de Mulan » (Mulan shi 《木兰诗》), représentatif d’un lyrisme septentrional témoignant de la vie rude et des paysages sauvages des grandes plaines du nord, contrastant avec les poèmes d’amour raffinés du sud.

 

Ce poème et « Les Paons volent vers le sud-est » sont considérés comme les modèles de yuefu de l’époque, l’un pour le nord, l’autre pour le sud : ce sont « les deux anneaux de jade du yuefu » (“乐府双璧”) [8]. C’est un modèle pentasyllabique de lyrisme populaire qui sera réinventé par les lettrés.

 

3.       La poésie « d’évasion » [9]

 

La fin de la dynastie des Han et l’éclatement de l’empire qui s’ensuit (en 220) produit chez certains lettrés un mouvement de retrait du monde, d’influence d’abord taoïste, qui se reflète dans la littérature.

 

Poésie de l’ère Jian’an

 

Dès la fin des Han, apparaît une littérature dite « de l’ère Jian’an » (建安 196-220) incarnée par les « trois Cao » : le chef de guerre Cao Cao (曹操) et ses fils, le cadet Cao Pi (曹丕) qui devient en 220 le premier empereur de l’éphémère dynastie des Wei, ou Cao Wei (曹魏), mais surtout l’aîné Cao Zhi (曹植). Chez eux, la guerre se marie à la poésie et à la calligraphie. Le premier est surtout connu pour ses écrits sur l’art de la guerre, mais a aussi écrit des poèmes dans le genre des guofeng et des xiaoya du Shijing.

 

 

La Nymphe de la rivière Luo, de Gu Kaizhi (détail d’une copie des Song du sud)

 

 

Ayant choisi son fils cadet pour lui succéder, il relègue l’aîné à une vie en captivité. À l’écart du pouvoir, Cao Zhi écrit des ballades empreintes de tristesse sur les immortels taoïstes érigés en modèles de vie. Amoureux de la première femme de son frère, il lui dédie le célèbre poème « La Nymphe de la rivière Luo » (Luoshen fu《洛神赋》), immortalisé un siècle plus tard par un long rouleau horizontal de Gu Kaizhi (顾恺之).  Il y a eu une école de poésie à son nom jusqu’à la dynastie des Tang.

 

Cao Pi, lui, a laissé un « Essai sur la littérature » (Lun wen《论文》) où il critique les œuvres des « Sept lettrés de Jian’an » (建安七子), sept poètes de son entourage, dont un fut exécuté par Cao Cao…   

 

Poésie bucolique et poésie de paysage

 

Les Sept Sages de la forêt de bambous, gravure murale sur brique d’une tombe datant des Jin de l’Est représentant chacun des poètes avec son nom
(musée provincial du Shaanxi)

 

Une génération plus tard, au 3e siècle, une tendance volontaire au repli s’affirme avec un autre groupe de sept : « Les Sept Sages de la forêt de bambous » (Zhulin qi xian 竹林七贤), petit cénacle de personnages excentriques qui se réunissaient dans la fameuse forêt pour partager de joyeuses agapes bien arrosées, dans le plus profond mépris des règles de bienséance d’un lettré. Ils seraient sans doute restés dans l’ombre s’ils n’avaient produit des œuvres sensibles, voire spirituelles, exaltant leur désir de liberté et d’évasion. Ils ont été une source d’inspiration constante, jusqu’à aujourd’hui [10].

 

C’est également à ce courant « d’évasion » que

se rattache, un siècle plus tard, la poésie bucolique de Tao Yuanming (陶渊明 365-427), célèbre pour sa fameuse utopie de « La source aux fleurs de pêchers » (Taohua yuan《桃花源》) mais qui était à l’origine le récit en prose introduisant un poème pentasyllabique.

 

À la même époque, à côté de ce courant de poésie bucolique (tianyuan shi 田园诗), le poète Xie Lingyun (谢灵运) inaugure la poésie descriptive de paysage (shanshui shi 山水诗) qui va devenir l’un des genres caractéristiques de la poésie chinoise. Bouddhiste fervent, auteur d’un traité bouddhiste, il a aussi écrit un poème pour faire l’éloge des montagnes comme lieu idéal de paix et de sérénité (Shanju fu山居赋) [11]. Il se retira sur ses terres pour fuir les troubles de la cour, mais fut décapité en 433, pour rébellion.

 

4.       Débuts de la notion de littérature

 

Critique littéraire

 

Avec l’effondrement de l’empire s’effondre le cadre idéologique qui privilégiait les préoccupations morales pour juger des œuvres poétiques, et littéraires en général. Le bref essai de Cao Pi sur la littérature déjà cité, inclus dans son recueil  Dianlun (《典论》), est considéré comme le premier texte de critique littéraire : il y affirme que chaque poète a une personnalité et un talent particuliers qui sont à la source de sa création, et en déterminent naturellement le caractère propre ou wenqi (文气).

 

À la fin du 3e siècle, écrivain et poète au service de la dynastie des Jin, Lu Ji (陸機) est connu pour son « Essai sur la littérature » (Wenfu文賦) qui est en fait un essai sur la poésie fu, écrit en prose rythmée. Il aborde pour la première fois les problèmes de composition et d’art littéraire, en insistant sur la beauté de l’expression, dans une approche néo-taoïste et cosmologique. En même temps, il déroule ses arguments sur la base de parallélismes, en reprenant ses idées dans différents contextes [12].

 

 

Le Wenxin diaolong

 

 

Il est généralement admis que l’influence de ce texte en matière d’histoire littéraire n’est égalée que par le très long essai de Liu Xie (刘勰), au 6e siècle, rédigé encore en prose parallèle et poétiquement intitulé « Esprit de la littérature et dragons sculptés » (Wenxin diaolong《文心雕龙》). En cinquante chapitres, il offre une histoire de la littérature, des différents genres littéraires et modes d’expression, avec des chapitres plus particulièrement consacrés aux catégories du discours poétique propres à la Chine, où l’on retrouve entre autres la notion de qi. Dans la lignée de Lu Ji, Liu Xie définit le wen en termes taoïstes comme manifestation du dao en considérant les anciens classiques comme la forme la plus achevée de cette manifestation.

 

Anthologies

 

Ce travail critique mettant en valeur la qualité esthétique des œuvres est accompagné par la constitution d’anthologies littéraires. L’exemple le plus ancien et le plus célèbre est la « Sélection littéraire » (Wenxuan文选) compilée au 6e siècle par Xiao Tong (萧统), prince héritier de l’empereur Wu des Liang (梁武帝) et lui-même poète de talent. Elle contient une partie du traité sur la littérature de Cao Pi mais Xiao Tong n’a pu éviter les controverses suscitées par les partisans d’une littérature à caractère politique et moral et a dû faire des compromis : les œuvres les plus modernes de son temps en sont exclues.

 

Aussi une autre anthologie compilée quelques années plus tard, par Xiao Gang (萧纲), frère cadet de Xiao Tong, a-t-elle au contraire privilégié la poésie galante exclue par Xiao Tong : « Nouveaux chants des terrasses de jade » (Yutai xinyong 《玉台新咏》). Le recueil met en valeur le style poétique dit « du palais » (gongti shi 宫体诗 ) et ses recherches formelles. Le choix privilégie les poètes de la dynastie des Liang, et même un quart des pièces retenues sont d’auteurs vivants.

 

Le Wenxuan est resté l’ouvrage majeur au programme des examens sous les Tang, et il était encore étudié sous les Qing comme représentant de la « prose à l’ancienne » (guwen 古文). Mais le Yutai xinyong jouera un rôle déterminant dans le développement d’une poésie moderne sous les Tang : ce qu’on appelle la « nouvelle poésie » (jinti shi 近体诗), née au 5e siècle sous la dynastie des Liu Song (刘宋朝), ou Song du Sud (南宋朝).

 

Le Yutai xinyong

 

III. L’apogée de la poésie sous les Tang

 

La période de division suivant l’effondrement de la dynastie des Han a connu en quelques siècles, surtout dans les royaumes du Sud, un développement rapide de formes poétiques et de styles nouveaux. La période des Tang (618-907) a été d’une effervescente inégalée. À aucune autre période de l’histoire chinoise on ne trouve une floraison poétique comparable à celle de ces trois siècles, malgré la révolte d’An Lushan (安史之乱) au beau milieu (755-763) qui amorce le déclin de la dynastie.

 

Si la littérature était favorisée par la cour, mécène des arts dans leur ensemble, l’écriture poétique l’était particulièrement car le système des concours impérieux comportait des épreuves de versification. La poésie était l’art des lettrés par excellence, avec la peinture et la calligraphie.

 

Poèmes réguliers

 

La poésie connaît alors une vaste ouverture thématique, et en même temps l’instauration de formes distinctes : une poésie à l’ancienne opposée à la poésie moderne, guti shi (体诗) contre jinti shi (近体诗), la première hérité de la poésie antérieure aux Tang, sans règles tonales ni contraintes métriques, dans la tradition du yuefu, et la seconde régie par une prosodie à caractère classique, dans un style concis, clair et équilibré, selon deux formes principales :

-   le huitain ou lüshi (律诗), penta- ou heptasyllabique, avec les quatre vers centraux formant deux distiques en vers parallèles, mais aussi des règles en matière de rimes et de tons.

-   le quatrain ou « vers brisés » jueju (绝句), qui peut être considéré comme un lüshi réduit de moitié.

 

C’est le 8e siècle qui est l’âge d’or de cette poésie, en particulier sous le règne de l’empereur Xuanzong (712-756), lui-même poète, musicien et mécène. C’est alors que fleurissent les grands poètes Du Fu (杜甫), Li Bai (李白), Wang Wei (王维).

 

Bai Juyi (白居易772-846) prend la relève une génération plus tard, après la révolte d’An Lushan, avec près de trois mille poèmes dans une langue simple et limpide dont on dit qu’il s’assurait de la compréhension en les soumettant à l’oreille d’une vieille femme. Ses poèmes, célèbres et populaires de son vivant, ont assuré, après Du Fu, le succès du « nouveau yuefu » (xin yuefu 新乐府). Le plus célèbre est sans aucun doute « Le Chant des regrets éternels » (Changhen ge《长恨歌), balade contant la mort dramatique de Yang Guifei (楊貴妃), la favorite de l’empereur sacrifiée pour apaiser sa garde mutinée. Le poème était connu jusqu’au Japon où il est mentionné au début du Genji Monogatari. Il a inspiré de nombreuses œuvres par la suite, jusqu’au 20e siècle en littérature et au cinéma [13].

 

Changhen ge en lianhuanhua https://loongese.com/blog/%E6%88%B4%E6%95%A6%E9%82%A6%

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Après Bai Juyi, cependant, la tendance est à un retour au style de palais, voire de boudoir, des dynasties du Sud, courant dans lequel s’inscrit Li Shangyin (李商隐), mais aussi Li He (李贺), poète maudit et atypique, influencé par le chamanisme qui donne à son œuvre une aura fantastique [14].

 

Le cí

 

En outre, au 9e siècle apparaît une forme nouvelle, le (), poème chanté écrit sur une mélodie préexistante, opposé aux poèmes réguliers ci-dessus : c’est la mélodie qui impose les règles, le poème ne peut être qu’irrégulier. La musique elle-même, musique de cour et de divertissement (yàn yuè ), était nouvelle bien que partiellement héritée d’une longue histoire : elle était en partie originaire d’Asie centrale (les airs barbares) et en partie venue des chants populaires du Sud (les airs des hameaux et venelles) [15]

 

Poèmes parmi les fleurs

 

C’est le poète Wen Tingyun (温庭筠 812-870) qui en serait l’inventeur de ce nouveau genre poétique. Ses poèmes étant dans une veine privilégiant l’expression des émotions pour décrire les relations amoureuses, on en a fait le maître d’une école dite « florale » (Huajian pai 花间派). On a conservé 70 de ses propres poèmes dans un recueil intitulé « Recueil de poèmes parmi les fleurs » (Huajian ji 《花间集》) [16].

 

Le genre du ci sera repris au siècle suivant par Li Yu (李煜937-978), le dernier empereur de l’éphémère dynastie des Tang du Sud (南唐), après la chute de la dynastie des Tang. Il compose en captivité des poèmes empreints de nostalgie, regrettant les splendeurs du passé et la compagnie des courtisanes.

 

Le ci deviendra un genre poétique majeur sous la dynastie des Song.

 

IV. Les poèmes chantés sous les Song

 

L’avènement des Song voit le retour au confucianisme, avec une dimension métaphysique, et aux ouvrages confucéens : un décret fixe la liste des treize classiques. Dans ce contexte, les genres anciens se développent avec un retour à la prose ancienne (guwen). La poésie régulière poursuit dans la continuité de celle des Tang, même si c’est avec plus de liberté et un enrichissement thématique. Mais c’est surtout dans le genre du ci apparu à la fin des Tang, sur des mélodies et des rythmes préexistants, que s’illustrent les poètes des Song.

 

Pendant la période de transition, au 10e et jusqu’au 11e siècle, les ci sont restés des poèmes chantés relativement courts. Au 11e siècle apparait un genre nouveau, plus long, appelé màncí (慢词), lancé par Liu Yong (柳永987-1053), fonctionnaire médiocre mais haut en couleur dont la vie tumultueuse a inspiré des opéras ; ses ci sont nés au contact des courtisanes qu’il fréquentait, qui les inspiraient et les chantaient. Ils sont en langue vulgaire et dans un style populaire reflétant les quartiers animés des villes de son Fujian natal, et comme il était aussi musicien, il a lui-même composé des mélodies [17].  

 

Cette inspiration légère privilégiant les thèmes des joies de l’amour et de l’ivresse ou la tristesse de la séparation a été renouvelée par Su Shi (苏轼), autrement dit Su Dongpo (东坡1037-1101). Haute figure de la littérature chinoise, lettré aussi bien qu’homme d’Etat éminent, il s’illustre dans le renouveau du guwen en matière de prose poétique et crée un ci d’une tonalité totalement différente, dite de « liberté héroïque » (háofàng 豪放) [18]. Libérant, justement, le du style léger que lui avait donné Liu Yong ainsi que des contraintes musicales, il en fait un genre poétique qu’il élève au rang du poème régulier shi, genre qui constitue la plus grande part de ses poèmes.  Variant les thèmes, il sait aussi bien y chanter la nature que la misère humaine, mais toujours dans un style raffiné.

 

À la même époque, membre d’un cercle littéraire dirigé par Su Shi, la célèbre poétesse Li Qingzhao (李清照) s’illustre elle aussi de manière très personnelle dans ce genre, les quelque soixante ci de sa plume qui nous sont parvenus étant pour beaucoup l’expression de la douleur ressentie après la mort de son mari, à l’évocation du bonheur perdu, et de simple tristesse de la solitude [19]. Datant de 1127, son poème Shengsheng man (《声声慢》)  que l’on pourrait traduire « Chaque parole avec lenteur » est un exemple de la qualité musicale de ses compositions, fondée sur les répétitions consonantiques :

 

寻寻觅觅,冷冷清清,凄凄惨惨戚戚

          xún xún mì mì, lěnglěng qīngqīng , qīqī cǎncǎn qīqī …

          quête recherche, froideur clarté, sombre tragique tristesse

 

Le poème https://www.youtube.com/watch?v=absCTxllsEQ

 

De par leur qualité musicale, les poèmes de Li Qingzhao s’inscrivent dans le courant formaliste incarné par son contemporain Zhou Bangyan (周邦彥) : en réaction à l’école de Su Shi, il privilégie avant tout la recherche de l’harmonie musicale. Sous les Song du Sud, ensuite, il aura des disciples dans des poètes comme Zhang Yan (张炎1248-1320), Zhou Mi (周密 1232-1298) ou Wu Wenying (吴文英1200-1260).

 

La plupart des poètes des Song du Sud s’inscrivent cependant dans la lignée de Su Shi en mêlant à leur poésie des accents patriotiques reflétant leurs aspirations, mais dans un style de plus en plus dissocié de la musique.

 

V. Les poèmes chantés des Yuan

 

La période Yuan (1279-1368) qui suit les Song est celle de l’éclosion du théâtre après les prémices du genre sous les Tang. Cependant, ce théâtre était très lié à la musique. Les dramaturges des Yuan ont ainsi donné naissance à un nouveau genre poétique dit « airs isolés » (sǎnqǔ 散曲), ou simplement (), hérité directement du des Song, mais composé sur des airs issus du répertoire théâtral.

 

Le avait fini par devenir un genre de lettré, élégant et sophistiqué ; le est né d’un mouvement naturel de retour aux sources populaires des chansons de courtisanes dans le contexte de la création théâtrale. On en distingue deux sortes :

-   les courts ou « petits airs » (xiǎolìng 小令), constitués d’une simple strophe qui pouvait au besoin être multipliée ;

-   les longs dits dàlìng (大令) ou suites tàoqǔ (套曲) composées sur plusieurs airs à la suite l’un de l’autre.

 

Genre populaire, conservant une irrégularité métrique fondamentale, il avait pourtant ses règles : règles tonales, mais aussi concernant la rime, obligatoirement la même dans tout le poème.

 

Le grand maître du genre fut, au début de la période, le dramaturge Ma Zhiyuan (马致远) dont il nous reste une demi-douzaine de pièces empreintes de taoïsme, dont l’une est inspirée d’un poème de Bai Juyi. Son poème chanté le plus célèbre est « Pensée d’automne » (Qiusi 《秋思》), évoquant par motifs juxtaposés de deux caractères, dans une langue très simple mais riche d’allitérations, avec rimes en a, un paysage désolé où perce au final le désespoir d’un homme « au cœur brisé ».

 

Qiusi de Ma Zhiyuan

 

枯藤老树昏鸦, 小桥流水人家,  古道西风瘦马。

kūténg lǎoshù hūnyā / xiǎoqiáo liúshuǐ rénjiā / gǔdào xīfēng shòu mǎ.

夕阳西下,断肠人在天涯

Xīyáng xīxià / duàncháng rén zài tiānyá.

 

Corbeau au crépuscule, vieil arbre aux lianes desséchées ,

Maison et petit pont sur un cours d’eau,

Cheval efflanqué sur la route dans le vent d’ouest.

Soleil bas au couchant, homme blessé au bout du monde.

 

Plus tard, vers la fin de la dynastie, le genre, déjà, s’est éloigné de la langue populaire pour revenir vers le raffinement de la langue littéraire, mais en s’éloignant de la musique.

               

C’est la dernière efflorescence d’un art poétique qui va sous les Ming s’effacer derrière l’art narratif, art du conte et art du roman investis par les lettrés.


 


[1] Il le cite dans ses « Entretiens » mais, s’il est le premier à l’avoir commenté et interprété, d’autres l’avaient cité avant lui, donc l’attribution, due à Sima Qian (司马迁), est considérée comme douteuse.

[2] Ce poème est l’objet de la leçon de « la chambre des femmes », à la scène 7 du Mudanting (《牡丹亭》).

Pour son interprétation, voir le compte rendu de la deuxième séance du club de lecture consacrée à la pièce.

[3] Il s’agit du poème choisi par Tang Xianzu pour la première leçon du précepteur Chen Ziliang à la scène 7 du Mudanting. Voir : les poèmes du Mudanting.

[4] Voir :

Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Marcel Granet, Albin Michel, 1982, 1ère partie Les chansons d’amour du Che King, pp. 11-154.

Réédition d’un ouvrage de 1919 (1ère édition Bibliothèque de l’École des Hautes Etudes), dont on trouve le texte à télécharger sur le site chineancienne.fr :

https://www.chineancienne.fr/d%C3%A9but-20e-s/granet-f%C3%AAtes-et-chansons-anciennes-

de-la-chine/

[6] Pour une chronologie des différents royaumes et dynasties à partir des Han, voir Les annales dynastiques.

[7] Selon Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise classique, Philippe Picquier 2004, p. 123.

[8] Tels les deux anneaux de jade conservés par deux amants séparés comme preuve de leur amour.

[9] Selon le terme de Zhang Yinde, Histoire de la littérature chinoise, Ellipses, 2004, p. 22.

[11] On lui prête aussi l’invention de chaussures de marche pour les excursions en montagne.

[12] La première traduction, en anglais, due à Chen Shixiang, datant de 1953, est disponible en ligne :

https://archive.org/details/essayonliteratur00luji

[13] Wang Anyi (王安忆), par exemple, en a repris le titre pour son roman publié en 1995 : « Le chant des regrets éternels ». Et le roman a été adapté au cinéma par Stanley Kwan (关锦鹏) en un film qui porte le même titre.

[14] Poèmes traduits par Marie-Thérèse Lambert : Li He, Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, 2007.

[15] Voir L’écriture poétique chinoise de François Cheng dont la partie anthologie est divisée en jueju, lüshi et ci.

Seuil 1977, édition révisée Points Essais, 1996.

[16] La partie anthologie du livre ci-dessus de François Cheng ne comporte que cinq poèmes (271-275), en commençant par celui très célèbre de Bai Juyi : 花非花/雾非雾 hua fei hua, wu fei wu… Fleur, est-ce une fleur / Brume, est-ce la brume ? etc.  

[17] Voir sa biographie par Chantal Chen-Andro pour l’Encyclopedia universalis :

https://www.universalis.fr/encyclopedie/liu-yong-lieou-yong/

[18] Selon la traduction de Zhang Yinde (Histoire de la littérature chinoise, p. 36)

 

 

     

 

 

 

 

 

     

 

 

 

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